dimanche 15 février 2015

"Peut-on tout dire?" - Quelques éléments sur la liberté d'expression sur le web


( Il est possible de réfléchir à cette question en évoquant tout ce que "la toile" a changé par rapport à cette question de la diffusion et de l'expression de nos opinions. Dans l'optique du plan déjà évoqué, il se situerait plutôt dans la première partie, c'est-à-dire celle qui explore la dimension légale de la question) 
Selon Spinoza, il est nécessaire que notre droit d’agir soit limité puisque nous sommes tous animés de pensées différentes et que nous n’arrêterions pas de nous battre les uns avec les autres si nos conceptions se traduisaient par des actions. C’est finalement l’un des arguments les plus puissants en faveur de la nécessité d’un souverain ou d’une autorité (qui peut être démocratique) qui prend les décisions et agit, seule, au nom de tous. Mais si notre droit d’agir est limité, notre droit de pensée et d’expression est total et garanti à condition qu’il ne soit pas motivé par des pulsions agressives, hostiles ou révolutionnaires. Par conséquent, il est clair que nous ne pouvons pas tout dire, selon lui. Tout discours exprimant une hostilité à l’égard de telle ou telle personne ou de telle catégorie de personnes en fonction de leur nationalité, de leur appartenance religieuse, de leurs préférences sexuelles, etc, doit être interdit.

Pourtant nous voyons aujourd’hui que les réseaux sociaux, les forums et ce que l’on appelle « la toile » en général constituent une sorte de plate-forme publique d’échanges dans lesquels se répandent une incroyable quantité de discours haineux, racistes, homophobes, machistes, etc. (appelons les discours « anti »). Cela ne signifie pas seulement que nous ne lisons pas assez Spinoza, mais, plus concrètement qu’il existe, dans la plupart d’entre nous, un désir d’agression, une pulsion de dénigrement qui éprouve la nécessité de se faire savoir, de se publier, même et finalement surtout de façon anonyme. En un sens, la difficulté de la justice à imposer à « la toile » les mêmes lois que celles qui régissent les lieux publics d’expression nous permet de voir « ce qui arrive » quand la restriction de Spinoza : « qu’il défende son opinion par la Raison seule, non par la ruse, la colère ou la haine » est invalidée.
Quelle attitude devons-nous adopter devant ce déversement de bêtise, de malveillance et de méchanceté gratuite qui se répand sur le web ? De fait, il est possible aujourd’hui de « tout dire », ou du moins d’aller très loin dans l’expression de son antipathie, particulièrement sur internet, mais convient-il de situer la tentative de limitation de ce pouvoir d’expression de la haine à un niveau simplement légal, pénal, répressif ? Est-il possible de faire comprendre que l’expression de sa colère, de son animosité à l’encontre de telle groupe de personnes n’est pas seulement illégale, moralement indéfendable, mais surtout « nulle », au sens de vide, absurde, improductive ?

On peut tout dire, malheureusement, mais peut-être sommes-nous tellement polarisés sur cette question du droit d’expression que nous ne réalisons pas qu’aussi exprimable que puisse être un discours de haine, il n’est pas pour autant pensable, assumable. Derrière une prise de position révisionniste affirmant que les camps de la mort n’ont pas existé, il est impossible, en un sens, qu’il puisse y avoir vraiment « quelqu’un ». Pour affirmer un tel mensonge, il faut nécessairement se contredire en tant qu’être humain doté d’une pensée vouée à des propositions universelles. Leurs supposées démonstrations sont suffisamment imprégnées de présupposés idéologiques antisémites pour que nous réalisions facilement que ce n’est pas à de l’histoire que nous avons affaire mais à « une opinion », au pire sens de ce terme : une prise de parti fondée sur des préjugés et dénuée de toute argumentation rationnelle et universelle. « L’opinion pense mal, elle ne pense pas » dit Gaston Bachelard. Racisme, machisme, homophobie, détestation de telle ou telle classe de personnes sous prétexte qu’elles exercent des fonctions politiques, qu’elles sont fonctionnaires ou immigrées : tout ce fond nauséabond de propos haineux et comminatoires tient de l’opinion.

Et c’est exactement sur ce point que la philosophie retrouve la fondation même de sa légitimité en ceci qu’elle se caractérise comme un genre de discours qui ne se réduit jamais à l’opinion. Jusqu’à quel point sommes-nous libres de penser ? Dans l’une de ses plus célèbres chansons, Florent Pagny, dans le collimateur du fisc, écrit : « vous n’aurez pas ma liberté de pensée ». Pourquoi pas ? Mais encore faut-il vraiment l’exercer. On peut évoquer la liberté de penser comme le bastion d’une liberté intérieure, imprenable, mais on peut aussi l’invoquer comme l’exercice le plus littéral et le plus urgent de notre réflexion. Penser par soi-même, c’est seulement ça : penser.
Et la "pensée" négationniste  ne pense pas par elle-même, tout simplement parce qu’elle part d’un préjugé à partir duquel elle invente une conception de la réalité historique différente de la réalité du passé. Penser par soi-même revient, au contraire, à ne partir d’aucun présupposé, à s’extraire de son milieu, de ses partis pris, de ses principes, à reconnaître la validité de critères indiscutables comme la convergence des témoignages, l’évidence des preuves à charge, la puissance et la profondeur des récits de souvenirs, des aveux des bourreaux, la marque des tatouages, etc. D’une personne qui recompose sa conception de la réalité en fonction de ses désirs, de ses pulsions, voire de ses troubles (comme dans Shutter Island de Scorcese), nous disons qu’elle est délirante, et il ne fait pas de doute que le révisionnisme, avant d’être un crime, est un certain type de délire, ce point culminant d’un délire de persécution (la croyance au complot) qui crée dans la réalité une bulle de fiction qu’on prend pour la réalité.

La question qui se pose donc aujourd’hui est celle de savoir dans quelle mesure ce type de délire ne trouverait pas dans la vitesse de parution de nos opinions au sein de cette nouvelle agora qu’est la toile du web, une sorte de fausse légitimité, entretenu par l’anonymat, par la puissance de contagion de la haine et de la rancœur, par une sorte d’incitation à prendre position tout de suite, comme une accélération du pouvoir du négatif. Le fait que nous parlions presque exclusivement de la liberté d’expression et pas de celui de la liberté de penser pourrait venir de cette interface du « tout exprimable » qu’est « la toile » et de ceci que le temps de prendre du recul nous est refusé au bénéfice d’un « tout à commenter ». Il nous est plus difficile aujourd’hui de nous réserver un espace et un temps de neutralité à l’intérieur duquel il nous serait donné de penser maintenant par nous-mêmes, indépendamment des influences extérieures et des présupposés de classes, de milieux ou autres.

Internet c’est la possibilité offerte d’un « temps d’attente zéro » pour l’accès à la connaissance, à l’échange, à l’approfondissement. C’est un outil sans équivalent qui transforme à très bon escient notre compréhension des autres, du monde et de soi-même mais c’est aussi un espace de parution anonyme (plus ou moins) à très grande vitesse dans lequel tout peut être dit, même le pire, avant que la loi ne puisse toujours exercer son droit de veto (elle ne le peut pas immédiatement). Il est difficile pour nous d’être pris dans cette toile sans subir de plein fouet l’effet d’enrôlement  de cette vitesse d’opinion facile, anonyme, pétrie de préjugés et de convictions préfabriquées. Le fait que nous puissions effectivement « dire beaucoup », ou du moins jouir d’une liberté d’expression incroyablement plus grande que celle qu’autorisaient les moyens de communication d’avant internet rend plus problématique la question de savoir si nous le pouvons moralement, éthiquement. Les réseaux sociaux ne nous laissent plus vraiment le temps de nous poser des questions d’éthique, ou bien « ça se discute » précisément sur la toile c’est-à-dire dans des débats au sein duquel il est plus urgent de dire ce qu’on pense que de penser à ce que l’on dit (quitte éventuellement à ne pas le dire).

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