samedi 18 mars 2017

"American Beauty" de Sam Mendes - Image de bonheur et bon "heur" de l'image


(Si vous ne connaissez pas ce film et si vous projetez de le voir prochainement, ne lisez pas cet article qui dévoile des éléments déterminants de l’intrigue)

La beauté peut-elle être connotée selon les pays, les civilisations, les cultures ? Est-il possible d’affirmer qu’il y a une beauté américaine, européenne, orientale ? Evidemment : il n’y a pas besoin de voyager énormément pour constater la relativité des critères du beau en fonction des us et des coutumes d’une nation ou d’un continent. « American beauty » interroge précisément cette détermination culturelle des critères de la beauté dans la double perspective du désir et du bonheur. Ce n’est pas du tout de la beauté des œuvres d’Art dont il est question ici mais de cette aura de la beauté standardisée qui, presque inconsciemment, magnétise nos fantasmes, la décoration de notre intérieur, le choix de la ligne de nos vêtements, oriente nos actions, nos professions, nos façons d’être. Il nous est impossible d’échapper aux stéréotypes imposés par un mode de vie et de consommation grevé d’images. Lester Burnham, littéralement transi devant Angela, la copine de sa fille, vit à travers elle, la passion d’être américain. De la même façon qu’il existe chez certains animaux des codes picturaux et chromatiques de la parade amoureuse, il flashe sur les couleurs du drapeau national, "cristallisée" autour de la cheerleader, et le rouge des rayures de la bannière étoilée se mêle en lui érotiquement à la teinte pourpre des pétales de roses, lisière ténue, constamment reprise dans le film, entre le rêve et la réalité, entre la vérité des symboles et l’intensité des fantasmes, entre ses désirs de quarantenaire sur le déclin et les pulsations étouffées d’un cœur d’adolescent toujours aussi avide de jouissance.
Qu’est-ce qui fait craquer Lester chez Angela ? Précisément sa transparence, sa volonté affirmée de correspondre en tous points à l’égérie de « l’american way of life », de faire la Une des magazines, de ne pas dépasser d’un iota de ce que la nation a défini une fois pour toutes comme le prototype même de l’« allumeuse-attitude ». Elle accepte de tout cœur de ne consister qu’en la texture onirique de tous les désirs masculins américains sans nécessairement s’apercevoir qu’il est impossible de jouer aussi effrontément la carte du désir des autres sans se condamner soi-même à n’aborder la sexualité que sous l’angle exclusif du fantasme. Angela ne pourrait stimuler chez Lester des délires érotiques aussi « Kitsch » (les pétales de roses, la baignoire, la danse de cheerleader) sans adopter dans la vie réelle des postures sur-jouées d’adolescente aguicheuse. Elle prend sur son temps réel d’existence pour entretenir l’illusion de la fille « sur laquelle tout le monde se retourne », non pas que les hommes ne la remarquent pas dans la vie réelle, mais ils ne la distinguent que dans l’exacte mesure où elle satisfait entièrement leurs fantasmes d’américains moyens.


Mais alors comment expliquer que ce soit précisément cette fille, si peu énigmatique quant à l’idéal fantasmatique qu’elle a décidé d’incarner, qui soit pour Lester le détonateur de l’Eveil, l’occasion de changer littéralement de vie et de se libérer de tout ce qu’elle revêtait auparavant d’inauthentique ? C’est peut-être ce point qui constitue le ressort caché le plus intéressant du personnage joué par Kevin Spacey : Lester n’est pas tant motivé par la perspective d’une relation sexuelle avec Angela que par la nécessité profonde, impérative de changer de vie pour correspondre davantage à celui qu’il est authentiquement et dont il sent bien qu’il avait perdu la trace, dans l’existence protocolaire de cadre moyen américain. Ce n’est pas qu’il n’aime pas les roses, simplement il ne supporte plus que sa femme les cueille avec les sécateurs assortis aux sabots de jardinage. Angela c’est l’autre façon d’intégrer les roses au sein d’un nouvel agencement à même de susciter ce désir d’une vie nouvelle (c’est Gilles Deleuze qui nous fait comprendre que l’on ne désire jamais quelque chose mais un agencement d’éléments, tout comme le narrateur de la recherche est troublé par un groupe de jeunes filles au sein de laquelle il n’en discerne aucune en particulier).
L’extrême justesse du film de Sam Mendes se situe exactement « là », dans le démontage de tous ces agencements de désirs qui orientent les personnages vers une aspiration à un certain « type » de bonheur les rendant à la fois ridicules et touchants. C’est l’apparition de Ricky, le fils du nouveau voisin des Burnham, qui va les amener progressivement à sonder cette aspiration, à en prendre conscience pour éventuellement la dépasser dans l’acmé du dernier jour de Lester. Il faut dire que Ricky a une conception du bonheur qui n’est réductible à aucune de celles des autres personnages : se dépouiller suffisamment de tous les stéréotypes, de toutes les images véhiculées par « the american way of life », de toutes les conventions morales et religieuses du bien et du mal, pour fixer le monde « dans les yeux » et saisir, avec sa caméra, ces moments de grâce pendant lesquels ce qui arrive, du simple fait que cela arrive, s’impose à nous comme « ce qui devait arriver », ni plus, ni moins : un sac plastique emporté par le vent dans une danse de plus d’un quart d’heure, un pigeon mort, une adolescente mal fagotée qui rentre chez elle, etc. 


Ricky ne juge pas le monde, ni les gens, même pas son père aigri et violent avec lui. « Il n’est pas méchant », dit-il, personne n’est méchant. Son père a été capturé dans un certain type d’agencement : « armes / homosexualité / homophobie / nazisme / structure / etc. » Comme dirait Gilles Deleuze, il n’ « est » pas « ceci ou cela ». Pour le saisir, le pressentir il ne faut pas utiliser le « EST » mais le « ET » : « homosexualité ET homophobie ». De ce fait, sa croyance au bonheur est ponctuée par l’idée d’ordre, de respect des cadres et des genres même et surtout s’il vit dans la clandestinité de ses réelles préférences sexuelles, le contraire de ce qu’il idéalise par la projection exacerbée d’un mode d’existence autoritaire et hétérosexuel.
Lester Burnham fera dramatiquement les frais de cette nécessité de paraître coûte que coûte le contraire de ce que l’on est réellement mais en même temps, peu importe ! Car il aura tout compris juste avant de mourir. Il aura célébré ce que l’on pourrait appeler des retrouvailles avec la vie. Il aura percé à jour l’illusion du rêve américain en la personne d’Angela dont la texture fantasmatique enfin se dissoudra dans l’aveu de sa virginité. Il n’est pas exclu que son attirance pour elle ait été en réalité provoquée par la sidérante intuition de sa nature véritable : celle d’une fille un peu paumée qui fait ce qu’elle peut pour paraître ce qu’on attend d’elle.

La force philosophique de ce film réside notamment dans tout ce qu’il fait apparaître du rapport entre le bonheur et l’image. On saisit bien l’intention du réalisateur dans l’opposition totale entre deux personnages qui ne se croisent quasiment jamais dans l’action : Carolyn et Ricky. Elle ne réalise rien que par ressemblance et réitération. La méthode Coué est son Credo et le roi de l’immobilier la séduit par une simple formule qui résume à elle seule, non seulement le mode de vie américain, mais aussi la modalité de fonctionnement de l’économie boursière capitaliste : « J’ai toujours pensé que pour attirer la réussite il fallait donner l’image de la réussite. » (l'image du bonheur)
Ricky n’est pas opposé à l’image, à cette différence près que c’est lui qui la filme et qui capture ces précieux instants de vie dans lesquels c’est l’efficience d’une force unique et bienfaisante qui se libère. Son credo à lui est la différence et l’incessante re-création (le bon "heur" de l'image)

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