vendredi 3 mars 2017

Texte d'Alain sur la perception - Texte de Kant extrait de l'analytique des concepts ("Critique de la Raison Pure")



« Sans la conscience que ce que nous pensons est la même chose que ce que nous pensions un instant auparavant, toute reproduction dans la série des représentations serait vaine. De fait, il y aurait, dans l’état présent, une nouvelle représentation qui n’appartiendrait nullement à l’acte par lequel elle a dû être produite peu à peu, et le divers de cette représentation ne constituerait jamais un tout parce qu’il manquerait de l’unité que seule la conscience peut lui procurer. Si tant que je compte, j’oubliais que les unités qui sont maintenant sous mes yeux ont été peu à peu ajoutées par moi les unes aux autres, je ne connaîtrais pas la production du nombre par cette addition successive de l’unité à l’unité, ni non plus par conséquent le nombre ; car ce concept ne trouve sa consistance que dans la conscience de cette unité de la synthèse. Le terme de concept pourrait déjà par lui-même nous induire à faire cette remarque. En effet, c’est bien cette conscience une qui réunit en une représentation le divers intuitionné (perçu) peu à peu et ensuite reproduit. […] Sans cette conscience les concepts et, avec eux, la connaissance des objets sont totalement impossibles. »
                                                         
Ce passage de « l’analytique des concepts » de Kant reprend exactement, avec d’autres termes (peut-être plus difficiles mais aussi plus précis) le fond même de la démonstration entreprise par Alain. Il est bien question de poser, de façon absolument certaine, tout ce que notre connaissance des objets, y compris d’un point de vue physique, doit à notre pensée, essentiellement à notre conscience. Il est absolument impossible de comprendre le texte d’Alain sans saisir, à la fois, les liens et les distinctions entre plusieurs termes comme « conscience, entendement, pensée, mental, imagination, etc. » qui peuvent se rassembler autour d’un registre lexical identique (pour être clair, il s’agit de souligner que nous ne percevrions pas d’objets (et par « objet » il est question, par exemple d’UN cube constitué de six faces reliées les unes aux autres) si notre pensée ne les produisait pas comme des constructions mentales).
Si Alain ne parle pas de conscience dans ce texte, c’est d’une part, parce que son analyse des facultés de la connaissance va moins loin dans ce passage que celui d’Emmanuel Kant, et d’autre part, parce qu’en tant que « disciple » avéré de Descartes, Alain reprend exactement les termes utilisés par le philosophe du 17e siècle, lequel évoque « l’experimentum mentis », l’expérience de l’esprit (je perçois la cire comme « UNE » grâce à mon entendement, pas grâce à mes sens).
Kant nous permet donc de saisir exactement ce qu’Alain veut ici exprimer et, en même temps, de souligner le rôle absolument crucial joué par la conscience. Mais qu’est-ce que la conscience ici ? Il n’est pas question de conscience morale mais de conscience « attentive », c’est-à-dire de tout ce qu’implique le fait d’être un « je pense » pour chacune des expériences et des perceptions que nous vivons quotidiennement. 



Pour la plupart des gens, il y a d’un côté « ce qui arrive » : des évènements, des rencontres, des contacts avec d’autres personnes et des objets qui sont déjà là, à l’extérieur de nous, en eux-mêmes et dont nous ne faisons que prendre connaissance « passivement ». Nous avons bien compris que c’est exactement ce préjugé qu’Alain veut briser en nous permettant de saisir ce que cette représentation d’évènements, de personnes et de choses extérieures doivent dans leur émergence, dans leur apparence mêmes à nous et plus précisément à notre pensée. Si je vis telle expérience, c’est que quelque chose de moi a à voir avec le fait qu’elle m’apparaisse de telle manière. En d’autres termes, ce n’est pas parce qu’elle est ainsi à l’extérieur de moi que je l’éprouve telle qu’elle est, mais c’est parce que je la constitue au travers de telle ou telle catégorie qu’elle se présente à moi de telle façon.


Ce que Kant ajoute à l’analyse menée par Alain, c’est la conscience. Il est impératif que se réalise un processus de référence de chacune des représentations que je me fais successivement de toutes les faces du dé à ma conscience comprise comme « je pense » pour qu’à chaque face nouvelle, la « dernière en date » n’apparaisse pas « comme ça », comme « surgie du néant », mais plutôt comme la suite logique de la vision précédente d’une autre face du même dé. Si le dé que je vois est le même dé, c’est que je le réfère continument au même « je pense ». Seul un être doté de conscience peut donc apercevoir le dé (un animal ne le voit pas, selon Kant, et Alain est parfaitement d’accord avec lui sur ce point). « Toute reproduction dans la série des représentations serait vaine » : pour un animal, ce qui se produit ici est simplement le pur présent d’un « fragment » sans qu’à aucun moment celui-ci se laisse interpréter comme la face manquante du « puzzle en construction » qu’est la totalité du dé.
Emmanuel Kant se livre également à une analyse de l’acte de compter particulièrement éclairante pour la compréhension du texte d’Alain, notamment pour ce passage « Apercevez-vous la ressemblance entre cette action de compter et cette autre opération par laquelle je reconnais que des apparences successives, pour la main et pour l'œil, me font connaître un cube ? » Quand devant six pommes, nous exprimons le chiffre correspondant à la somme d’unités : 6, nous accomplissons trois opérations fondamentales : a) nous avons synthétisé toutes les représentations successives d’une pomme b) nous avons posé l’identité d’une pomme à une autre (nous avons donc conçu la notion générale  de « pomme » c) nous maintenons le souvenir de la première pomme lorsque nous additionnons aux cinq précédentes la sixième. Compter est un acte que nous accomplissons spontanément, sans forcément réaliser tout ce qu’il induit comme modalités constructives de perception du réel (synthèse, identification, mémoire).



C’est finalement l’aspect le plus paradoxal et le plus intéressant de ce texte de Kant : nous ne sommes pas assez conscients de tout ce qu’implique le fait d’être doté d’une conscience. Kant pointe ici tout ce que nous mettons en œuvre si « couramment », si automatiquement que nous ne le réalisons pas « consciemment ». On pourrait dire que nous ne sommes pas « consciemment conscients. »

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