dimanche 26 novembre 2017

# "Balance ton porc !" - Garder le bébé avec l'eau du bain



A partir de quand un geste, une allusion, une œillade deviennent-ils une agression ? Nous savons très bien qu’il existe des milieux dans lesquels sévissent des mentalités, des habitudes suffisamment insistantes et contraignantes pour que des femmes finissent par trouver « normal » d’être constamment victimes de chantages ou d’insinuations plus ou moins équivoques. Ce que « Balance ton porc » rend possible, c’est précisément la mise en perspective avec des milieux différents, « autres » avec un « Extérieur » au regard desquels ce qui est incongrument toléré dans tel environnement ne l’est plus dans tel autre.
C’est en ce sens qu’il y a sans aucun doute quelque chose de cette expression libre qui anticipe sur le terrain légal, lequel présuppose l’universalité du Droit. Il y avait dans tel comportement quelque chose à signaler mais à l’attention de qui ? Des femmes se font agresser verbalement ou physiquement dans des milieux au sein desquels personne ne réagit en considérant que « ce n’est pas bien méchant », ou que « cela n’est pas allé très loin ». Pour peu que l’agresseur jouisse d’un statut hiérarchique élevé, les raisons s’accumulent en faveur du silence complice de la plupart des employés. « # Balance ton porc » permet de faire valoir l’efficience d’autres solidarités que celles qui se jouent dans le milieu du travail, lesquelles ne peuvent être qu’à bon droit suspectées de connivences masculines ou corporatistes.
C’est, toute proportion gardée, comme notre rapport à la boisson, à partir de combien de verres devient-on un alcoolique ? A partir de combien de blagues, de gestes évocateurs, de regards insistants ou de chantages devient-on un harceleur ?
Par rapport à l’esclavage, nous nous demandons comment à certaines époques anciennes, dans certains lieux, notamment Athènes au 5e siècle avant JC , des citoyens pouvaient éviter de constater l’égalité de statut avec l’esclave, lequel ressemblait bien en tout point à un être humain (en réalité, les athéniens ne niaient pas tant la condition d'homme de l'esclave que celle d'homme libre, de citoyen). Mais ces mêmes personnes s’étonnant de l’esclavage peuvent très bien, sans s’en rendre compte, considérer comme normales des conduites discriminatoires entre Homme et Femme au travail, tout simplement parce qu’il existe un « fond de normalité », un « effet de groupe » par le biais duquel tout employé attend de savoir « ce qui se fait ici », dans « tel service », dans tel étage, à tel bureau  avant de se placer sur un terrain « éthique »
Le recours au réseau social brise donc ce fond de dynamique panurgique dont nous savons bien qu’il est plus ou moins efficient dans tous les milieux (peut-être est-il même ce qui en fait « UN » milieu)
Il s’agit précisément de situer le « juste milieu » entre tout ce que cette plate-forme a permis de libérer, en cassant cet effet de groupe et d’autre part l’impossibilité d’en rester là, c’est-à-dire la nécessité, le devoir, de situer ces affaires sur un autre plan que celui qui les a révélées, sans quoi la délation se substitue à l’accusation, l’indignation à l’examen de preuves à charge et la calomnie atomise la présomption d’innocence.
On finit par réaliser que ce hashtag a très exactement les défauts de ses qualités. Mieux qu’aucun autre moyen d’expression, il attaque « enfin » le fond sédimenté de ces mentalités et habitudes dont les femmes subissent le joug depuis….toujours, que ce soit au travail, dans les transports publics, mais aussi peut-être à la maison, avec leurs amis, bref partout, précisément parce que les réseaux sociaux libèrent une prise de parole qui se situe exactement dans ce cadre quotidien, anonyme, pesant, ordinaire, prosaïque. Il n’est plus besoin d’avoir fait quelque chose d’exceptionnel pour que cela soit digne d’être dit, évoqué, mentionné. Avec les réseaux sociaux, c’est "l'infraordinaire" qui parle, et qui donc permet d’interroger, plus et mieux qu’à aucune autre époque, nos habitudes, notre banalité, les choses que nous faisons sans y penser, ou plutôt sans vraiment les relever, parce que nous avions renoncé à nous trouver des interlocuteurs susceptibles d’être intéressés. Tant de femmes humiliées quotidiennement se rendent compte que l’on peut enfin en parler, que c’est « digne d’être signalé », que cela ne s’intègre pas à ce qui va tellement de soi  que ce n’est pas la peine de la verbaliser.
Mais, d’un autre côté, c’est précisément parce que les réseaux sociaux peuvent attaquer ce fond comportemental machinal et irréfléchi qu’ils sont totalement dépourvus, en eux-mêmes, de valeur testimoniale légale, authentique. La distinction fondamentale, d’un point de vue juridique, entre l’accusation et la culpabilité n’a plus vraiment cours dans cette dimension là. Les pires maximes du « bon sens populaire » font ici florès : « il n’y a pas de fumée sans feu », « il y a anguille sous roche », « on ne me fera pas croire que… » etc.
En choisissant de ne prêter attention qu’à cette dernière limitation, c’est-à-dire au caractère irrecevable d’un point de vue légal de la délation (mais personne ne défend vraiment le contraire), Eric Zemmour passe volontairement à côté de ce qui pourrait constituer la plus importante révolution comportementale du 21e siècle.
« Balance ton porc » est un « hashtag ». Ce mode d’expression a deux caractéristiques : la libération d’une parole que les autres modes de publication ne peuvent pas assurer (parce qu’ils supposent une assomption, une compétence, une autorisation). Un Hashtag, à l’inverse, c’est de la prise de parole anonyme, libre et « non autorisée ». Cette modalité de diffusion permet à des personnes qui pensaient se situer dans une minorité d’accéder non seulement à une forme de visibilité, de parution aux yeux de tous de leur témoignage mais aussi de constituer un « mouvement de masse », de devenir audible non plus à titre individuel mais aussi tendanciel, c’est-à-dire de représenter un « tour », une nouvelle configuration du paysage sociétal. C’est comme si une humiliation que l’on pensait quasiment jusque là « tacite », implicitement contenue dans la nature même d’une condition (féminine) gagnait en se publiant en masse le droit de « se dénoncer » et passait, par là-même, à un statut « majeur », à la fois au sens légal du terme : tu as le droit d’être « dite » et au sens quantitatif (mouvement de masse). Bref une minorité accède à la conscience de sa majorité.
La deuxième caractéristique est la délation, la mise en accusation anonyme des harceleurs, avec tout ce qu’elle implique de violence, d’opprobre, de lâcheté et de rancœur. La question qu’il faut se poser ici est celle de savoir si une réaction contre une injustice traditionnelle, quasiment rituelle pour certains, ancrée dans les mentalités depuis les fondements religieux de la société occidentale peut parvenir d’emblée à l’expression légale, recevable, de sa revendication au changement. Faut-il condamner ce qui, enfin, finit par percer sous une couche épaisse de préjugés au nom des vices d'une procédure qui, en effet, ne suivra pas son cours sans briser « des hommes honorables. »
La comparaison avec la délation de juifs pendant l’occupation de la part d’un éditorialiste aussi féru d’histoire que l’est Eric Zemmour est aussi surprenante que grotesque, et cela dans la perspective de trois rapports : a) entre légalité et anonymat d’abord, b) entre parole mineure et conscience majeure ensuite, c) entre l’historicité d’un moment et le moment historique en troisième lieu. :
a)    C’est le 27 mars 1942, en zone occupée que le premier convoi de Juifs déportés est organisé par les autorités allemandes depuis le camp de Compiègne. A partir de cette date suivent plusieurs ordonnances imposant aux Juifs le port de l'étoile jaune, (en application le 7 juin), l’arrestation de tous les Juifs en juin 42, et leur internement massif au Vélodrome d'Hiver, le 16 juillet 1942. C’est donc sur le fond de la légalité instaurée par le régime de Vichy que plus de trois millions de lettres de délation de juifs seront envoyées à la Gestapo. Le rapport entre la délation et la légalité est donc complètement inversé par rapport au hashtag « balance ton porc » puisque dans ce cas, c’est au contraire à partir de la délation que se pose la question de la légalité. Autant en 42, un antisémitisme légal manifestait un antisémitisme larvé de la population française, autant en 2017, c’est la dénonciation spontanée de la violence faite aux femmes qui pose la question des suites légales à donner au mouvement. L’anonymat des français délateurs en 42 s’appuie sur l’autorité du régime de Vichy, celui des femmes qui s’expriment sur Twitter est le seul moyen accessible contre un autoritarisme qui, lui, aussi s'avance masqué mais depuis bien plus longtemps. C’est un anonymat incontournable  (principalement s’il vise des collègues de bureau) mais qui ne tend qu'à sortir de sa condition. Cette parole veut devenir publique, contrairement à l’écriture du délateur pétainiste.


b)    Il faut mesurer, dans un second temps, la violence du rapprochement « Zemmourien », l’inversion qu’elle sous-tend notamment. Dans cette comparaison, le harceleur dénoncé (mais peut-être innocent) est assimilé au juif (aussi fondamentalement innocent que fondamentalement désigné comme "ethnie coupable" par les nazis). Un éventuel coupable est ainsi comparé à un innocent ontologique. De l’autre côté, l’accusatrice (éventuellement menteuse) est située sur le même plan que le délateur sous Vichy (structurellement raciste). Le courage de dénoncer anonymement un pouvoir est dés lors mis sur un pied d’égalité avec celui qui consiste à s’y complaire, à s’y vautrer, à s’épanouir dans le purin anonyme d’un racisme d’Etat agissant, opératoire. Il y a, en effet, d’un côté l’anonymat  requis pour confondre un fond d’oppression ancré dans une tradition religieuse de plusieurs millénaires et de l’autre celui que rend possible une fenêtre légale provisoire, circonstancielle. Il y a « se rendre anonymement complice d’un pouvoir qui crée l’injustice » et « lutter anonymement contre lui ». Ce que Zemmour fait semblant de ne pas voir, c’est la différence entre l’expression d’une majorité légale de salauds silencieux et la montée en puissance légitime d’une majorité d'opprimées réduites au silence. En d’autres termes, il n’est pas de pire aveugle que celui qui se convainc qu’il n’y a là rien à voir : devant Rosa Parks arrêtée par la police,  Zemmour aurait peut-être dit qu’elle avait d’autres moyens d’expression contre l’oppression de la majorité blanche que de refuser de céder sa place à un blanc.
c)    Enfin, Eric Zemmour a fait le choix d’être un mauvais historien plutôt qu’un bon sociologue. Si les réseaux sociaux avaient existé en 1942, les dénonciations de juifs auraient probablement essaimé en effet sur Facebook, mais les réseaux de la Résistance aussi et cela, sans le moindre doute, sous couvert d’anonymat également. Comme ce journaliste aspire au statut d’intellectuel et qu’il attend d’avoir des références pour pouvoir évaluer la puissance d’un mouvement ou d’une tendance, il est assez logique qu’il rate totalement ce qui est en train de se passer sous ses yeux, à savoir la montée en puissance, via les réseaux sociaux,  de solidarités dépassant les clivages de classes sociales, les évitements de milieux sociologiquement, professionnellement, économiquement distincts et distants. Il nous faut acter cette nouvelle donne de la vie citoyenne : le hashtag est notre agora, il rend possible des rencontres et des prises de paroles, des lynchages et des minorités majeures, des injustices et des avancées éthiques notables. Il est, à la fois, le creuset de la bêtise la plus contagieuse et le lieu d'expérimentation de notre réflexion sociologique la plus efficiente. C’est tout simplement « là » que se forgent déjà les relations sociétales de 2050. A trop s’obstiner dans des rapprochements historiques d’éditorialiste, Zemmour passe à côté de la révolution du Présent. Son rapprochement avec un moment de l’histoire lui fait rater la dimension historique de ce moment.

Il est tentant, comme le font la plupart des intervenants sur cette question, de se réfugier dans la neutralité d’une position intermédiaire : la cause est bonne (la libération de la parole) mais la méthode est irrecevable (les réseaux sociaux). Mais tout le monde sait bien que la première n’aurait jamais pu se produire sans la seconde. Il nous revient d’accepter de garder le bébé (nouvelles modalités de relations homme/femme au sein du monde salarié) avec l’eau de son bain (Hashtag), parce que d’autres bébés attendent déjà d’être lavés dans la baignoire. 

Imaginez une boussole endommagée qui vous indiquerait toujours le sud magnétique, elle ne vous serait pas moins utile qu'une boussole intacte. C'est exactement dans cet esprit qu'il convient d'accueillir les prises de parole tonitruantes d'Eric Zemmour. Que convient-il de ne pas penser sur telle ou telle question? Le professeur Zemmour a toujours quelque chose à dire, il suffit de chercher la cause à défendre à contre-courant de celle qu'il soutient. Évidemment ce serait là un jeu dangereux. Après tout il pourrait avoir une crise de lucidité passagère sur un débat de société. Mais jusqu'ici, Eric ne nous a jamais fait défection. Il y a "le point Godwin", celui-là même qu'il a si brillamment atteint lors de cette interview à Europe 1, et grâce à lui nous disposons maintenant d'un autre "repère médiatique" infaillible, appelons-le: "le sens de Zemmour".

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