mardi 5 juin 2018

Dépend-t-il de nous d'être heureux? Corrigé


Selon Pascal, le bonheur est « le motif de toutes les actions des hommes, jusqu’à ceux qui vont se pendre ». On n’imagine pas, en effet, qu’un être humain puisse accomplir quoi que ce soit sans en attendre une amélioration de sa situation, de son état, de sa vie. Aussi différents que soient nos moyens pour y parvenir, c’est donc le bonheur que nous visons. Cette unanimité qui prévaut concernant nos motivations va étrangement de pair avec l’indétermination de leur objet commun, car nous sommes bien en peine de définir le bonheur. Il est selon Kant « un idéal, non de la raison, mais de l’imagination fondé uniquement sur des principes empiriques. » Aucune loi ne peut donc se constituer sur une base aussi aléatoire et contingente. Il n’existe pas de méthode ni de mode d’emploi pour être heureux. Faut-il en conclure, comme le suggère l’étymologie, qu’il arrive sans prévenir, de façon aussi imprévisible qu’impromptue (bon-heur : bonne fortune, chance, fatalité heureuse) ? Il est vrai que le bonheur se distingue du plaisir. Il n’existe pas dans notre cerveau une configuration systématique et fonctionnelle qui serait à même, comme c’est le cas pour le système de récompense, de nous garantir le bonheur moyennant certaines actions ou substances. Nous ne sommes donc pas physiquement faits pour être heureux. Mais précisément nous pouvons peut-être en déduire qu’il ne dépend dès lors que de « nous » de l’être puisque rien de notre constitution, de notre état naturel « donné » ne nous prédispose à l’être ou à ne pas l’être, comme si la recherche du bonheur pointait vers une partie de nous qui ne tiendrait ni de cet idéal de la raison susceptible de définir des notions universelles comme la vérité ou la liberté (le je transcendantal chez Kant), ni de notre existence physique, de cette condition donnée qu’est notre corps. Se pourrait-il que le bonheur soit comme l’occasion qui nous est donnée de circonscrire en nous ce qui ne tiendrait précisément que de nous et se détacherait ainsi radicalement de l’influence des autres et des circonstances, comme si le bonheur ne dépendait que de notre aptitude à nous connaître nous-mêmes. Est-il envisageable que cette double caractéristique du bonheur qui le rend tout à la fois incontournable et indéfinissable porte en elle, comme en écho, la nature trouble de notre existence la plus singulière puisque de fait je sais bien que je suis sans savoir pour autant qui je suis ? La recherche du bonheur est-elle indissociable de la connaissance de soi ? Se pourrait-il qu’il n’existe pas d’autre bonheur que celui de se connaître soi-même et qu’on ne puisse conséquemment être heureux qu’en y « mettant du sien »?

Analyse du sujet
S’il ne dépendait que de nous d’être heureux, comment expliquer que la plupart des hommes ne jouissent pas du bonheur? Parce que cela supposerait un « travail sur soi », une ascèse peut-être ou, pour le moins, un calcul des désirs (Epicure). Il est moins question ici de savoir si l’on peut être heureux ou pas que de s’interroger sur la nature du bonheur. Quelle est exactement sa texture, sa matière ? De quoi est-il fait ? Est-elle évènementielle ou circonstancielle comme tend à nous le faire croire telle ou telle publicité d’une agence de voyage qui nous recommande un voyage aux Seychelles (je suis heureux si j’ai de quoi payer) ? Ne serait-elle pas plutôt « tissée » dans le pli d’une certaine disposition de mon être auquel j’aurai œuvré en vue de me rendre heureux indépendamment de la chance ou des coups du sort de la vie ? Peu de films sont allés aussi loin dans l’exploration de cette voie que celui de Roberto Benigni : « La vie est belle ». On y voit un père convaincre son fils interné comme lui dans un camp de concentration que tout ceci n’est qu’un jeu. Le bonheur est alors exclusivement une affaire d’interprétation. Aucun événement ne serait en lui-même « bon » ou « tragique ». Il nous reviendrait constamment de dissocier dans notre vie, « ce qui nous arrive » de la disposition d’esprit et de corps avec laquelle nous l’accueillons, nous la faisons notre, et toute la question est de savoir si cette disposition ne définirait pas exactement ce que nous sommes, la qualité de présence aux évènements dans laquelle nous consistons. Ne serions nous pas simplement mais aussi entièrement « cela » : cette façon d’accueillir les choses, de les vivre, comme une sorte d’ « interface » qui manifesterait toujours l’efficience d’une marge d’autodétermination à l’égard des faits. Nous serions alors ce « que nous pouvons » face aux aléas de circonstances auxquels nous ne pouvons rien. Dans la ténuité même de cette infime marge de manœuvre où se dessine comme le fin tracé de ces estampes japonaises, nous « existerions » parce qu’à la fois rien n’est plus nécessaire ici que de « faire face » à ce qui arrive et rien n’est plus contingent que ce qui arrive. « Etre » désignerait alors ce mixte de nécessité et de contingence où quelque chose se dit de notre radicale insignifiance (nous aurions pu ne pas exister) et de notre irrévocable ancrage à la vie (mais précisément nous existons). Dans cette perspective, être heureux est absolument indissociable de l’acte qui consiste à se connaître soi-même. Il n’y aurait rien à faire pour être heureux, mais seulement à « être » pour se faire heureux. Ne pas être « juste », mais juste « être ».

1)    Le bonheur et la conscience (Genèse – Merleau-Ponty – Pascal)
a)    La conscience du malheur ou l’inconscience d’être heureux ?
Il est possible de lire l’épisode du fruit défendu comme un choix ou un test auquel l’Eternel soumet ses créatures : préférez-vous rester avec moi et goûter les fruits de l’arbre de vie qui donne l’immortalité mais sans jamais toucher au fruit de l’arbre de la connaissance du bien et du mal qui rend conscient ou bien choisissez-vous de réaliser votre condition (dans tous les sens du terme) en devenant conscient de ce qui dés lors et simultanément deviendra une vie mortelle, dépréciée par la déchéance, condamnée au labeur ?  Nous aurions tort de penser que  la réponse d ’Adam et Eve est la plus mauvaise car après tout, qu’avons-nous à faire d’un bonheur dont nous ne pouvons pas jouir puisque nous ne le réalisons pas ? Qu’est-ce qui est heureux en moi si la conscience de soi (la conscience d’être moi, donc) n’est pas éveillée ?
En 1974, le philosophe américain Robert Nozick évoque une expérience que l’on pourrait, toute proportion gardée, rapprocher de la Genèse. Représentons-nous une machine à être heureux, une espèce de caisson dans lequel nous serions branchés à des électrodes qui nous enverraient les stimulations neuronales correspondant à notre conception du bonheur. Nous pouvons compliquer un peu cette expérience en imaginant un groupe d’amis qui accepterait cette expérience en définissant le bonheur comme la possibilité de vivre ensemble. Chacun d’eux vivrait ce bonheur dans la boîte mais séparément, au gré d’une modalité autosuggérée. Quelle serait toute à la fois la pertinence d’une telle démarche et son absurdité ? Elle part du principe qu’étant entendu qu’il est impossible que les évènements réels nous rendent heureux, il vaut mieux se réfugier dans un mécanisme qui ne me confronte qu’à des substituts d ‘évènements. Qu’importe puisque finalement je n’en vis que l’efficience neuronale, que l’impact nerveux. Au lieu d’œuvrer pour me rendre heureux de n’importe quel événement, je me retire du monde réel et m’illusionne moi-même afin de croire que je suis heureux, persuadé que je suis que le bonheur ne réside que dans un flux d’impressions parfaitement dissociable de la réalité de leur origine. Dans le cas des amis, on mesure bien l’absurdité de la machine de Nozick (et c’est d’ailleurs exactement cela qu’il voulait démontrer). Pourquoi se séparer pour vivre l’illusion d’être ensemble ?  Quelque chose de cette expérience pousse à son paroxysme la panique engendrée en nous par la certitude qu’il ne dépend pas de nous d’être heureux, et ce que l’on détruit dans cette expérience c’est précisément « nous », à savoir notre conscience. Cette représentation passive dans laquelle je ne serai qu’un organisme doté d’un système nerveux auquel on pourrait faire croire qu’il vit tout ce qu’il aurait envie de vivre, c’est exactement ce que je ne suis pas, parce que je consiste au contraire dans cette aptitude à me faire à ce que je ne veux pas, à donner du sens à ce qui ne semble pas en avoir de prime abord, c’est-à-dire à ma conscience. Pas de bonheur sans conscience (authentique et éveillée) d’être heureux.
b)    Vie seconde
« Toute conscience est malheureuse car elle se sait vie seconde » dit Merleau-Ponty, dans une perspective qui semble contredire ce que nous venons de poser à partir de la machine de Nozick. En effet, quoi que l’on fasse consciemment, nous nous rendons compte de ce que nous faisons, et sommes dés lors distants de notre acte. Avec la machine de Nozick, nous réalisions que notre inconscience nous mettait à distance de la réalité, mais voilà qu’il apparaît qu’avec la conscience aussi, car de fait la conscience établit entre moi et tout ce qui m’arrive, en y incluant mes sensations, le rapport acteur/spectateur (je de l’énoncé / je de l’énonciation – Lacan). Ce que je vis consciemment, je ne le vis pas totalement.
Et pourtant c’est bel et bien précisément par cette distance que je lui donne du sens, ce dont Merleau-Ponty, en tant que philosophe de l’intentionnalité (Husserl), est plus convaincu qu’aucun autre. Ma consistance de « sujet », c’est ce qui se construit précisément dans cet ouvrage par lequel je donne sens à ce que je vis en l’assumant. La réalisation de l’événement que je vis par ma conscience n’est pas que distanciation, elle est aussi assomption, revendication et c’est exactement grâce à elle que je suis moins un vivant qu’un existant  (distinction entre le fait passif et brut de vivre et l’affirmation de l’exister). Il ne dépend que de moi d’être heureux si je suis assez conscient pour exister plus que de vivre.
c)    L’espérance et le regret (Pascal vs Bergson)
Mais cette distinction entre vivre et exister résiste-t-elle vraiment au décalage inhérent à toute prise de conscience ? « Le présent n’est jamais notre fin, le passé et le présent sont nos moyens. Le seul avenir est notre fin. Ainsi nous ne vivons jamais mais nous espérons de vivre, et nous disposant toujours à être heureux, il est inévitable que nous ne le soyons jamais. » Notre capacité à penser nous permet de nous souvenir et de nous projeter dans le futur, de telle sorte que nous oscillons constamment entre le regret de ce que nous ne vivons plus et l’espérance à l’égard de ce que nous ne vivons pas encore. Or cette disposition d’esprit nous rend incapables de jouir de la seule dimension que nous avons vraiment et qui est le présent. L’homme ne se contente jamais du présent alors qu’il n’a rien d’autre à vivre. Pascal a raison sur ce point, mais il ne prend pas en compte le fait que la conscience nous ouvre également les portes d’une autre façon de vivre le temps, modalité non successive mais continue. Nous pouvons réaliser le mouvement des évènements qui nous arrive, ce que nous appelons « leur cours » en faisant le lien avec le dynamisme de nos propres états de conscience (Bergson). Dés lors ce qui m’arrive est « mien », non pas parce que cela impacte ma personne comme une altérité mais au contraire parce que cela suit le même flux et qu’il m’est impossible de devenir autrement et ailleurs qu’en suivant le même courant que celui qui anime « la propension des choses. »

2)    Le bonheur et le désir ( Schopenhauer- Les Stoïciens - Epicure)
a)    Le désir des suppliciés (Schopenhauer)
Nous venons de voir que notre conscience pouvait triompher des ennemis extérieurs, des aléas des circonstances comme de la finitude de sa condition (à laquelle il ne peut rien) mais qu’en est-il des ennemis intérieurs comme nos désirs ? Bien qu’utilisant ici le terme de volontés, c’est bien à nos désirs que Schopenhauer fait référence dans ce texte :
"Tout vouloir procède d'un besoin, c'est-à-dire d'une privation, c'est-à-dire d'une souffrance. La satisfaction y met fin ; mais pour un désir qui est satisfait, dix au moins sont contrariés ; de plus le désir est long et ses exigences tendent à l'infini ; la satisfaction est courte et elle est parcimonieusement mesurée. Mais ce contentement suprême n'est lui-même qu'apparent ; le désir satisfait fait place aussitôt à un nouveau désir ; le premier est une déception reconnue, le second est une déception non encore reconnue. La satisfaction d'aucun souhait ne peut procurer de contentement durable et inaltérable. C'est comme l'aumône qu'on jette à un mendiant : elle lui sauve aujourd'hui la vie pour prolonger sa misère jusqu'à demain. - Tant que notre conscience est remplie par notre volonté, tant que nous sommes asservis à la pulsion du désir, aux espérances et aux craintes continuelles qu'il fait naître, tant que nous sommes sujets du vouloir, il n'y a pour nous ni bonheur durable, ni repos. Poursuivre ou fuir, craindre le malheur ou chercher la jouissance, c'est en réalité tout un ; l'inquiétude d'une volonté toujours exigeante, sous quelque forme qu'elle se manifeste, emplit et trouble sans cesse la conscience ; or sans repos le véritable bonheur est impossible. Ainsi le sujet du vouloir ressemble à Ixion attaché sur une roue qui ne cesse de tourner, aux Danaïdes qui puisent toujours pour emplir leur tonneau, à Tantale éternellement altéré".
            A.Schopenhauer, Le monde comme volonté et comme représentation(1818)
 Nous ne cessons d’osciller perpétuellement entre la satisfaction provisoire du dernier désir et l’insatisfaction née de la perspective du prochain. Pour s’extraire de ce cycle ininterrompu de souffrances, il faut en nous faire taire « la demande », ce qui revient à une forme de nihilisme, de destruction de la moindre aspiration. Il existe en effet dans l’univers une force que Schopenhauer appelle le « vouloir-vivre ». C’est cette force qui nous condamne à désirer sans cesse et à errer ainsi continuellement de nos espoirs à nos désespoirs. Il n’y a pas d’autre moyen d’être heureux que de s’exclure de ce cycle en niant le vouloir-vivre. En quoi cela consiste-t-il ? A être spectateur et non plus acteur de la vie. L’art et la contemplation sont les deux seules possibilités de jouir d’un bonheur très ataraxique (plus que celui d’Epicure). Pour ne pas souffrir du manque, il convient de ne plus désirer du tout et s’impliquer exclusivement dans des modalités d’activité gratuites, désintéressées, comme la musique, la méditation, l’écriture ou encore ce qu’il appelle le sublime : « la disparition de l’individu devant l’omnipotence de la nature et devant la dimension écrasante du temps » La solution proposée par Schopenhauer a donc quelque chose de radical : pour être heureux, il n’est pas du tout question de s’efforcer de ne faire dépendre mon bonheur que de moi mais précisément de ne plus être moi, de ne plus avoir quoi que ce soit de moi à opposer au monde ou à la nature. Peut-être y-a-t-il ici l’expression d’une forme de « non » au vouloir-vivre que Nietzsche, grand lecteur de Schopenhauer, saura transformer en « oui » par l’Eternel retour. Il dépend de moi de ne plus avoir de moi et c’est ça être heureux, pour Schopenhauer
b)    Changer ses désirs
Face aux désirs, nous disposons de solutions moins radicales que celle de Schopenhauer, ce sont celles que nous proposent le Stoïcisme et l’Epicurisme qui aussi différentes soient-elles (et elles le sont radicalement) ont au moins ce point commun de nous décrire une forme de travail soit par l’ascèse (Epictète, Marc-Aurèle) soit par le calcul et la sélection (Epicure). Le maître mot des Stoïciens est en effet de faire toujours la part dans quelque événement que ce soit de ce qui y dépend de nous et ce qui n’en dépend pas. Il ne dépend pas de moi que ma femme soit morte si elle décède d’une maladie. Mais il dépend de moi de réagir bien ou mal à cette mort. La réalisation rigoureuse de la liberté dont je dispose face aux évènements de la vie conditionne également mon bonheur. Peu de philosophies prennent autant que le stoïcisme l’étymologie du terme de bonheur au pied de la lettre : être heureux c’est être dans « l’heur » de l’événement, c’est-à-dire au diapason de ce qui advient parce que je suis exactement « ce que je peux » face aux évènements c’est-à-dire purement et simplement cette boîte de résonance humaine faisant preuve d’assez de sobriété et de sagesse pour « prendre acte » de ce qui est, et au sens propre, s’y faire, c’est-à-dire s’y constituer. On pourrait croire qu’il y a un rapport avec Schopenhauer, mais c’est faux, car ce dernier préconise une forme d’annihilation pure et simple de ma volonté, de ma personne, de mon ego, alors que les Stoïciens conseillent au contraire une affirmation de soi dans la claire délimitation des rôles impartis à chacun, à la sagesse du sujet et à l’inéluctabilité des évènements.
                                    c) Le calcul des désirs (plaisir de n’avoir pas besoin du plaisir – Epicure)
Plutôt que d’aimer ce qui m’arrive, indépendamment de la nature même de ce qui m’arrive, Epicure nous décrit avec précision la teneur du travail sur soi qu’il convient d’opérer pour se rendre heureux. C’est un travail tout à la fois intérieur et guidé par la sensation, dans lequel il convient de faire preuve de prudence. On ne peut pas dire qu’il s’agit d’une ascèse car c’est le plaisir qui prévaut mais par ce terme, Epicure désigne finalement le plaisir de n’avoir pas besoin d’autre plaisir que celui-là même que j’éprouve en existant et en ne manquant de rien. Si je parviens à ne satisfaire que les désirs naturels et nécessaires (ceux qui sont nécessaires à la vie comme manger et boire, ceux qui sont nécessaires à la tranquillité du corps comme le fait d’avoir un abri et un manteau), ceux qui sont nécessaires au bonheur comme la philosophie et l’amitié), je serai nécessairement heureux et je pourrai rivaliser d’indépendance avec les dieux.
3)    Le bonheur et le temps (Distinction Eternité / Immortalité : Epicure, Rousseau)
a)    La distinction immortalité / Eternité
C’est Epicure qui nous invite à distinguer le désir d’immortalité qui est de nature quantitative, puisque il s’agit de vouloir constamment rajouter des instants aux instants : « vivre plus » avec le désir d’éternité qui consiste plus simplement à vivre un éternel présent, à s’éterniser dans le moment que nous vivons sans vouloir en sortir. Si en effet, j’ai opéré la sélection des désirs, je ne manque de rien non pas parce que j’aurai tout à ma disposition mais parce que j’ai la sagesse de réaliser qu’il n’est rien que l’on puisse demander de plus à la vie que de la vivre. « On ne va pas s’éterniser » est le maître mot des gens pressés « qui ont à faire ». Avec Epicure on saisit que la réponse heureuse à formuler face à cet impératif est : « Si justement, on peut et on doit s’éterniser » parce qu’aucune tâche n’est plus sérieuse que celle d’exister :
« - Je n’ai rien fait aujourd’hui. 
- N’avez-vous pas vécu, c’est non seulement la plus fondamentale, mais aussi la plus illustre de vos préoccupations. »
                                                                                                         Montaigne
b)    Juste exister (Rousseau)
         « Mais s’il est un état où l’âme trouve une assiette assez solide pour s’y reposer tout entière  rassembler là tout son être, sans avoir besoin de rappeler le passé ni d’enjamber sur l’avenir ; où le temps ne soit rien pour elle, où le présent dure toujours sans néanmoins marquer sa durée et sans aucune trace de succession, sans aucun autre sentiment de privation ni de jouissance, de plaisir ni de peine, de désir ni de crainte que celui seul de notre existence, et que ce sentiment seul puisse la remplir tout entière ; tant que cet état dure celui qui s’y trouve peut s’appeler heureux, non d’un bonheur imparfait, pauvre et relatif tel que celui qu’on trouve dans les plaisirs de la vie, mais d’un bonheur suffisant, parfait et plein, qui ne laisse dans l’âme aucun vide qu’elle sente le besoin de remplir. Tel est l’état où je me suis trouvé souvent à l’île de Saint-Pierre dans mes rêveries solitaires, soit couché dans mon bateau que je laissais dériver au gré de l’eau, soit assis sur les rives du lac agité, soit ailleurs au bord d’une belle rivière ou d’un ruisseau murmurant sur le gravier. »

Conclusion
                            
Il dépend de nous d’être heureux à condition d’avoir saisi  la marge rigoureuse et exacte de manœuvre par rapport aux évènements dans laquelle consiste vraiment et exclusivement le fait d’être soi-même. Lorsque le poète Joe Bousquet, blessé lors de la grande guerre affirme : « ma blessure me préexistait, j’étais né pour l’incarner. » il nous invite à envisager un type de relation très singulière à l’égard de ce qui nous arrive. Il y a des faits qui se produisent et nous, humains ne consistons que dans l’assomption de ces faits, acte qui tient tout à la fois de la revendication de l’intentionnalité et de l’incarnation du corps. Nous ne sommes pas des personnes auxquelles il arrive « des choses » de l’extérieur, nous sommes bel et bien le mode d’existence et d’incarnation de ces choses. Etre heureux dans le monde, c’est donc concourir, participer, aussi faible que soit la teneur de cette participation à ce que le monde soit, à ce que les blessures puissent s’incarner dans des chairs humaines. Lorsque Zoran Music peint les cadavres des prisonniers à Dachau, il célèbre à sa manière l’existence d’un monde qui est ce qu’il est, à l’instant même où il est.

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