jeudi 7 juin 2018

Dépend-t-il de nous d'être heureux ? - Quelques remarques de méthode

Remarques sur le choix du sujet :
Un sujet mérite d’être choisi lorsque : a) on réalise très vite qu’il ouvre un champ problématique considérable voire infini, c’est-à-dire qu’il est impossible de répondre de façon tranchée et définitive b) on comprend où l’énoncé du sujet veut en venir. Ici, par exemple, la connaissance de l’étymologie du terme « bon heur » (augurium : chance, fortune) est déterminante puisque elle se situe radicalement du côté du « non », mais l’utilisation du verbe « dépendre » peut nous rappeler les premières lignes du Manuel d’Epictète (stoïcien) : « Parmi les choses qui existent, les unes dépendent de nous…les autres n’en dépendent pas (…) Souviens-toi donc que, si tu crois que les choses qui sont par nature contraignantes sont libres et que les choses qui te sont étrangères sont à toi, tu te heurteras à des obstacles dans ton action, tu seras dans la tristesse et l’inquiétude, et tu feras des reproches aux Dieux et aux hommes. »
Cela signifie qu’il dépend de nous de ne pas faire dépendre nos états d’âme de choses sur lesquelles nous n’avons pas la moindre prise. C’est non seulement la clé de la liberté mais aussi du bonheur, pour les Stoïciens. Mon bonheur dépend de la justesse de mon jugement concernant la marge de manœuvre dont je dispose face aux évènements. Epictète nous décrit la composante fondamentale de la vertu, au sens littéral du terme (vir : force), dans tout ce que cela implique par rapport au Souverain Bien. Je serai bien (bonheur) si j’agis bien (vertu) et bien agir implique que je sache où, quand, et sur quoi je peux agir « vraiment » c’est-à-dire, par contraste, quand et sur quels objets il est inutile que je m’obstine. Il ne fait aucun doute que la personne qui a conçu un tel sujet attend que nous lui parlions de ce rapport aux évènements, aux aléas de la vie. Peut-on vraiment être heureux quand les circonstances de notre vie sont défavorables ? Peut-on se constituer cette « citadelle intérieure » dont nous parle le Stoïcien Marc-Aurèle quand ce qui nous arrive est désagréable, tragique, désastreux ? Peut-on vraiment « se rendre heureux » quand aucun des évènements de notre vie ne nous invite à l’être ?
 C’est vraiment le fond du sujet que d’interroger la nature de notre présence au monde : sommes nous à ce point légers, superficiels, insignifiants que nos états d’âme suivent aveuglément la propension des choses, ou bien consistons dans une forme de solidité, de stabilité assez marquée pour faire notre bien de tout ce qui nous arrive ? Le jour de l’épreuve, il faut bien savoir que la vitesse avec laquelle les termes appropriés vont nous venir à l’esprit est déterminante. Tous les sujets ont des clés qui sont simplement « des mots » et c’est sur la venue à notre esprit de ces mots que la note va se jouer. C’est cela que notre correcteur attend (et c’est à cela qu’il nous faut nous entraîner en faisant des sujets). Par exemple, sur cet énoncé là, les termes : « autarcie – liberté – nécessité – contingence – désir – plaisir  - souverain bien – hasard - ordre du monde – existence» sont des mots cruciaux dont la seule évocation suscitent non seulement des prises de position pour le traitement mais aussi des références à des auteurs (Epictète, Marc-Aurèle, Epicure, Descartes, Schopenhauer, Kant, Pascal)

1)    L’utilisation du brouillon
Elle est déterminante dans la confiance qu’elle va nous permettre d’acquérir une fois que nous passerons à l’écriture de la copie. On peut aller jusqu’à envisager de consacrer deux heures à la rédaction au brouillon de notre introduction, de notre plan (c’est quand même un maximum). Ce qu’il faut rédiger au brouillon d’abord ce sont les idées ou les références dont on est certain qu’elles sont au cœur du sujet. Ensuite, il convient de pouvoir se reposer sur lui quand nous serons « en panne » au moment d’écrire sur la copie. C’est pourquoi le brouillon doit contenir les articulations claires des parties, c’est-à-dire les rouages qui justifient que nous passions de telle partie ou sous-partie à telle autre. Ce qu’il nous faut éviter, c’est d’abord de partir trop vite sur la copie elle-même et d’avoir insuffisamment préparé les conséquences problématiques de telle ou telle argumentation, ensuite c’est de ne pas savoir où nous allons en venir en argumentant telle idée. L’écriture d’une dissertation suppose que quelque chose de notre pensée est toujours en décalage par rapport à l’instantanéité de l’écriture, un peu comme le joueur d’échecs qui est déjà dans le futur du coup qu’il joue au présent. Pourquoi j’écris ça ? Enfin le brouillon sert à cadrer nos idées dans le sujet, ce qui consiste d’abord à faire un important travail de réécriture du sujet (qu’est-ce qu’on me demande exactement ?)  et ensuite à faire le tri parmi les références que nous avons « jetées » pêle-mêle sur le papier entre celles qui sont vraiment dans le sujet et celles qui le sont moins ou pas du tout.
Prenons un exemple par rapport à ce sujet : nous pouvons penser à plusieurs films: « Into the wild » de Sean Penn, « Matrix » des frères Wachovski, « La vie est belle » de Roberto Benigni. La meilleure référence est sans discussion la dernière et la moins bonne est la première, parce que le film de Benigni interroge vraiment le rapport entre l’homme et les évènements qu’il vit en suggérant que tout est affaire d’interprétation et qu’il est envisageable de vire bien « l’horreur ». Le film de Sean Penn se situe dans une problématique philosophique différente qui concerne plutôt la question du rapport à autrui. De plus Chis recherche la vérité plutôt que le bonheur. Matrix est une référence cinématographique mobilisable sur un grand nombre de sujet philosophique et c’est bien le cas ici (Cypher préfère l’illusion de la matrice à la réalité, il mise sur l’impossibilité de ne faire dépendre notre bonheur que de nous face à l’adversité des évènements puisque il préfère court-circuiter le rapport au Réel). Le brouillon est moins un filet de protection qu’une boussole qui nous permet de nous orienter quand nous sommes perdus. C’est exactement dans cet esprit là qu’il faut le rédiger.

2)    L’introduction
Il est évident que le souvenir d’une ou deux citations sur le bonheur peut aider, notamment parce que de très nombreux auteurs ont insisté sur la nature à la fois incontournable du bonheur et indéfinissable. Par ce terme de bonheur, nous désignons finalement ce qui nous motive. Quoi que nous fassions, c’est pour être heureux que nous le faisons, mais en même temps, nous sommes bien en peine de dire ce qu’il est quand on nous interroge. Comment expliquer qu’une motivation aussi constante, aussi incontestablement présente en nous soit aussi floue, indéterminée, insaisissable ? Quelque chose ici peut nous interpeller : le bonheur a les mêmes caractéristiques que le sujet juste après le raisonnement de Descartes dans la seconde médiation (Cogito) : à savoir que je sais que je suis, mais je ne sais pas encore qui je suis. Cela ne peut pas être une coïncidence. Je sais que je suis une chose qui pense et donc qui existe. De la même façon je sais que je veux être heureux sans savoir ce que c’est qu’être heureux. Le bonheur peut-il s’imposer à nous autrement qu’à titre de certitude existentielle, je sais qu’il existe, sans savoir en quoi il consiste. Si la réponse à cette question est non, alors il est vraiment possible de situer les deux interrogations en parallèle : peut-être n’existe-t-il pas d’autre possibilité pour savoir qui l’on est que de savoir que l’on est. Ce que je suis, c’est alors la conscience d’être et de la même façon, ce que le bonheur est, c’est la conscience de l’être ; Je serai heureux en toute circonstance si je veux l’être. Tout ne serait alors qu’une affaire de conviction, de maîtrise de soi, d’état d’esprit et, en effet, le bonheur ne dépendrait que de nous.

3)    Le plan
Notre introduction a cet avantage d’avoir mis à jour les présupposés du sujet et la contradiction qu’il contient. Le bonheur ne dépend que de moi si par ce terme il faut entendre cette aptitude dont je jouirais de pouvoir nourrir cette conscience d’être heureux quels que soient la nature des évènements qui me touche. Mais en même temps, la notion fait référence à un tel ravissement, à une telle plénitude qu’on a du mal à concevoir ce sentiment autrement que soudain, imprévisible, non programmable. Il y a dans le bonheur cette ambiguité de l’intériorité et de la sidération. En même temps, on a l’impression qu’il est impossible d’être heureux si l’on y met pas du sien (travail sur soi) mais l’extase du bonheur évoque un état suffisamment total pour que l’on voit mal comment la médiation d’une conscience, ou d’une réflexivité quelconque puisse s’immiscer ici. Une amorce de plan peut se profiler lorsque nous discernons mieux les obstacles à la réponse positive :
1)                                              Est-ce que la conscience ne m’interdirait pas d’être heureux puisque elle insinue de la médiation et que le bonheur décrit un ravissement de TOUT mon être ?
2)                                              Le désir est une modalité de relation extrêmement trouble parce qu’il rend impossible tout ce vers quoi il tend (fantasme, idéalisation). Le désir nous empêche t-il d’être heureux ou bien peut-on de soi-même travailler sur soi pour les rendre compatibles avec notre bonheur ?
3)                                              Comment pourrions-nous être heureux lorsque notre existence se déploie dans une dimension qui contient structurellement notre finitude, notre mortalité, à savoir le temps ?

4)    Les transitions
Nous disposons de nos parties : il sera question de la conscience dans un premier temps, puis du désir puis du temps. Rien ne serait pire que de donner à cette succession la forme d’une énumération. Ce n’est pas parce que « ça fait joli » que ce plan est bon, mais parce qu’en effet la capacité du sujet à se rendre heureux sans dépendre des autres ou des faits s’oppose d’abord à sa conscience (tout ce que nous vivons l’est de façon relative, ou rapporté de soi à soi, et donc pas dut tout de façon absolue, alors que le bonheur fait signe d’un bien-être total et « plein ». Nous sortirons de cette ambiguité en montrant que la conscience ne consiste pas tant dans cette division que dans l’assomption des évènements, laquelle nous permet de leur donner sens, c’est-à-dire d’exister plutôt que de simplement vivre.
Mais dans notre conscience réside une anxiété fondamentale, c’est celle que fait naître le rapport entre nos désirs et leurs objets : « l’inquiétude d’une volonté toujours exigeante, sous quelque forme qu’elle se manifeste, emplit et trouble sans cesse la conscience. » - Schopenhauer. Nous venons de voir et de résoudre la question de la conscience mais nous relevons dans la conscience le trouble du désir, c’est ce trouble que Schopenhauer analyse avec beaucoup de justesse et de cruauté et que les Stoïciens et les Epicuriens solutionneront chacun à leur manière.
Epicure que nous aurons étudié à la fin de cette seconde partie évoque lui-même dans la lettre à Ménécée cette distinction entre l’immortalité et l’Eternité qui décrivent deux façons différentes de vivre le temps, la transition de la partie 2 à la partie 3 sera ainsi facilement assurée.
5)    L’utilisation des références
La règle essentielle est ici de ne jamais laisser notre volonté d’épater notre correcteur par notre « grande culture » et notre connaissance de nombreuses références primer sur le traitement du sujet. Tout professeur de philosophie sait discerner ce qui relève de la poudre aux yeux et de l’effort de réflexion abouti qui laisse venir à l’esprit la bonne référence au bon moment. Il ne faut donc rien forcer ni précipiter. Le souvenir de tel auteur, de tel livre, éventuellement de tel film viendra si nous sommes déjà beaucoup entraîné à cet exercice qui consiste à traiter des sujets et à assister, presque en spectateur, à cette aptitude quasi naturelle de notre mémoire visuelle ou graphique à mobiliser des thèses, des images, des exemples et des arguments. Nous n’y parviendrons pas si le travail de problématisation et de compréhension précise du sujet a été mal fait, et cela suppose bien un effort, mais notre mémoire est plus capricieuse, et il importe de lui lâcher la bride pour qu’elle parvienne d’elle-même à faire resurgir de notre passé d’élèves de terminale les références adéquates.
Les citations ne sont pas absolument requises. Notre correcteur appréciera au contraire, que ce soit avec nos mots que nous évoquons la pensée d’un auteur, cela marquera notre assimilation de sa pensée.

6)    La conclusion
                                  
Elle est généralement l’occasion de récapituler les moments cruciaux de notre dissertation et de formuler quelque chose d’achevé, d’abouti qui sans être une réponse à la question (« La bêtise consiste à vouloir conclure » Flaubert) marque tout de même un certain degré de compréhension et de nuances dans le traitement de la question posée. Nous venons de réaliser quelque chose qui ne consiste pas seulement dans « quelques brasses dans un océan d’incertitude ». En réalité, la conclusion doit manifester une forme de maîtrise, de chemin parcouru d’un pas ferme et assuré. Dans le corrigé sur « Dépend-t-il de nous d’être heureux ? », la conclusion fait référence à un poète Joe Bousquet dont la position est Stoïcienne mais dans une optique toute aussi moderne que radicale. Le bonheur dépend de notre capacité à comprendre que ce ne sont pas les évènements qui sont faits pour nous mais nous qui sommes faits pour les évènements.

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