dimanche 10 février 2019

Spécialité "Humanités, Littérature et Philosophie" - Quelques mots sur la Philosophie

  1. A quoi sert la philo?
En premier lieu, on peut essayer de répondre à la question de savoir à quoi ça sert. Est-ce que c’est autre chose que du bla-bla avec plein de mots compliqués qui ne cacherait que du vide et surtout de l’inaction.Chacun voit bien à quoi sert d’étudier les lettres, les maths, les langues, l’histoire, mais la philo, il y a un doute parce qu’on s’imagine que c’est de la réflexion pure qui se portent vers des questions auxquelles finalement on ne peut pas répondre comme « qui suis-je? Où vais-je? Pourquoi suis-je sur terre? B ref du bla-bla.» 

La meilleure façon de répondre consiste peut-être à utiliser un « Koan ». Dans la philosophie bouddhiste, un koan, c’est une question déstabilisante qui n’attend pas vraiment de réponse et ne fait pas appel à la logique ordinaire mais vise à créer une sorte d’électrochoc, d’impact qui éclaire d’un nouveau jour la question initiale et permet de réaliser pourquoi elle est inopportune. Le Koan en l’occurence pourrait être: « Et vous? A quoi vous servez? » C’est une question rude, impolie mais surtout inappropriée dans la mesure où aucune réponse ne saurait convenir. Or le fait qu’aucune réponse ne saurait vraiment être donnée a à voir avec le fait qu’aucune réponse ne saurait non plus convenir à la question de savoir quoi la philosophie pourrait servir.
        Pourquoi la question: « à quoi vous servez? » est-elle donc aussi inepte, aussi absurde? Pour deux raisons: d’abord, votre existence est un fait suffisamment complexe, reliant une quantité de facteurs assez imprévisibles, hasardeux, contingents, inexplicables, multiples pour qu’il soit absolument impossible de la résoudre dans la banalité d’un usage. Gilles Deleuze dit que la destinée des individus est entièrement tissée de points remarquables. Chacun de nous est unique pas nécessairement parce qu’il est génial ou plus que les autres mais tout simplement parce que le fil des circonstances au gré desquelles il vient à l’existence est absolument imprévisible et improgrammable. En second lieu, elle est absurde parce que l’existence d’un être est quelque chose qui excède totalement la raison. Il est impossible de chercher le sens ou le but de votre existence ailleurs que dans cet présent durant lequel vous existez.
Que vous existiez maintenant se suffit à soi-même. Cela ne peut rentrer dans le rang d’aucune normalité. Et on peut voir cela de façon tragique et désolante comme Pascal:  « Chacun de nous dit Pascal, est sur terre sans savoir d’où ni pourquoi et mourra sans en avoir appris davantage sur son séjour dans le monde. » ou de façon plus optimiste et gratifiante comme Montaigne: « je n’ai rien fait aujourd’hui. N’avez vous pas vécu, c’est le plus fondamentale et la plus illustre de toutes nos occupations. » « Vivre à propos est notre plus glorieux chef d’oeuvre ».
        
Exister n’est pas un dû et pourtant cela nous est « donné », c’est exactement dans le cerne de ces deux qualifications: non dûe et donnée que se situe à la fois le décalage, l’inopportunité fondamentale de la question: «  à quoi vous servez ? » Et l’intuition première originelle de la philosophie, à savoir l’étonnement: « ce fut l’étonnement dit Aristote, qui poussa les premiers penseurs à philosopher. » se situe exactement dans cet espace, entre la religion qui répond  par la foi et la science par la rationalité. Nous tenons là un critère absolument décisif de l’engagement dans la philosophie. Si vous pensez que vous le valez bien, qu’il est normal que vous existiez, que l’existence vous a été donnée parce qu’elle vous était due, alors cette matière n’est pas pour vous. Non seulement la philosophie s’enracine dans cette intuition que l’existence dépasse et excède toute normalité, mais elle va plus loin encore avec Hannah Arendt lorsqu’elle affirme que que la barbarie, la banalité du mal telle qu’elle se libère dans le troisième Reich, se produit lorsque des gens normaux font des choses normales et ne se pose aucune question, et fonctionne comme des fonctionnaires.
Nous ne sommes jamais assez prévenus contre la normalité, contre des évidences et des lieux communs, et si nous comprenons bien ce que Montaigne nous dit par rapport à l’instant présent ou encore Nietzsche par rapport à l’Eternel retour, nous réalisons toute la perversité de la question a quoi ça sert? C’est une question qui nous invite à considérer qu’un acte ne vaut que par rapport à ce qu’il nous rapporte, par rapport à ce qui n’est pas en lui mais dont il est seulement le moyen, à mettre en marc he tout un processus de procrastination qui aboutit à ce que jamais les instants ne soient vécus pour eux-même, en tant qu’il sont présents. C’est cela qui fonctionne déjà dans votre tête si malheureusement vous êtes en train de vous dire: je veux faire des maths parce que ça permet d’aller en maths sup, aller en maths sup permet d’être ingénieur,   être ingénieur permet d’avoir un emploi bien payé, être bien payé permet de s’acheter tout ce que l’on veut, avoir tout ce que l’on veut permet de jouir de la vie, etc. Est-ce qu’il ne serait pas temps de vous arrêter? Faire quelque chose pour une autre raison que cette chose elle-même est indiscutablement une façon fausse de voir son existence et qui est causée par la dématérialisation de l’acte au bénéfice de sa rétribution monétaire.
       
Or, nous retrouvons exactement la dynamique de cet évitement, de cette disqualification de l’acte au profit de son résultat dans la distinction que fait Aristote, dés le cinquième siècle avant JC entre la Poiesis et la Praxis:
La poiesis désigne l’action de fabriquer un produit fini, grâce à un savoir faire dont l’utilité et l’importance se réduisent exclusivement à la production de ce bien extérieur et ne revêtent aucune valeur en elles-mêmes. L’acte s’annule au profit du produit fini. C’est le travail tel qu’il était pratiqué par les esclaves, parce qu’aucun homme libre ne peut ainsi s’aliéner dans une activité qui finalement ne lui accorde aucun statut, aucune reconnaissance. Nous avons aujourd’hui inventé grâce à Taylor pire que le travail d’esclave avec le travail à la chaîne soit des unités de production dans laquelle la place des hommes est totalement soumise et dépendante de la fabrication du produit.
La praxis désigne au contraire une action qui est à elle-même sa propre fin, son propre but, qui n’a pas de produit fini. Il n’est pas nécessaire de sortir de cette activité pour trouver son sens. Cela veut dire que quiconque vous voyant exercer cette activité n’a pas besoin de se demander pourquoi vous la faites: cela est assez clair. Aristote définissait la politique comme Praxis, politique au sens d’action concertée s’effectuant au sein d’un espace public (polis: cité).
       
Dans l’Odyssée, nous pouvons lire un excellent exemple de transformation de poiesis en praxis avec le subterfuge de Pénélope qui, pour échapper aux prétendants, tisse une toile mais défait la nuit ce qu’elle a fait le jour, comme si l’on pouvait simplement tisser pour tisser, agir pour agir. Dans la mise en oeuvre de cette suspension, c’est tout le temps héroïque de l’épopée qui est mis en échec: qu’il faille aller très loin pour se couvrir de gloire par des actions guerrières, c’est ce qu’une femme va interrompre en appliquant l’état d’esprit de la Praxis à une action que l’on placerait plutôt du côté de la poiesis.
        Finalement la poiesis, c’est la hiérarchisation continuelle des moyens et des fins, comme s’il fallait toujours dissocier ce que vous faites du sens que peut revêtir ce que vous faites INDEPENDAMMENT de lui. Tout est ainsi sujet à planification, à programmation, à finalisation. Le fait que nous puissions faire quelque chose pour autre chose que la faire exclusivement rend possible la mise sous condition du vital par rapport au travail ce qui est une totale absurdité pour le citoyen grec de l’antiquité. Nous pouvons reprendre la distinction de la poiesis et de la Praxis avec la différence qu’opère la philosophie entre vivre et exister.
        Vivre, c’est être vivant, répondre aux besoins vitaux: respirer, manger, boire, subir sa condition et être placé à son égard dans une situation de dépendance suffisamment urgente pour accepter n’importe quel travail.  L’absence de sens propre à la poiesis s’articule ici avec la dépendance au vivant, de telle sorte que l’on ne trouve plus étrange voire absurde que l’on ait à faire quelque chose « pour vivre », et non pour exister, alors même que l’activité la plus pertinente et la plus efficiente est la praxis laquelle ne peut pas se concevoir si nous n’existons pas en elle, par elle. Exister, c’est en effet, être vraiment présent, (sortir de, se manifester en latin) Exister c’est ne pas se contenter de vivre, c’est insister au fait de vivre. Assumer, revendiquer, donner du sens.
        Il nous revient ici de nous poser une question: sur quoi pourrait s’appuyer une idéologie totalitaire de l’usage, du « a quoi ça sert? », de la ressource humaine, de l’humain utilisé comme ressource? Sur la vie ou sur l’existence? Sur la Poiesis ou sur la Praxis? Tout ce qui en nous est vital est programmable. Dans Matrix, les machines utilisent les hommes pour leur énergie vitale et leur envoient des stimulations neuronales dont ils peuvent se contenter parce qu’elles leur représentent « une petite vie ». Si effectivement l’homme n’a rien d‘autre à faire et à être que le récepteur d’une représentation de sa vie déjà programmée, déjà écrite, alors il est purement et simplement de la chair à matrice. L’existence manifeste au contraire une prise en charge de sa vie, une capacité fondamentale à brouiller les codes de la seule satisfaction vitale, à affirmer quelque chose d’une originalité et d’une résistance essentielles à la banalisation d’un usage. Vivre ou exister, c’est le choix  proposé par Morpheus entre la pilule bleue ou la pilule rouge.

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