lundi 4 février 2019

Ne sommes nous libres qu'hors la loi?


Confrontés à de nombreuses interdictions, limités dans nos actes et nos désirs par l’application des lois au sein d’un Etat, nous faisons parfois le rêve d’une vie plus spontanée dans laquelle aucune autorité extérieure ne nous retiendrait plus de suivre nos envies, nos penchants, nos volontés. Nous serions dés lors à même de « faire ce que nous voulons » du simple fait que nous l’avons voulu et il n’existerait plus aucun obstacle, aucun intermédiaire entre ce que je décide et ce que je fais. Dans une telle considération de la liberté, qui se trouve être la plus commune, nous ne sommes libres qu’à la condition de nous extraire de toute prescription, de toute limite extérieure à nos souhaits, d’expérimenter finalement ce libre arbitre « foudroyant » proche de l’omnipuissance au gré duquel ce que je veux, du simple fait que je le veuille, se réalise.  Mais en quoi consiste vraiment ce fantasme d’une parfaite adéquation entre nos désirs et la réalité? Cette liberté qui ne pourrait se concevoir telle qu’elle est en l’absence de lois ne se réduit-elle pas en fait au rêve d’un absolu pouvoir? Etre libre, ce serait dés lors « tout pouvoir ». C’est ce que traduit à son insu cette consternante maxime selon laquelle « ma liberté s’arrête là où commence celle de l’autre » dans la mesure où elle penche comme on le dirait d’une ligne de fuite vers cela même qu’elle s’efforce de restreindre, de « dé-finir ». Comment la liberté pourrait-elle ainsi se concevoir comme cette ligne qu’il nous reviendrait de segmenter en tronçons égaux, sans que le fantasme ou l’envie de s’en arroger un petit plus que son voisin n’apparaisse dans l’esprit de chaque citoyen? Faut-il en déduire que la loi se réduise ainsi au seul principe de cette répartition, comme si la liberté ou du moins sa revendication existait « avant » la loi, laquelle ne résiderait que dans le principe de sa répartition équitable? La loi ne consiste-t-elle que dans le processus de limitation de la liberté, étant entendu que cette liberté s’assimile à un pouvoir, ou bien faut-il, au contraire, envisager qu’elle en est la condition sine qua non, cela même qui pourra débarrasser la volonté de tout intérêt particulier, de tout attachement personnel, pour lui permettre de s’effectuer authentiquement, indépendamment de toute détermination extérieure à la raison? La liberté consiste-t-elle à faire tout ce qu’on veut, auquel cas la loi ne saurait se concevoir autrement qu’en tant que limitation, contradiction de la liberté, ou bien suit-elle exactement ce principe de purification, de « raréfaction » comme on le dirait en chimie, grâce auquel elle constituerait l’expression la plus épurée de ce que c’est que « vouloir » (Etre libre, ce serait se libérer de tout ce qui m’incline à « désirer »).
1) Les lois naturelles
Que faut-il donc que je sois pour être libre? Débarrassé de toute obligation à l’égard des lois de l’Etat? Dans le film de Sean Penn: « into the wild », nous suivons précisément les aventures de Chris qui, après avoir réalisé toutes les impostures imposées par les codes de la vie en société, mise tout sur le contact avec la vie sauvage, comme si, dans ce retour à la vie naturelle, l’homme exclusivement impliqué dans cette tâche d’avoir à vivre, voire à survivre, retrouvait quelque chose qui serait vraiment  « lui ». Mais, précisément refusant le respect des lois légales et l’observation des coutumes sociales, il se trouve confronté à l’autres lois autrement plus contraignantes: celles-là même de la nature. Comme il le dit lui-même en paraphrasant Thoreau, c’est moins la liberté qu’il recherche que la vérité: "Plutôt que l'amour, que l'argent, que la foi, que la célébrité, que la justice... donnez-moi la vérité » Et même cela, il est loin d’être évident qu’il le trouve en effet dans le contact avec la nature. Hors la loi que sommes-nous? Déterminés par un effet de contrainte autrement plus puissant et arbitraire que celui des lois légales, à savoir celui des lois naturelles.
Il semble difficile de concevoir une action, et même une pensée indépendamment de tout milieu. Se pourrait-il que la liberté ne commence à exister qu’à partir de l’instant où nous renonçons à toute revendication « absolue ». Etre libre, ce n’est pas « tout pouvoir » mais composer avec ce qui est pour "consentir », au sens étymologique du terme d’être en empathie avec l’efficience d’un monde qui est ce qu’il est maintenant:
« Puisque l'homme libre est celui à qui tout arrive comme il le désire, me dit un fou, je veux aussi que tout arrive comme il me plaît. Eh, mon ami, la folie et la liberté ne se trouvent jamais ensemble. La liberté est une chose non seulement très belle mais très raisonnable et il n'y a rien de plus absurde ni de plus déraisonnable que de former des désirs téméraires et de vouloir que les choses arrivent comme nous les avons pensées. Quand j'ai le nom de Dion à écrire, il faut que je l'écrive non pas comme je veux mais comme il est, sans y changer une seule lettre. Il en est de même dans tous les arts et dans toutes les sciences. Et tu veux que sur la plus grande et la plus importante de toutes les choses, je veux dire la liberté, on voie régner le caprice et la fantaisie ? Non, mon ami : la liberté consiste à vouloir que les choses arrivent non comme il te plaît, mais comme elles arrivent. »                                                       Epictète

Si nous reprenons l’exemple d’Epictète: je suis bel et bien libre d’écrire ce que je veux sur ce papier, mais il ne s’ensuit pas que je puisse l’écrire « comme » je le veux. C’est même le contraire: je ne pourrai faire advenir l’évènement que je souhaite, à savoir l’écriture de ce mot qu’en suivant scrupuleusement les règles de bonne orthographe à partir desquelles ce mot est un mot, règles qui, en effet, ne dépendent pas de moi. Aucune liberté ne peut produire quoi que ce soit sans suivre les règles d’élaboration sans lesquelles rien ne saurait être. Il dépend de moi d’écrire ce mot mais il ne dépend pas de moi de l’écrire n’importe comment, sans quoi ce mot ne sera compréhensible par personne, ce qui revient à dire que ce mot ne serait pas ce mot sans l’être « réglementairement », au sein d’un système que l’on appelle la langue et qui pourrait se concevoir comme absolument contraignante si l’on faisait semblant de ne pas voir qu’il nous est impossible de choisir nos mots, de créer nos énoncés sans l’efficience de ce code arbitraire qui fait correspondre nos intentions avec un syntagme que nous n’avons pas choisi. Que serais-je libre de dire hors de cette systématique du langage? Absolument rien. Pas plus que je ne peux écrire indépendamment de l’efficience d’une langue qui est ce qu’elle est, je ne puis vouloir hors d’un monde qui est ce qu’il est et qui impose sa loi en étant.
Par conséquent, non seulement la loi au sens ici de règle grammaticale est compatible avec la liberté d’écrire mais elle ne peut s’effectuer qu’à partir d’elle, et c’est exactement le même type de rapport que l’on peut instaurer entre l’action physique et la loi naturelle:
« La colombe légère, quand, dans son libre vol, elle fend l’air dont elle sent la résistance, pourrait se représenter qu’elle réussirait encore bien mieux dans l’espace vide d’air. C’est ainsi justement que Platon quitta le monde sensible, parce que celui-ci impose à l’entendement de si étroites limites, et qu’il s’aventura au-delà de celui-ci, sur les ailes des Idées, dans l’espace vide de l’entendement pur. »
Au-delà de la critique de Platon, Kant évoque une image très parlante: la colombe ne s’aperçoit pas qu’elle vole grâce à la résistance de l’air, laquelle peut effectivement de prime abord sembler la contrarier. De la même façon, il n’est pas de geste que nous pourrions exécuter indépendamment de la loi de gravitation, c’est parce que je tombe que je marche et ce geste n’est à parler strictement qu’une chute incessamment reconduite à plus tard
Qui peut se libérer des lois de la gravitation? Superman, ou Thor, Hulk et Iron Man, bref the « avengers » qui se traduit en français par « les vengeurs », ou « les redresseurs de tort ». Ces deux traductions d’ailleurs ne se recoupent pas, puisque la vengeance, comme Hegel le fait remarquer en la distinguant de la punition légale, n’est absolument pas assimilable à la Justice. Dans "la Généalogie de la morale », Nietzsche, au contraire souligne ce souci de la « juste » rétribution à l’oeuvre dans l’un et l’autre (juste au sens de « proportionnée ») et fait remonter l’origine même de la justice à la notion marchande de « dette », comme si la justice trouvait son origine dans la nécessité purement comptable de s’acquitter d’un prêt. Expier son crime, c’est rembourser par la punition le mal dont on est l’auteur.
       

Mais ce qui retient plus particulièrement notre intérêt dans cette référence aux « avengers », c’est le fait que des êtres libérés par leur nature divine ou leur intelligence au-dessus de la moyenne de la soumission aux lois naturelles se donnent pour mission de redresser les torts causés aux humains et aient le monde en charge. S’affranchir des lois naturelles, c’est se situer en première ligne de la loi morale, comme si l’au-delà de. Ces lois nous plaçait sans médiation dans la situation d’avoir à choisir entre le chaos (et aucun super héros du mal n’est plus représentatif de cette perspective que le « Joker » dans le 2e Batman de Christopher Nolan) et l’ordre. On pourrait donc s’affranchir des lois, si nous jouions le jeu de ces fictions mais nous ne pouvons pas nous libérer du souci universel de la loi, de telle sorte que ces êtres qui sont libérés plus qu’aucun autre de toute limite, de toute contrainte, de tout devoir se retrouvent finalement écrasés sous le fardeau le plus lourd: celui de sauver le monde, ce qui philosophiquement pourrait se concevoir comme le devoir de sauver l’idée que tout ceci a un sens, que nous n’existons pas dans le chaos d’une machine cosmique ou plutôt a-cosmique (cosmos signifiant ordre) qui fonctionnerait aléatoirement, sans régulation, ni but, ni maître d’oeuvre.
        Affranchis qu’ils sont  des lois naturelles, les Avengers ou les gardiens ou les vigies (« the watchmen »: tous ces termes méritent vraiment notre attention) sont en charge de quelque chose et plus qu’aucun autre. Au-delà des lois physiques, se déplie  non pas le paradis d’une omnipotence sans bornes, d’une dimension de licence absolue mais, au contraire, l’espace d’une responsabilité insoutenable parce que sans limites. Le super-héros doit rendre raison de l’ordre même de la création. Il peut être amené à se sacrifier au-delà de toute mesure. Les actions du super héros sont « surérogatoires ». Tout pouvoir ne permet aucunement d’avoir le droit de tout faire mais au contraire de tout devoir. Le super-héros ne subit aucune contrainte mais c’est précisément à cause de cela qu’il est « l’obligé du monde », c’est-à-dire de cela même que ce qui en fait « UN » monde, soit le sens: un Cosmos et non un chaos. C’est très exactement comme si le simple fait d’être, fait qu’il peuvent, eux contrairement à nous, envisager comme une nécessité et pas un fait contingent, les plaçait en situation de débiteur à l’égard de cette existence « donnée ». Ils possèdent plus qu’un don, ils « sont » un don, mais le don est précisément de dont on ne s’acquittera jamais assez. Il leur est interdit de vivre le fait d’être autrement que selon la modalité d’une dette insolvable qui fait de tout leur être un devoir. Ils ont le devoir d’exister, ce qui signifie qu’il n’est pas une parcelle de leur vie qu’ils ne puissent consacrer à rembourser ce qu’ils doivent à la l’existence même, à la Natura (nascor: ce qui est train de naître). Le super héros décrit la condition de l’être écrasé par la tâche d’être parce que, pour lui, Etre c’est Devoir.





2) Les lois légales

Nous ne sommes pas libres hors des lois naturelles, aucune action libre ne peut se concevoir autrement que dans la compatibilité avec les lois naturelles. Mais qu’en est-il des lois légales, celles-là mêmes édictées par l’Etat? Nous savons très bien que le non respect des lois en vigueur dans notre pays entraîne une sanction laquelle sera appliquée par une force publique. N’est-ce pas là un effet de contrainte parfaitement incompatible avec la liberté du citoyen?
Sur quoi repose l’autorité de la loi et l’application de la sanction au contrevenant aux lois? Sur le refus du rapport de forces et sur la possibilité de faire advenir dans une nature où règne le droit du plus fort d’un droit authentique qui ne soit plus dicté par des inégalités de nature entre les hommes. C’est exactement l’esprit des lois que décrit ici Montesquieu: « la liberté est le droit de faire tout ce que les lois permettent; et si un citoyen pouvait faire tout ce qu’elles interdisent, il n’y aurait plus de liberté, parce que les autres auraient également ce pouvoir. » Ce qu’établissent les lois, ce sont les conditions mêmes à partir desquelles une liberté devient praticable pour tous, étant entendu qu’elle ne saurait être d’une autre nature qu’universelle. Pour que la liberté soit, il faut que tout le monde soit libre et la loi n’est rien d’autre que ce qui rend possible ce « tout le monde ». Je ne peux pas être libre si autrui dans le même Etat que le mien ne l’est pas aussi. La liberté désigne l’exercice de cette latitude dans l’action qui se manifeste à l’homme en tant qu’il est raisonnable, c’est-à-dire soucieux que les rapports humains au sein de la juridiction de l’état ne soit pas réglé par la force mais par la raison. Il y liberté quand la femme battue par son mari peut porter plainte contre l’abus qu’il fait de sa force supérieure. Mais cela suppose que la femme soit autant que son mari sujet de Droit.
Mais concrètement sommes nous vraiment convaincus que l’esprit de la loi servent toujours le plus faible au détriment du plus fort. La loi annule-t-elle en effet tout rapport de force?
« La justice sans force est contredite parce qu’il y a toujours des méchants. La force sans la justice est accusée. Il faut donc mettre ensemble la justice et la force, et pour cela faire que ce qui est juste soit fort ou que ce qui est fort soit juste.
La justice est sujette à dispute. La force est très reconnaissable et sans dispute. Ainsi on n’a pu donner la force à la justice, parce que la force a contredit la justice, et a dit qu’elle était injuste, et a dit que c’était elle qui était juste.
Et ainsi ne pouvant faire que ce qui est juste soit fort, on a fait que ce qui est fort fût juste. »
Il semble difficile de ne pas relier ce raisonnement de Pascal à la fable de La Fontaine « Le loup et l’agneau ». Il y a toujours des méchants: le loup. On peut accuser le loup de faire preuve de cruauté. Il se défend donc et tente de justifier autant son supposé « droit » de manger l’agneau, lequel répond point par point à tous les arguments fallacieux donnés par le loup, mais la justice ne s’impose pas et aussi justes que soient les arguments de l’agneau, ils s’intègrent à une dispute et n’ont pas d’autre puissance effective que leur cohérence pure, raisonnable. Le Loup peut toujours « dire » que ce n’est pas juste. Bref on peut en discuter mais au final, c’est le loup qui est le plus fort et il pourra toujours déguiser sa force derrière le droit puisque le droit est juste affaire de « mots ». La liberté de l’agneau n’a donc droit de cité nulle part, pas plus dans la nature où il est écrasé par le loup que dans l’Etat où le loup, c’est-à-dire le puissant saura se donner l’apparence du droit.

Contre ce raisonnement, Rousseau décrit dans le contrat social les conditions qui rendent effectives la liberté de tout citoyen dans l’Etat: « L’obéissance à la loi qu’on s’est prescrite est liberté ». SI tout citoyen adhère à la volonté générale qui elle-même décidera des lois, alors en effet, il ne sera soumis qu’à la loi qu’il s’est donné à lui-même via la volonté générale, laquelle ne désigne aucunement selon Rousseau des représentants élus par le vote. Le citoyen est libre en reprenant exactement le sens littéral de l’autonomie: se donner à soi-même ses propres lois.


3) Les lois morales

        Si le citoyen de Rousseau ne comprend pas que son adhésion à une volonté générale est la condition même de sa liberté, et que par conséquent il ne fait rien d’autre qu’obéir à lui-même quand il obéit aux lois puisque celles-ci sont l’expression de la Volonté Générale, alors le corps tout entier a le doit de forcer le citoyen à être libre: « Afin donc que le pacte social ne soit pas un vain formulaire, il renferme tacitement cet engagement qui seul peut donner de la force aux autres, que quiconque refusera d’obéir à la volonté générale y sera contraint par tout le corps : ce qui ne signifie autre chose sinon qu’on le forcera d’être libre. »
Mais peut-on forcer un homme libre malgré lui? Qu’est-ce qu’une liberté forcée si ce n’est une contrainte? De fait les lois légales aussi fondées soient-elles sur la raison peuvent également compter sur le soutien de la force publique, sur ce que Max Weber appelle « le monopole de la violence légitime », laquelle peut bien faire croire, au-delà de toutes les argumentations justifiées que l’on puisse construite que l’on n’est quand même plus libre hors des lois qu’en leur sein puisque ce lois ne reculent pas, en cas de désordre, à se transformer en contraintes physiques.
Mais qu’est-ce qui en moi trouverait de quoi résister à des lois fondées sur l’intérêt de tous, sur la raison? Mes désirs, mes appétits, mes pulsions, mes sentiments, tout ce qu’Emmanuel Kant définit comme sensible, pathologique, bref tout ce qui constitue « le moi empirique ».
Tout le propos du philosophe allemand consiste à poser en nous l’existence d’une autre instance: celle du « Je transcendantal », à savoir d’un sujet sans affect ni intérêt personnel, exclusivement guidé par la raison et la loi morale dans ce qu’elle revêt d’universel. Pour nous faire saisir l’existence de ce sujet en chacun de nous, il nous décrit ici deux situations:
« Supposons que quelqu’un affirme, en parlant de son penchant au plaisir, qu’il lui est tout à fait impossible d’y résister quand se présentent l’objet aimé et l’occasion : si, devant la maison où il rencontre cette occasion, une potence était dressée pour l’y attacher aussitôt qu’il aurait satisfait sa passion, ne triompherait-il pas alors de son penchant ? On ne doit pas chercher longtemps ce qu’il répondrait. Mais demandez-lui si, dans le cas où son prince lui ordonnerait, en le menaçant d’une mort immédiate, de porter un faux témoignage contre un honnête homme qu’il voudrait perdre sous un prétexte plausible, il tiendrait comme possible de vaincre son amour pour la vie, si grand qu’il puisse être. Il n’osera peut-être assurer qu’il le ferait ou qu’il ne le ferait pas, mais il accordera sans hésiter que cela lui est possible. Il juge donc qu’il peut faire une chose, parce qu’il a conscience qu’il doit la faire et reconnaît ainsi en lui la liberté qui, sans la loi morale, lui serait restée inconnue. »
        Envisageons d’abord qu’une personne qui est en situation d’addiction par rapport à une substance ou à un autre être soit concrètement menacée de mort si elle cède à la tentation. On place un échafaud ou une potence devant chez elle et on lui fait savoir qu’elle sera exécuté à la moindre incartade. Il ne fait aucun doute qu’elle trouvera de quoi résister à cette pulsion. Pourquoi? Parce que la contrainte dont on la menace est exactement du même ordre que la tentation elle-même: physique. La contrainte s’adresse en nous au moi empirique et si nous n’étions que cela, comme c’est le cas pour l’addiction, nous ne pourrions rien lui opposer.
       
Si nous évoquons maintenant une autre situation dans laquelle un homme serait menacé par le gouvernement de mort s’il ne porte pas un faux témoignage contre un homme qu’il sait être honnête. Personne ne peut ici affirmer avec certitude qu’il encourra la mort plutôt que de se comporter comme un lâche et un être vil, mais personne ne peut non plus assurer qu’il cédera tout de suite. Même s’il se soumet à la contrainte, quelque chose de lui « se sera posé la question ». C’est un « cas de conscience » comme on dit. Il est possible qu’il préfère la mort à l’infamie. C’est envisageable, ce qui veut dire qu’ici un espace s’ouvre là où pour le précédent exemple, la réponse ne souffrait pas le moindre temps de latence. Et qu’y a-t-il dans cet espace? Le sujet transcendantal, mais plus clairement « une obligation ». L’ordre du Prince rencontre ici la résistance de la conscience d’un devoir alors que la menace de la mort immédiate ne trouvait rien à combattre lorsque ne s’agissait que de vaincre une dépendance au plaisir. Par conséquent la contrainte n’a rien à voir avec l’obligation.
        Mais plus profondément encore, il nous faut convenir dans ces deux exemples que l’être humain manifestera précisément grâce à cette obligation dont il prend conscience à l’égard de cet homme qui ne lui a rien fait une liberté authentique: celle de ne pas nécessairement céder à la force du souverain. « Il juge donc qu’il peut faire une chose, parce qu’il a conscience qu’il doit la faire et reconnaît ainsi en lui la liberté qui, sans la loi morale, lui serait restée inconnue. » De quelle loi morale Kant veut-il parler ici? « La loi morale me manifeste une vie indépendante de l’animalité et même de tout le monde sensible. » La loi morale est l’impératif catégorique: « Agis d'après une maxime telle que tu puisses toujours vouloir qu'elle soit une loi universelle » En d’autres termes, L’espace de liberté que tout citoyen parviendrait à se dégager par rapport à la pression d’une autorité juste et arbitraire vient de ce que tout homme possède en lui la maxime de cette loi selon laquelle toute action se doit d’être motivée par le principe de son application universelle. Je ne peux vouloir que ce qui peut par la même devenir une loi universelle applicable pareillement à tous les hommes placés dans la même situation. N’est moral que ce qui « fait monde », et aucun monde ne peut s’édifier sur un faux témoignage puisque cela reviendrait à rendre tous les témoignages faux. L’obligation que nous ressentons à l’égard de notre prochain s’appuie finalement sur la nécessité d’agir par pur respect à la loi morale, laquelle est pure et par conséquent libre de tout attachement et de toute crainte à l’égard de quelque pression que ce soit. Il n’existe donc pas de liberté hors de la loi morale.

Conclusion
       
Aussi loin que nous allions dans la possibilité de nous extraire des lois, que ce soit par l’isolement, la surérogation, ou l’infamie, nous finissons toujours par rencontrer une résistance: celle de la nature, d’une responsabilité surhumaine ou de l’obligation en tant que manifestation de la loi morale chez Kant. La raison essentielle pour laquelle il nous est impossible d’être libre hors la loi tient à l’impasse dans laquelle nous conduirait la croyance dans une existence dûe, qui s’imposerait d’elle-même. Nous ne pouvons rendre compte ni raison du fait que nous existions et cette incapacité fait de nous les débiteurs à vie de la vie.

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