vendredi 8 mars 2019

Qu'est-ce que la liberté? de Hannah Arendt - Explication de la partie 1

Nous pourrions intituler cette première partie: "La liberté politique: une évidence contrariée".
1) Les contradictions de la liberté
            a) L'homme est pratiquement libre, théoriquement déterminé
Il est impossible de poser la question: « qu’est-ce que la liberté? » sans tomber sur une contradiction entre le point de vue de notre conscience et celui de notre connaissance. Autant, pour tout ce qui concerne les questions politiques, légales, morales, religieuses, nous partons du postulat de notre liberté comme de celui d’une absolue certitude, autant dés lors que nous nous situons plutôt d’un point de vue scientifique et que nous observons objectivement les lois naturelles de l’univers, nous adhérons au déterminisme, c’est-à-dire à l’idée selon laquelle rien ne se produisant sans causes, l’homme n’est qu’un élément déterminé parmi tant d’autres. Légalement, politiquement, moralement, chaque citoyen est ou devrait être libre, physiquement l’homme ne l’est pas. Hannah Arendt distingue ici les deux domaines de la théorie et de la pratique: L’homme est pratiquement libre mais théoriquement déterminé. 
Dés lors que nous considérons l’être humain comme un citoyen, nous considérons comme une évidence le fait qu’il soit libre et ait donc à répondre de ses actes. Les lois s’adressent à des sujets libres, raisonnables et conscients. Mais dés lors que nous jetons un regard plus distant, plus froid et plus scientifique, la vie des hommes nous apparaît autrement, c’est-à-dire soumise à des causes qui les déterminent de l’extérieur, physiquement. Au regard des lois naturelles, l’homme est déterminé, mais au regard des lois légales, il est un sujet libre. Voilà la contradiction. Nous sommes plutôt d’accord avec Descartes si nous situons l’homme dans une société et avec Spinoza si nous le situons dans le monde. Mais Descartes et Spinoza ne peuvent aucunement s’accorder sur cette question de la liberté.
Bien sûr nous pourrions considérer le caractère imprévisible des affaires humaines comme une preuve de la liberté: le comportement des hommes n’est pas réductible à celui des éléments parce que ceux ci ne peuvent pas échapper au déterminisme naturel alors que les actions humaines sont libres mais ce serait une erreur car cette imprédictibilté de l’histoire des hommes vient à la fois de la multiplicité des facteurs qui jouent dans nos vies et créent les évènements humains et d’autre part au fait que les motifs qui agissent dans nos actions ne sont pas manifestent. Ils sont cachés aux autres mais aux acteurs eux-mêmes. La contradiction demeure donc dans toute son ambiguïté.
                  b) L'antinomie de la liberté
Dans la critique de la raison pure, Emmanuel Kant décrit quatre antinomies dans le but de prouver qu’il existe des « questions limites », des problèmes insolubles pour lesquels la raison trouve autant d’arguments pour une thèse que pour son contraire:
  • La première antinomie concerne le commencement du monde et sa limitation dans l’espace (on peut tout aussi bien défendre exactement la thèse opposée)
  • La deuxième porte sur la divisibilité de la matière: tout ce qui existe est composée d’éléments simples et indivisibles (atomes). Mais on peut aussi bien dire qu’il n’existe aucun élément simple et que tout ce qui existe est divisible à l’infini.
  • La troisième considère qu’il existe une autre causalité à l’oeuvre dans le monde que celle de la nature, à savoir le libre arbitre humain. (on peut aussi bien considérer, comme Spinoza, que rien n’existe sans être déterminé naturellement)
  • Enfin la quatrième formule la question de l’existence d’un être absolument nécessaire (Dieu): un être nécessaire, de manière inconditionnée, fait partie du monde, que ce soit comme sa partie ou comme sa cause. Mais le contraire est tout aussi défendable sans pour autant qu’aucune argumentation ne puisse vraiment l’emporter sur l’autre.

C’est donc à Kant qu’il revient d’avoir clarifié cette difficulté sans pour autant la résoudre. Du point de vue de l’entendement, c’est-à-dire d’une pensée qui s’efforce simplement de connaître, il ne fait aucun doute que la liberté humaine n’existe pas, mais du point de vue de la raison, pensée qui cherche à donner du sens à tout ce que l’être humain vit, il faut partir de la liberté comme d’un postulat. C’est comme si la liberté nous mettait en demeure de réunir deux idées à la fois justes et apparemment irréconciliables: il n’existe pas dans l’univers de marge d’action humaine décelable, opérationnelle, mais en même temps, il est de la plus extrême nécessité qu’il en existe une sans quoi la vie humaine serait dépourvue de sens, notamment dans sa dimension morale. Finalement, ce que Kant affirmera dans la critique de la raison pratique, c’est que nous pouvons trouver dans cet «  il faut » le fondement de l’existence même d’un sujet moral. Nous adoptons une attitude morale non pas seulement quand nous nous conformons à un impératif moral mais quand nous faisons exister, au sein même d’un monde physique qui la contredit entièrement, le présupposé d’une liberté humaine effective. Il faut partir du principe qu’on est libre pour l’être en effet et rendre ainsi la morale opérationnelle.
                     c) Raison pure et raison pratique (Kant)
Finalement, c’est grâce à Kant que nous pouvons considérer que la liberté est à la fois indétectable aussi bien dans notre observation du monde que dans notre expérience intime. Nous ne nous sentons pas déjà libres dans le monde mais nous avons à nous poser comme libres si nous voulons « agir » et faire advenir une action humaine dans le monde. Objectivement, nous percevons bien à la fois que nous agissons sous l’influence de motifs qui nous échappent et qu’il existe une causalité extérieure naturelle qui nous écrase et nous détermine. Mais Kant sauve la liberté humaine en posant l’existence d’une raison pratique distincte de la raison pure, théorique. Ce n’est pas parce que nous ne sommes pas naturellement libres que nous ne pouvons pas l’être moralement, précisément parce que la morale décrit ce que l’on doit être et non ce qui est. Il existe donc un impératif de la volonté distinct de la compréhension pure du monde. On peut sur cette base fonder des lois distinctes des lois naturelles, à savoir des lois légales et surtout une loi morale. Hannah Arendt se montre finalement un peu sceptique quant à ce qu’elle considère comme une difficulté non levée par la perspective de Kant, à savoir que la pensée dés lors qu’elle s’exerce authentiquement et réellement ne discerne pas de liberté. Elle ne se rallie donc pas aux thèses d’Emmanuel Kant, et nous allons comprendre très clairement pourquoi: elle défend cette idée selon laquelle la liberté est entièrement et fondamentalement un concept politique, né de l’expérience de la vie collective des hommes et ne souscrit donc aucunement au libre-arbitre, fut-il, comme c’est le cas pour Kant un postulat de la morale. En un sens nous pourrions dire que pour Kant, être moral, c’est croire dans la liberté de l’homme (au nom de la raison pratique) au sein d’un monde à l’intérieur duquel il est objectivement évident qu’elle est impossible (ce dont chacun de nous se rend compte avec son entendement).  
C’est là la thèse d’Hannah Arendt et il convient vraiment de réaliser ce qu’elle implique de « nouveau »: la question de la liberté ne s’est pas manifestée à l’homme dans son rapport avec le monde naturel, pas davantage dans celui qu’il entretient avec lui-même (liberté intérieure), la liberté est d’essence politique, c’est-à-dire qu’elle s’est imposée à l’homme comme possibilité d’agir, de faire émerger quelque chose de nouveau dans une cité par la parole ou par le geste. C’est comme si Hannah Arendt rayait de la carte de la Philosophie tout ce qui a trait à la notion de libre arbitre. « Le phénomène de la liberté n’apparaît pas du tout dans le domaine de la pensée » (p 188). Hannah Arendt affirme que la pensée philosophique s’est révélée incapable dans sa tradition, notamment à partir des Stoïciens et de «  l’invention » de la liberté intérieure, de définir la liberté sans la dénaturer en en faire un objet de pensée alors qu’elle ne l’est aucunement. La liberté, ce n’est pas de la pensée, ce n’est pas une question qui a trait à de l’intériorité humaine, c’est exactement le contraire de ça, à savoir de l’extériorisation. Etre libre, c’est faire surgir quelque chose qui n’était pas là avant et plus encore le faire apparaître dans un milieu de cohabitation humaine organisée, bref dans une cité, ou dans un Etat. Ce qui permet à Hannah Arendt de se mettre à distance de la définition Kantienne de la liberté comme antinomie, c'est la possibilité qu'elle décrit de sortir de cette contradiction entre une liberté viable pratiquement mais inexistante théoriquement à savoir que la liberté est politiquement. Pour elle, la liberté n'est ni une fiction ni un postulat de la vie pratique, elle est un "fait" de la vie politique.

2) L'essence politique de la liberté (Liberté politique vs Liberté intérieure)
a) La liberté: dernière question métaphysique
Il importe ici de décrire la thèse d’Hannah Arendt d’un point chronologique. Il y eut l’antiquité grecque au sein de laquelle La liberté n’était pas une question intérieure au sujet mais exclusivement politique, puis la philosophie, notamment avec les Stoïciens ont insinué cette perspective (laquelle est une dénaturation du concept pour Hannah Arendt). Les penseurs chrétiens comme Saint Paul et Saint-Augustin ont poursuivi cet ouvrage de dénaturation du concept de liberté. Par conséquent, au vu de l’influence nuisible de la tradition philosophique quant à la nature profonde de cette question, Hannah Arendt se fie davantage à l’histoire qu’à la philosophie, à l’histoire de la philosophie plutôt qu’à la philosophie elle-même. Or on constate, d’un point de vue historique, que la liberté est le dernier concept à s’intégrer (malheureusement pour Arendt) aux grandes notions métaphysiques (l’être le néant, la nature, le temps, l’éternité sont apparus avant, parce que ce sont de vrais problèmes métaphysiques) et si la liberté est venue en dernier, c’est bien la preuve que cette question n'est jamais apparue d’emblée aux tout premiers philosophes comme un problème métaphysique.
Hannah Arendt va jusqu’à affirmer qu’il n’existe pas de préoccupation de la liberté des Présocratiques (Thalès, Anaximandre, etc.) à Plotin (205 après JC), alors qu’Epictète (50 après JC) et les Stoïciens ont largement développé cette notion dans leur enseignement. Peut-être ne considère-t-elle pas que le Stoïcisme prenne place dans ce qu’elle appelle « la grande philosophie ». 
       
           b) "La raison d'être de la politique est la liberté"
Son argumentation commence juste après cette affirmation (le champ  où la liberté a toujours été connue…). La liberté est présupposée par l’efficience de l’action et de la politique, lesquelles sont profondément liées et cette connexion qui semble ici juste posée comme un fait acquis est fondamentale: il n’y a d’action humaine qu’au sein d’un milieu politique et il n’y a de politique qu’à partir de cette nécessité de donner à l’action un champ de résonance, un lieu dans lequel elle peut à la fois avoir un processus, un impact et un sens. Le propos de l’auteur ici est de démontrer que la liberté est moins l’objectif de la politique, c’est-à-dire de la vie collective et organisée des hommes au sein d’un ensemble (cité, état) que sa condition de possibilité. Ce n’est pas pour être libres que les hommes vivent dans la cité, c’est parce qu’ils sont libres qu’ils créent la cité et rendent ainsi possible une « action humaine ». La liberté est la raison d’être de la politique, ce sans quoi elle n’existerait pas. Cette proposition est intéressante à double titre, d’abord parce qu’elle situe d’emblée Hannah Arendt dans la continuité d’Aristote: « l’homme est naturellement un animal politique », mais aussi parce qu’elle permet de couper court à une objection ou du moins à une discussion: l’existence de l’homme dans un état lui permet-elle réellement d’être libre? En un sens, Nous pourrions dire qu’Hannah Arendt, dont nous verrons qu’elle se démarque radicalement de toute la réflexion politique de Rousseau court-circuite déjà ici le philosophe français, en soutenant qu’il est finalement inutile de réfléchir aux moyens de rendre l’homme libre au sein d’un état ( "le contrat social") puisque l’existence de l’homme dans une unité politique est déjà la manifestation de sa liberté. 
        Ici se manifeste le premier moment d’un processus de déplacement de concepts par le biais duquel Hannah Arendt entreprend finalement de convaincre le lecteur de ceci: la dénaturation par la philosophie du concept de liberté a entraîné une succession de malentendus sur la politique, laquelle n’est pas le lieu d’exercice du pouvoir mais le seul milieu au sein duquel une action humaine est possible. Etre libre notamment, ce n’est pas résister aux tentatives d’oppression du peuple par le souverain, c’est faire advenir quelque chose quelque part (évidemment ce quelque part, c’est la cité) par la parole et l’action. C’est pourquoi sans liberté, la politique serait privée de sens. Autrement dit, la politique est le milieu à l’intérieur duquel l’action des hommes s’inscrit non seulement physiquement mais surtout symboliquement. Une action physique et isolée de l’homme dans le monde naturel n’a aucun sens. Il faut à l’action humaine une caisse de résonance formée par ses concitoyens, mais aussi par le langage, par l’activité symbolique qui va investir un geste ou une expression d’un sens politique. C'est comme un geste théâtral: pour qu'il soit perçu dans sa dimension dramatique et édifiante, il lui faut une "scène". L’originalité profonde et, à bien des égards, « géniale » d’Hannah Arendt réside dans cette affirmation: la liberté n'est pas la finalité du politique mais la raison qui est à l'oeuvre dans son existence et son exercice.  Qu'il y ait du politique est déjà en soi la marque irréfutable qu'il y a un mouvement libre de l'homme pour une action publique.
        On comprend ainsi que le totalitarisme ce n’est pas la conséquence de la politique, c’est sa négation, ce qui l’empêche et la détruit. Pourquoi? Parce qu’il suit exactement le mouvement contraire à celui de la « chose publique », à la constitution d’un « inter-esse », d’un inter-être, d’un espace de concertation, de décision et de participation par l’action et la parole de tous les citoyens libres d’un état. Il part au contraire du principe que seul le pouvoir peut et doit décider à l’exclusion des citoyens. Ce n’est donc pas de la politique. Ce qu’Hitler a installé par la Gestapo ou Staline par la Guépéou (ou la GPU: police secrète de l’URSS), ce sont des techniques d’espionnage, de détection et de répression violente exercées sur les citoyens pour les isoler, pour créer cette ambiance de terreur et de délation au sein de laquelle il n’est plus possible d’exister politiquement. « la raison d’être de la politique est la liberté, et son champ d’expérience est l’action. » Cette phrase situe parfaitement les trois "notions phares » de l’article. S’il y a politique, c’est parce qu’il y a liberté, et ce qu’il s’agit de rendre possible par la politique, c’est l’action, étant entendu que l’homme ne peut pas agir autrement dans le monde qu’en faisant advenir une dimension spécifiquement humaine, soit la cité, l’état, la « chose publique » (res publica en latin)
P190: Cette liberté que nous prenons comme allant de soi dans toute théorie politique… La référence la plus claire et la plus déterminante de la philosophie de Hannah Arendt est sans conteste Aristote. Or le philosophe grec distingue 3 types d’activité humaine:
  • La poiesis (création) définit la capacité de l’homme à produire des biens et des services qui ne contiennent pas en eux-mêmes leur propre finalité. Ce sont des moyens qui visent à accomplir autre chose que ce qu’ils sont , ce qu’ils font ou ce qu’ils rendent possible. L’artisan crée un objet utilitaire qui a un but mais qui ne se suffit pas à lui-même.
  • La praxis au contraire consiste à effectuer une action qui est à elle-même sa propre finalité et nous pouvons situer ici l’action politique: on agit pour qu’une action politique soit possible. 
  • La theoria caractérise la contemplation des idées, le niveau le plus haut que puisse atteindre l’intellect. C’est la connaissance absolue, mais Aristote affirme que cette activité est un idéal. Il n’est pas atteignable. La theoria est comme le but vers lequel nous devons tendre tout en sachant que nous l’atteindrons jamais (on pourrait parler d’idéal asymptotique)
Nous percevons bien le rapport que nous pouvons installer entre cette tripartition et celle de Hannah Arendt, laquelle exclue la contemplation (theoria). Le travail chez Hannah Arendt correspond à la Poiesis chez Aristote. L’oeuvre se situe entre la poiesis et la praxis. Elle rend possible la praxis, et cette dernière notion aristotélicienne se retrouve parfaitement dans l’action pour Hannah Arendt. En d’autres termes, nous pourrions dire que la tripartition de Hannah Arendt décrit un spectre qui recouvre parfaitement les deux dimensions d’Aristote de la poiesis à la praxis.  L’action, c’est justement ce qui fait que l’homme ne peut pas se contenter de produire des moyens, des ustensiles, des instruments ou des services qui trouveraient leur sens ailleurs qu’en eux-mêmes. Il faut que l’action humaine contienne en elle-même son propre sens. C’est ça l’homme: donner du sens à sa présence, faire en sorte que celle-ci ne soit pas simplement constatée, ou constatable mais qu’elle s’inscrive dans une chair, dans un milieu. Comment effectuer un acte de telle sorte que du sens s’y réalise consubstantiellement à son émergence, à son apparition?
Répondre à cette dernière question, c’est exactement répondre à la question que formule le titre de l’article: « qu’est-ce que la liberté? ». Hannah Arendt va préciser et justifier sa prise de position à l’égard de la liberté intérieure qui consiste finalement à lui refuser toute fondement et toute pertinence. Mais il ne faudrait surtout pas en déduire pour autant qu’elle se place dans le sillon d’une philosophie déterministe comme celle de Spinoza, puisque elle croit à la liberté. Il convient bien de saisir cette nuance: il n’est pas question pour elle de nier la liberté mais « une » certaine liberté ou plus encore de remettre complètement en cause la déviation que toute une tradition philosophique a fait subir à cette notion là en la considérant comme effective dans le rapport du sujet avec lui-même, alors qu’elle consiste exclusivement dans le fait d’agir au sein d’un espace politique.
            c) La liberté intérieure est historiquement "seconde"

Le premier argument qu’Hannah Arendt utilise contre la liberté intérieure est celui de son « retard ». Epictète, le stoïcien qui a le plus ardemment défendu ce concept, est né, en effet, en 50 après JC, dans ce que l’on appelle l’antiquité tardive. Qui plus est, il était esclave, c’est-à-dire privé, par son statut, de la participation à la vie publique, dont Hannah Arendt considère qu’elle est déjà en elle-même une manifestation de la liberté. L’hypothèse de Hannah Arendt ici est audacieuse: c’est justement parce qu’il était de fait privé de la vraie liberté (politique) qu’il a oeuvré en vue de poser l’existence d’une autre liberté: intérieure, celle de l’esclave qui peut faire la part de ce qui ne dépend pas de lui et de ce qui en dépend. Ce concept est donc nécessairement second parce qu’il part d’un mouvement de repli par rapport au monde, alors que spontanément, "premièrement », antérieurement, nous sommes dans la cité, nous sommes d’abord en contact avec nos semblables.
        La liberté politique est en effet refusée à l’esclave, et il va sans dire qu’Hannah Arendt ne soutient pas l’esclavage, mais elle défend simplement l’idée selon laquelle la liberté est d’abord apparue sous cette forme politique et inégalitaire, thèse historiquement indiscutable. Epictète et les Stoïciens n’ont pas situé leur philosophie sur un plan politique. Ils ont constitué artificiellement et superficiellement selon Hannah Arendt un nouveau cadre à la liberté, celui de la conscience pure et comme sur elle-même du sujet, exactement ce que le Stoïcien Marc-Aurèle a appelé « la citadelle intérieure. »
        On pourrait d’ailleurs, contre Hannah Arendt, insister sur le fait que le Stoïcisme et cette notion de liberté intérieure ont également été adoptés par Marc Aurèle, empereur de Rome. Comment une philosophie si incompatible avec la politique, selon elle, a-t-elle pu séduire un empereur? Elle répondrait probablement à nouveau par un argumente fondé sur le temps historique: Marc-Aurèle est né en 121 après JC, soit dans l’antiquité encore plus tardive que celle d’Epictète.
        

Il s’agit plus profondément pour elle de contester tout présupposé d’intériorité à des facultés, à des qualités comme celles du coeur et de l’esprit. C’est se laisser guider par une lecture  un peu trop littérale que de considérer ses dispositions comme des organes (le coeur, le cerveau) ou des potentiels qui seraient en nous mais pas forcément dans nos actions. Car qu’est-ce en effet qu’avoir du coeur ou de l’esprit si ce n’est en faire preuve dans nos actions?
        Les attaques d’Hannah Arendt contre le stoïcisme atteignent leur paroxysme avec l’usage d’un terme extrêmement polémique: celui de « secte »: « sectes populaires et vulgarisatrices de l’antiquité tardive qui n’ont de commun avec la Philosophie que le nom. » Il semble difficile d’afficher de façon plus manifeste son mépris profond pour le stoïcisme d’Epictète et de Marc-Aurèle. Si l’affirmation d’une liberté intérieure avait été le fruit du raisonnement d’individus soucieux de conserver leur originalité face aux directives intrusives de la société, Hannah Arendt suggère que ses critiques auraient été moins virulentes, mais tel n’est pas le cas, puisque c’est seulement à partir d’une volonté claire de rétractation, voire de désertion du seul champ de bataille sur lequel la liberté s’effectue et se conquiert, soit la politique, l’action publique, que les Stoïciens ont construit et défendu la supériorité de la liberté intérieure sur la liberté politique, seule authentique selon Hannah Arendt.
        

L’antériorité d’une pensée semble, dans ce paragraphe (p191), constituer à ses yeux un gage de valeur, de pertinence et c’est bien dans cet esprit qu’elle oppose Epictète à Aristote pourtant séparé de lui par quatre siècles. C’est comme si Aristote avait, à l’avance, répondu aux objections ultérieures d’Epictète en affirmant que toute thèse selon laquelle la liberté consiste à faire ce que l’on veut (thèse que l’on pourrait considérer comme celle-là même du sens commun) vient de ceux qui ne savent pas ce qu’elle est. La philosophie Stoïcienne n’a pas développé selon Hannah Arendt de thèse vraiment convaincante: elle en est restée à un niveau superficiel presque indigne d’une philosophie digne de son nom. La liberté, en effet, ne consiste pas à faire ce que l’on désire mais à réaliser une action dans la sphère publique, à faire naître un mouvement, une idée, une nouveauté (nous pouvons d’emblée penser à la référence au miracle qu’Hannah Arendt utilisera à la fin de l’article). La liberté tient de la naissance bien plus que de l’indépendance ou de l’autonomie. Le stoïcisme (et nous pouvons penser que l’Epicurisme ne trouverait pas davantage grâce à ses yeux, à cause du retrait de la vie publique qu’il préconise) est donc une pensée populaire plus qu’une philosophie, quelque chose qui tient de l’opinion plus que de la réflexion. Les notes du texte 6,7,8 renvoient à l’ouvrage d’Épictète intitulé en latin « Dissertationes », dans lequel on retrouve la thèse connue, formulée par Hannah Arendt avec un soupçon de parti-pris: Il s’agit d’exercer son pouvoir sur les choses qui se limitent à notre personne, sous entendu: la sphère privée, c’est-à-dire précisément tout ce qui ne concerne aucunement la vraie liberté politique. C’est comme si Épictète limitait l’exercice de la liberté au seul domaine qui précisément est absolument inapte, disqualifié à l’effectuer réellement « en acte » pourrions-nous dire, puisque il n’y a de liberté qu’en acte. L’erreur des Stoïciens est aussi radicale qu’irrévocable: se retenant de l’exercer à l’extérieur de leur conscience ou de leur âme, de leur citadelle intérieure, ils la rendent purement et simplement impossible, inopérante, fictive.
« Historiquement, il est intéressant de remarquer que l’apparition du problème de la liberté… ». Cet argument de l’antériorité historique de la liberté politique sur la liberté intérieure est fondamental, dans l’esprit d’Hannah Arendt, aussi s’efforce-t-elle de le développer, de lui donner un plus grand impact mais pour ce faire, il faut qu’elle passe d’une dimension historique à une perspective plus philosophique. Elle évoque Saint Augustin (354 - 430 après JC) auquel elle a consacré sa thèse (« le concept d’amour chez Augustin »). Or pour ce dernier, la conception d’une liberté intérieure (à laquelle il adhère) repose initialement sur la séparation des notions de politique et de liberté (ce qui pour Arendt est un non sens absolu). Saint Augustin s’est trouvé pris dans la continuité d’une tradition qui remonte aux stoïciens et c’est pourquoi il faut s’attaquer, au premier chef, à Épictète qui est vraiment la cible de toutes les assauts de l’auteure dans cette première partie. La liberté défendue par Épictète est purement est simplement l’inversion du rapport entre les notions de politique et de liberté en vigueur dans l’Antiquité (non tardive), c’est-à-dire Aristote.
        


d) La liberté intérieure est le "négatif" de la liberté politique
L’argumentation de Hannah Arendt illustre ici parfaitement la thèse défendue dans la préface, à savoir que la pensée d’un homme est toujours en rapport avec les évènements et les situations historiques de son époque. Or Epictète né en 50 après JC à Hiérapolis (actuelle Turquie) fut esclave à Rome, laquelle était soumise à son époque à une dictature (celle de l’empereur Domitien en l’occurrence). La thèse de Hannah Arendt est la suivante: la liberté était considérée dans l’antiquité comme la capacité à se détacher de l’influence oppressive du pouvoir ainsi que la propriété d’un lieu à l’intérieur duquel l’individu jouit d’une liberté d’action inaliénable. Or qu’est-ce que la liberté d’Epictète finalement? L’aboutissement de cette logique de retraite et de cette direction de pensée jusqu’à l’affirmation d’une liberté totale à l’intérieur du sujet lui-même, comme si historiquement confronté à la stratégie invasive de pouvoir politique dictatoriaux, le stoïcisme avait simplement ramené la liberté à l’intimité du sujet, suivant en cela une dynamique de rétrécissement du champ d’application du concept de liberté. La différence entre la liberté politique et la liberté intérieure tient moins à une distinction de nature qu’à une simple restriction du lieu d’exercice de cette liberté, laquelle consiste donc fondamentalement dans une action, dans une expression, dans une extériorisation du sujet et non dans son intériorisation. La liberté intérieure est le négatif de la liberté politique, laquelle est à la fois première et pleinement « positive », effective, donnée. C’est par défaut que l’on en vînt à considérer « cette liberté de conscience », car initialement, il n’y a pas de liberté sans sortie de soi, sans commerce avec les autres, sans déplacement dans le monde et participation par le geste et la parole à une sphère publique.
        Pour Hannah Arendt, la liberté, n’est ni l’indépendance, ni l’autonomie, et encore moins la possibilité de faire ce que l’on désire, elle est l’effectuation d’une action, d’une parole, ou d’une décision menée en concertation avec d’autres dans un milieu organisé (une cité). Mais alors d’où vient la constance de ce rapprochement avec la délimitation d’une zone d’influence personnelle, d’une «  toute puissance » circonscrite à un lieu? Peut-être de la confusion entre la liberté et la libération, laquelle désigne simplement l’aptitude de l’homme à se détacher des nécessités vitales. Or la libération est la condition nécessaire mais pas suffisante de la liberté. « Être libre » exigeait, outre la simple libération, la compagnie d’autres hommes, dont la situation était la même, et demandait un espace public commun où les rencontrer, un monde politiquement organisé, en d’autres termes, où chacun des hommes libres pût s’insérer par la parole et par l’action. » Nous mesurons ainsi l’importance du malentendu selon Hannah Arendt, le Stoïcisme d’Epictète s’est constitué en réaction à une dictature qu’il a confondu avec du politique faisant ainsi germer le mythe d’une liberté non politique, ou a-politique.
        

« La raison d’être de la politique est la liberté »: nous retrouvons cette affirmation de façon plus détaillée dans ce passage où l’auteure détaille sa thèse. Ce qui est en jeu dans un autre type de communauté comme la famille ou dans certaines sociétés tribales, non organisées politiquement, ce n’est pas la liberté mais la libération, c’est-à-dire la production de biens et de services permettant à la communauté de survivre, de durer physiquement, bref de nourrir tous les membres de la collectivité. Mais cela ne crée nullement les conditions requises pour la liberté.
        C’est vraiment « une ligne de force » qui traverse l’œuvre entière d’Hannah Arendt et sur laquelle elle revient constamment: tant qu’un citoyen n’attend de la cité que la garantie de sa sécurité et les moyens de vivre, il n’aspire ni à un statut politique ni à être libre (les deux allant de pair). Ce qu’il demande à l’État, c’est d’être nourri, logé, protégé en remboursement de son travail,  de ses impôts, mais pas d’être reconnu. En d’autres termes, toutes les revendications qui tournent autour de notre salaire, de notre niveau de vie, des impôts, des taxes, des retraites, du pouvoir d’achat, bref tout ce qui concerne notre vie individuelle et matérielle ne concerne en aucune façon la question de notre liberté. Comme la raison d’être de la politique est la liberté, nous pouvons en déduire qu’elles ne constituent pas non plus des revendications d’ordre politique. Sans politique, c’est-à-dire sans espace public, pas de liberté. Il est possible que notre aspiration à être libre dans un espace qui n’est pas politique, dans une famille, ou dans un pays dirigé par un totalitarisme existe en nous, dans notre « cœur », comme un sentiment « rentré », comme un souhait insatisfait mais cela ne peut être vraiment invoqué parce que c’est trop confus, trop hypothétique, trop vague. Epictète donne trop de crédit à des mouvements indiscernables parce qu’impossibles à extérioriser, à discerner les uns des autres. La liberté est un "fait mondain », c’est-à-dire une effectuation de l’homme dans le monde, ou plus encore, dans un monde déjà modelé organisé par des principes, des protocoles humains. Être libre, c’est s’extérioriser. Dés que nous évoquons l’intériorité d’un sujet, nous entrons dans une zone opaque à l’intérieur de laquelle les mouvements de l’individu sont illisibles.
        

Si l’on met cette définition de la liberté en regard avec la Troisième maxime de la morale provisoire de Descartes, nous mesurons la profondeur du désaccord entre les deux philosophes. Descartes ne parle pas ici de « liberté », il décrit dans un esprit pratique les « consignes » auxquelles il est préférable de se soumettre pour vivre et  voyager dans le monde. "Ma troisième maxime était de tâcher toujours plutôt à me vaincre que la fortune, et à changer mes désirs que l’ordre du monde ; et généralement de m’accoutumer à croire qu’il n’y a rien qui soit entièrement en notre pouvoir que nos pensées, en sorte qu’après que nous avons fait notre mieux touchant les choses qui nous sont extérieures, tout ce qui manque de nous réussir est au regard de nous absolument impossible. »
Mais la référence aux stoïciens est évidente et nous retrouvons dans les « conseils" que le philosophe français s’est dicté à lui-même la définition même de la liberté intérieure chère à Epictète. Mais précisément changer mes désirs plutôt que l’ordre du monde, c’est invalider dés le départ l’effectuation même de la liberté selon Hannah Arendt, c’est travailler absurdement cette matière confuse, opaque et indéterminable des désirs au détriment de la seule réalisation effective de la liberté à savoir l’action sur le monde. Changer ses désirs plutôt que l’ordre du monde, c’est avoir d’emblée renoncé à être libre. L’esprit de Descartes n’est évidemment pas politique, comme en témoigne la restriction finale « au regard de nous », mais on sait par ailleurs à quel point les concepts de liberté, de volonté, de libre-arbitre sont cruciaux pour Descartes en tant qu’ils n’ont pas d’autre origine que celle du sujet, et seulement lui, en tant que « je pense ». Toute action est fondamentalement le fruit de la délibération du sujet, ce que la notion même d’action politique pour Hannah Arendt remet en cause (puisque la délibération et la décision est par essence « commune »). La liberté est fondamentalement affaire de « nous » et pas de « je ». A la fameuse formule du cogito: « je pense donc je suis », Hannah Arendt opposerait finalement celle-ci: « penser se fait dans l’évènement, donc «  j’inter-suis » »
 3) Les causes du divorce entre la politique et la liberté
                   a) Le totalitarisme

Hannah Arendt soutient que liberté et politique sont comme les deux côtés d’une seule et même pièce. Il n’existe de liberté que factuelle, démontrable et commune. Mais alors, comment expliquer que cette compatibilité entre liberté et politique nous semble aujourd’hui aussi problématique? Ni Epictète, ni Saint Augustin, ni Descartes qui sont des philosophes dont l’influence est limitée pour l’opinion publique ne sauraient suffire à justifier la profondeur de cette confusion dans l’esprit de l’écrasante majorité de la population. La faute en revient au totalitarisme qui a annexé arbitrairement et surtout fallacieusement la notion même de politique, alors qu’il l’exclue en réalité radicalement. Non seulement le totalitarisme parvient à se faire passer pour de la politique mais il prétend soumettre toutes les dimensions de la vie humaine à la politique, ce qui est un contre-sens fondamental. Il ne faut pas davantage confondre action et pouvoir que politique et totalitarisme. Nous avons tendance à croire que le totalitarisme est une aliénation politique de notre libre-arbitre parce qu’il détruit et ne reconnaît pas les droits individuels du citoyen. Nous faisons donc de la revendication de chaque citoyen à la jouissance d’une vie et d’un domaine privé  l’une des causes les plus essentielles à l’acquisition de notre liberté sans nous apercevoir que cette contestation de la dimension privée de notre existence (écoutes, atteinte à la liberté d’expression, etc.) n’a pour finalité que de nous renvoyer paradoxalement  à la dimension privée de notre vie.
        C’est ici le concept de "pluralité" qu’il s’agit de saisir dans le sens que lui confère Hannah Arendt: « la pluralité humaine, condition fondamentale de l'action et de la parole, a le double caractère de l'égalité et de la distinction ». Nous ne pourrons être pleinement reconnu comme une personne unique et distincte des autres qu’à partir de la réalisation de la pluralité dans la vie publique. L’égalité du statut de tous les citoyens est précisément ce qui rend impossible le conformisme. C’est justement parce que nous sommes égaux que nous ne sommes pas tenus d’être conformes. L’égalité rend possible la différence. La destruction de la vie privée par le totalitarisme aspire à imposer une conformité de pensée, d’attitude des citoyens, un mode de vie individualiste et indifférencié, et c’est bien là tout le contraire de la reconnaissance de chaque citoyen en tant que membre attitré, autorisé à intervenir dans la vie publique. Ce que vise la non reconnaissance des droits privés par le totalitarisme, c’est l’esprit même de cette distinction par le biais de laquelle chaque citoyen se perçoit comme une voix nécessaire à un ensemble, à une prise de décision collégiale, à un espace de concertation publique. La simple et évidente distinction conceptuelle entre l’égalité et l’identité (c’est parce que nous sommes égaux que nous ne sommes pas identiques) suffit à faire parfaitement comprendre la pensée de Hannah Arendt.
       


P193: « nous sommes enclins à croire que la liberté commence où la politique finit ». Il s’agit maintenant de s’attaquer à la conception la plus courante et la plus « fausse », selon Hannah Arendt de la politique, celle du pouvoir exercé par certains hommes sur une majorité d’autres qui sont finalement soumis aux décisions des premiers. Nous verrons que le totalitarisme n’est pas seulement en cause dans cette confusion aux conséquences très dommageables. Ce point est vraiment incontournable si nous voulons comprendre cet article: Par « politique », tout le monde entend « pouvoir », au sens de domination, alors qu’Hannah Arendt désigne par ce terme, un autre sens de pouvoir, non plus pouvoir de l’homme sur l’homme, mais pouvoir de l’homme dans le monde, au sein d’un milieu organisé, cadré, légalisé. En d’autres termes, la politique désigne moins la souveraineté d’une autorité qui s’exerce sur des individus que les conditions à partir desquelles les hommes s’autorisent à concevoir une action dans le monde. C’est exactement ce que veut signifier Hannah Arendt dans sa distinction entre le social et l’économique qui ont à voir avec la vie (survivre) et le politique qui concerne le monde. La politique désigne malheureusement, pour la plupart d’entre nous, la domination d’un «  Je » sur un « Nous », alors qu’elle définit, pour Hannah Arendt, et cela depuis l’antiquité grecque les moyens de créer un « Nous » agissant.
        

Suit alors une succession de questions qui prouvent à quel point l’auteure évoque, avec beaucoup de lucidité, les a priori et les idées qu’il lui faut affronter, les assimilations très ancrées (et parfois par les philosophes eux-mêmes) qu’il s’agit pour elle de combattre et de contester. Le raisonnement de nombreux citoyens et de certaines doctrines économiques comme le libéralisme est le suivant: plus il y a de politique, plus il y a d’organisation, de directives, de lois, de limites, de tentatives de gestion des comportements et des actions. Cela signifie que la politique nuirait au pouvoir d’initiative de chacun. Hannah Arendt affûte les arguments qu’elle va essayer de réfuter par la suite, en faisant semblant d’y adhérer: c’est finalement à la mesure des espaces et des domaines sur lesquels elle n’intervient pas que l’on juge souvent la place que la politique laisse à la liberté: la libre initiative dans les entreprises, la liberté de donner à son enfant une éducation religieuse. Finalement nous confondons la politique avec la main mise par l’Etat sur de très nombreuses dimensions de la vie du citoyen. Nous avons l’impression que la politique nous empêche de vivre alors même que selon Hannah Arendt, elle seule nous permet d’exister. Tout ce que nous percevons comme une contrainte, ou une limitation, par exemple, les impôts finançant l’école publique, les hôpitaux, les tentatives de régulation économique du marché par l’état, ou encore la laïcité, l’interdiction d’arborer des signes distinctifs religieux dans un espace public: bref toutes ces tentatives du politique visant à rendre possible une action publique, concertée sont appréhendés par le citoyen comme une contrainte opposée à leur liberté privée. Et si c’était vrai?
b) Hobbes et les penseurs politiques du 17e siècle
Hannah Arendt ne répondra « Non » à cette question qu’à la toute fin de cette première partie de l’article et de façon exclusivement affirmative, non argumentative. La justification de ce « non » sera développée au début de la partie 2, mais pour l’heure (p194: « cette définition de la liberté politique comme possibilité de libération….), l’auteure explique pourquoi nous en sommes à un tel degré de défiance, pourquoi nous partons du principe que la place de la politique et celle de la liberté sont inversement proportionnelles. La faute en revient aux penseurs  politiques du 17e siècle au premier rang desquelles Hannah Arendt situe Hobbes (1588 - 1679). Pour ce dernier en effet, c’est exactement pour garantir sa sécurité que l’individu a accepté (par contrat) de passer d’une liberté naturelle à une liberté civile. La vie en société ne rend pas libre mais garantit la sécurité et le citoyen manifeste ainsi sa préférence pour une liberté limitée mais sécurisée plutôt qu’une liberté totale, naturelle mais très risquée. C’est par attachement à la vie que l’individu choisit la politique et l’on mesure ainsi à quel point nous sommes très loin de la thèse essentielle de Hannah Arendt (la politique ne concerne pas la vie mais l’action dans le monde).
Si, comme le prétend Hobbes, le choix de l’individu de vivre dans un état politiquement organisé est orienté voire conditionné par son désir de demeurer vivant, alors c’est la sécurité qui définit et justifie le plus impérativement la politique. Dés lors la condition politique implique, dans l’efficience première de sa vocation contractuelle, moins de liberté naturelle. En d’autres termes, le conflit  permanent de l’homme avec son prochain est tellement considéré par Hobbes comme ce fond de nature à partir duquel il convient d’instaurer le politique comme un cadre à l’intérieur duquel la liberté est restreinte pour permettre la cohabitation pacifique de tous les citoyens que l’idée même d’une liberté n’existant qu’à partir du politique est absolument inconcevable. 
  c) Les sciences sociales
Or c’est bien la thèse même de Hannah Arendt que d’affirmer qu’il n’y a pas de liberté avant qu’il y ait de la politique, tout simplement parce qu’il ne peut pas y avoir d’action humaine sans politique. Le développement des sciences sociales au 19e siècle à partir de penseurs comme Tocqueville, Durkheim, Michelet, Auguste Comte, Max Weber, etc, n’a fait qu’approfondir ce fossé entre politique et liberté, dans une toute autre perspective que celle de Hobbes. Il n’est plus question de poser la politique comme la garantie de la sécurité de l’individu contre les attaques de ses semblables mais de concevoir la société comme un ensemble investi en lui-même et par lui-même (nécessité immanente) de cette vocation à se développer. La politique désigne alors simplement le cadre et l’autorité protégeant la société afin de lui permettre de se déployer, de se réaliser. Dés lors la liberté n’est plus la raison d’être de la politique, mais une « limite » dont le politique peut d’ailleurs s’affranchir mais seulement à condition que le développement de la société en dépende.
L’adhésion à l’idée selon laquelle la politique et la liberté sont incompatibles ne remonte donc nullement au début de notre siècle (celui de Hannah Arendt: le 20e) mais à bien plus loin. L’auteure évoque la révolution anglaise de 1642 et le discours que fit le premier roi à être décapité Charles 1er sur l’échafaud. Ce soulèvement qui partit d’une succession de désaccords entre le roi et le parlement anglais ne fut aucunement causé par la volonté du peuple à participer au gouvernement. Ce n’est pas l’action politique qui motiva le peuple à se soulever contre le roi mais seulement la défiance à l’égard d’une autorité qui n’était plus reconnue comme la garante de la sécurité et de la propriété de chacun. C’est la sécurisation de la sphère privée que le citoyen attend du politique et aucunement la participation et l’implication dans une action publique.
En remontant encore plus loin, nous pouvons constater que les premiers chrétiens ont bâti leur conception d’une vie contemplative et vouée à Dieu dans les multiples tracas que leur ont imposé la politique. Rien n’est particulièrement étonnant dés lors dans leur définition d’une liberté d’autant plus efficiente qu’elle pourrait s’éloigner des affaires publiques. 

Conclusion: le "truisme de la liberté politique"
Hannah Arendt vient donc de produire une succession conséquente d’arguments, comme on le dirait d’un dossier à charge visant à contrarier sa propre thèse,  celle d’une collusion essentielle entre politique et liberté, voire d’une identité profonde de nature: il n’existe pas d’autre liberté que politique, mais toutes les raisons historiques et philosophiques s’amoncellent pour faire obstacle à ce truisme (évidence qui va de soi).  L’examen de ce truisme sera l’objet de la seconde partie de l’article.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire