lundi 6 septembre 2021

2021/2022 Terminale HLP

 Le héros romantique


1) Travail sur la toile de Caspar David Friedrich: « le voyageur contemplant une mer de nuages » (1818)

De toutes les toiles de cette époque, celle-ci se détache par sa postérité. De fait elle incarne exactement l’esprit du romantisme. 

Afin d’éviter tout de suite les confusions, il convient de distinguer radicalement le romantique du romanesque et de la romance. Ce qui est romanesque désigne ce qui peut servir de trame et de contenu à une histoire, à un roman. Par romanesque on peut entendre aventureux, chevaleresque, ce qui donne lieu à un récit par la richesse des aléas de l’histoire, par la noblesse des actions. Il n’est pas exclu que la vie d’un héros romantique soit au contraire un peu ennuyeuse, parce qu’habitée par la contemplation des lieux, des paysage et de la nature, comme l’exprime assez clairement cette toile.

La romance qualifie nécessairement une histoire d’amour. Il semble, à première vue, que le romantisme aussi implique de l’amour, mais c’est faux. L’amour ne constitue une situation romantique qu’à partir du moment où cet amour sera contrarié, voire impossible. Le romantique est toujours aiguillé, azimuthé par l’absolu. Il y a en lui quelque chose de misanthrope, de radicalement hors société. Ce n’est pas parce qu’il est amoureux qu’il est troublé, c’est parce qu’il est fondamentalement troublé par un rapport direct à la nature qu’il est éventuellement amoureux.  En d’autres termes, le romantique est un amoureux fou mais ce n’est pas parce qu’il est amoureux qu’il est fou, c’est parce qu’il est fou qu’il est amoureux. Ce qu’il cherche dans le rapport amoureux, c’est quelque chose qui soit à la hauteur de l’infini de son désir. Mais en fait, il peut aussi le trouver (ou plus exactement de ne pas le trouver) ailleurs. 

Deux citations permettent d’interpréter ce tableau plus adéquatement: la première est de Friedrich lui-même:  « Le peintre ne doit pas peindre seulement ce qu'il voit en face de lui, mais aussi ce qu'il voit en lui. » la deuxième est de Holderlin ( 1770 -1843) poète largement méconnu et incompris à son époque: « Tout mon être se tait pour écouter les tendres vagues de l'air jouer autour de mon corps. Perdu dans le bleu immense, souvent je lève les yeux vers l'Ether ou je les abaisse sur la mer sacrée, et il me semble qu'un esprit fraternel m'ouvre les bras, que la souffrance de la solitude se dissout dans la vie divine. » Holderlin

L’effet de convenance entre cette citation et ce tableau est assez troublant et cela d’autant plus que Holderlin n’a jamais vu la toile de Friedrich. D’où vient ce sentiment d’un accord parfait? Finalement en relisant la citation, nous réalisons qu’il tient au fait que ce qui est décrit dans la citation comme une alternative (ou) est peint dans la toile elle-même comme une liaison, comme un trait d’union, comme une fusion en fait.  Il n’est pas question de contempler le ciel ou la mer mais la mer (de nuages) dans le ciel. Le bas et le haut, la mer et le ciel se confondent. Nous qui avons l’habitude de voir la mer à nos pieds sommes ici en situation de voir un homme qui les nuages à ses pieds. 

Il s’agit bien de se perdre dans un élément mais plus encore de se perdre dans la confusion des éléments, dans leur indistinction. « La souffrance de la solitude se dissout dans la vie divine » écrit Holderlin; les frontières sont floutées. Le voyageur ne cherche pas un panorama ou « un point de vue ». C’est à peine s’il veut voir. L’expression « à perte de vue » est ici à suivre littéralement car il est moins question de distinguer quelque chose à voir que de s’abimer dans la contemplation d’un « voir sans objet », dans une forme d’immersion, un « sans-fond ».

Nous pourrions comparer avec les Ménines de Diego Velasquez  (1656) pour mesurer la différence radicale d’époque mais aussi de milieu, de situation et plus encore de perspectives. Nous sommes embarqués par la toile dans un jeu de miroirs au sein duquel ce que vous pouvez voir indique votre fonction. L’observateur semble être élevé à la dignité royale puisque c’est le portrait du roi Philippe 4 et de son épouse Marie Anne d’Autriche. 




        La peinture ici illustre entièrement le jeu des convenances, donnant un sens nouveau à la notion de position. Quiconque est « là » est nécessairement dans l’entourage du roi.  Quelque chose est alors totalement circonscrit, fermé. Cette toile revêt une dimension hiérarchique et sociétale. On pourrait dire qu’elle peint un milieu « autorisé » au sein duquel être placé(e) là revêt un sens purement protocolaire. C’est finalement comme un jeu d’échecs. Les perspectives et les regards définissent le pouvoir de chacune et de chacun, sa capacité d’influence du couple royal, le haut rang dont les personnages jouissent dans le royaume d’Espagne. Le champ de vue circonscrit par la toile définit aussi un champ social. On pourrait même dire qu’il fait société et à ce titre, il n’est pas indifférent que l’observateur soit situé à la place du roi, mais dans un. Schéma réflexif. Le roi se voit. Ce que nous voyons en fait, c’est le roi et la reine se voyant et tout est articulé à cette perspective centrale qui en même temps est une perspective spéculaire. Un couple royal se regarde dans un miroir cet tout est « repeuplé », pourrait-on dire. C’est comme on dit très justement: « l’étiquette », les convenances, les règles, les usages, bref des rapports réglés mais faux. Ce que cette toile révèle, ce sont les usages de la cour, le pouvoir dont jouit le couple royal et sa capacité à être comme le centre d’un cercle. Le titre même de l'œuvre "les ménines" (qui signifient les suivantes) illustre parfaitement l'ambition du peintre. De qui les ménines sont elles "les suivantes"? Du roi, de la reine. Elles ne sont ce qu'elles sont que parce qu'elles sont "après" le couple royal.

Evidemment la comparaison (et le contraste total) avec la toile de Friedrich permet d’en saisir le sens véritable. le personnage central  n’est pas entouré, il est « immergé ».  « Le peintre doit aussi peindre ce qu’il voit en lui » dit Friedrich. Autant nous sommes aspirés par le jeu de miroir de Vélasquez DANS la toile, autant nous sommes un peu exclus de la toile de Friedrich. Le personnage est de dos. La position du peintre est improbable. Elle est impossible, en fait,  à moins d’avoir un drone. De plus il n’est pas du tout crédible que cet homme puisse faire de la haute montagne (ce qui est suggéré par sa position par rapport aux nuages avec une redingote est des chaussures qui semblent être des chaussures de ville.  Le souci du romantisme n’est pas de faire crédible, de faire « réel ». Le héros romantique explore un postulat, une sorte de pari qui consiste à miser sur le rapport à la nature, comme si les relations humaines au sein de la société ne constituaient pas une expérience authentique.

Il est difficile ici de ne pas penser au célèbre poème de Baudelaire « l’albatros » et notamment au dernier quatrain qui révèle que finalement l’oiseau n’est pas le sujet de l’oeuvre mais c’est le poète.

« Le Poète est semblable au prince des nuées

Qui hante la tempête et se rit de l'archer ;

Exilé sur le sol au milieu des huées,

Ses ailes de géant l'empêchent de marcher. »

Le personnage ne tourne pas seulement le dos au peintre mais aussi aux hommes. On ne peut pas songer qu’un homme ayant effectué une telle ascension et contemplant ce spectacle pense à sa prochaine liste de commission ou au montant de son salaire, ou encore à sa femme, ses enfants. On ne l’imagine pas marié, de toute façon. Ce qu’il est venu chercher, au-delà de la solitude, c’est quelque chose de pur, d’absolu, un lieu tellement inhabituel tellement rare et aussi tellement confus (en ce sens que tout est inversé, ce qui devrait être en bas est en haut) que ce qui est vu est comme le tain d’un miroir de ses pensées intérieures. Ce qu’il est venu chercher c’est une inversion des repères de la perception: les nuages sont en bas, les lignes de crête des montagnes habituellement tendues vers le haut convergent ici vers le personnage central. Le visage est caché, indiscernable et en un sens indésirable. Il est aussi anonyme, impassible, aussi intouchable et  surtout irréductible à toute familiarité. Nous n’avons aucune envie de lui taper dans le dos. Nous ne sommes rien pour lui et il n’est aucunement animé du désir de s’introduire dans quelque milieu de relations que ce soit. Le visage humain ici aurait été "de trop », comme si l’homme renouait avec le fait qu’avant d’assumer un rôle et un être social, il était aussi un être naturel et vivant. 


            Il faut approfondir  le jeu de cette opposition et l’explorer dans sa radicalité: autant les Ménines est une toile dans laquelle la spectatrice ou le spectateur est toujours déjà embarquée, reconnue, élevée au rang de personne royale parce que prise dans un réseau de perspectives réflexives efficient, mais en même temps, cette immersion dans la cour d’Espagne dans la virtuosité même de sa technique picturale et du jeu de renvois, de regards du peintre, de l’infante, des ménines est extraordinairement « froide ». Aucun de ses regards ne manifeste autre chose que l’étiquette, les positions sociales, hiérarchiques. On est certes introduit subtilement dans un milieu mais en même temps, ce « milieu » est un pur « décorum », une façade, un cadre de règles extrêmement strictes au sein duquel chacun ne regarde que ce qu’elle ou il peut regarder. On est bien situé au centre de l’attention de toutes et de tous, mais le fait d’être ainsi le point de convergence de tous les yeux de l’entourage ne signifie rien d’autre que la hauteur d’un rang, d’un titre. Rien dans tout ceci n’est sentimental, et surtout pas le regard de l’Infante qui est pourtant la fille du couple royal. Elle est figée dans la posture que lui impose son statut, corsetée, au propre comme au figuré dans un jeu de gestuelles codées. Même le chien ne n’a pas l’air très vivant. Rien ne respire dans cette toile.  Tout y est « à sa place ». 

C’est très exactement le mouvement inverse qui définit le tableau de Caspar Friedrich. Nous ne sommes pas les bienvenus dans la toile et le personnage central ne prête aucune attention à notre présence, laquelle ne fait pas partie intégrante du motif. Mais la solitude du voyageur empreint la totalité du paysage: les nuées, les lignes d’horizon, les arêtes rocheuses et le ciel d’une intensité  émotive extrêmement forte. Sans la silhouette du héros romantique, ce tableau ne serait qu’une nature morte mais l’aplomb vertical de sa carrure, sa position à tous égard centrale (il est même le point de rencontre des lignes montagneuses situées en arrière plan), son immobilité bien campée sur ses deux pieds et sur sa canne investissent ses lieux désolés d’une sentimentalité indiscutable et forte,  sentimentalité que l’on peut aisément connoter. Il n’est pas possible de se tenir ainsi, en ce lieu là, sans être « perdu dans ses pensées », même si le terme « perdu » peut se révéler trompeur. C’est bel et bien une sorte de rêverie ou de contemplation, comme le titre l’indique, mais elle l’est voulue, recherchée, chérie, adorée. 

     


            La notion de « désolation » peut être évoquée, notamment parce qu’elle s’applique aussi bien à des lieux qu’à un état d’âme humain, lequel caractérise singulièrement le romantisme.  Il s’agit pour le personnage de trouver des lieux qui soit en tous points à l’image de son sentiment mais plus que cela encore de son attitude, de sa façon d’être et de penser.  Il y a dans le romantisme une forme de radicalité, de rejet des usages, des arrangements, des consensus, des concessions, des lieux communs, et des hypocrisies de la vie sociale.  L’aspiration romantique au sublime ne veut ni ne peut accepter de conditions, de marchandages, tout ce dont la vie sociale est nécessairement composée. C’est donc une forme d’affranchissement solitaire des limites que vise la ou le romantique. 

Nous pourrions donc résumer cette comparaison entre deux tableaux et plus encore les traits fondamentaux du romantique en affirmant qu’il est fondamentalement:

  • Solitaire
  • Attiré par la nature
  • En quête d’absolu et de sublime

Mais comment cette aspiration va-t-elle concrètement pouvoir composer avec une existence finie, avec la nécessité de vivre dans une société réglée, avec les usages, les coutumes et les lois de la vie familiale, sociale, professionnelle, réelle ? 

    


2) La mort, la nostalgie et le souvenir (Novalis)

Nous pouvons essayer de répondre à cette question en nous aidant de l’œuvre d’un auteur romantique allemand: Georg Philipp Von Hardenberg plus connu sous le pseudonyme de Novalis (1772 - 1801). Il s’agit des tout débuts du romantisme  et la particularité de cet écrivain réside dans le fait que son oeuvre est multiple, aussi littéraire que philosophique et scientifique. Son nom est généralement associé à une pensée difficile, complexe, très éthérée, ce qui n’est partiellement vraie, notamment parce qu’il était par sa formation et son métier d’ingénieur très intéressé par la géographie, la minéralogie, les sciences naturelles.

  

Sa vie est marquée par sa rencontre alors qu’il a à peine plus de 20 ans avec Sophie Von Khün, alors âgée de 13 ans. Il se fiance secrètement avec elle en 1795 mais elle meurt deux ans plus tard alors qu’il a 23 ans. Cette disparition et le chagrin qu’elle a provoquée est à l’origine d’un chef d’oeuvre de la philosophie romantique:  «  Hymne à la nuit » dont voici un extrait:


« Un jour que je répandais des larmes amères, alors que tout mon espoir, dissous en la douleur, s’évanouissait, et que, près du tertre aride qui, dans son étroit et sombre espace, enfermait la forme de ma vie, je me tenais solitaire, solitaire comme jamais nul ne fut, agité par une indicible angoisse, sans forces n’étant plus qu’une pensée de misère... Comme je cherchais autour de moi quelque secours, ne pouvant plus faire un pas en avant ni revenir, et que je restais là attaché, avec un désir infini, à cette vie fugitive et éteinte, alors voici que parut, au lointain des cimes de mon ancienne félicité, le premier frisson du crépuscule. Et, tout à coup, le cordon de la naissance, chaîne de la lumière, se rompit !... La splendeur terrestre s’en fut, et avec elle ma tristesse. En même temps s’épandait, toute, ma mélancolie en un monde nouveau, insondable. Et toi, Ivresse nocturne, Assoupissement des Cieux, tu descends sur moi : doucement la contrée se souleva, et au-dessus de la contrée mon esprit, libéré, né à une seconde vie, plana. Le tertre se dispersa en un nuage de poussière, et, à travers ce nuage, je vis les traits transfigurés de l’Aimée. Dans ses yeux reposait l’Éternité... Je saisis ses mains, et les larmes me devinrent un lien, resplendissant, indéchirable ! Tels des orages, des milliers d’années s’enfuyaient dans le lointain... A son cou, je pleurai, devant la vie nouvelle, de délicieuses larmes. — Ce fut le premier Rêve en toi. Il passa, mais son reflet demeure : foi éternelle et inébranlable en ton Ciel, ô Nuit, et en son Soleil, l’Aimée ! »


Le romantisme se caractérise par un rapport au temps très spécifique dont on pourrait dire qu’il inverse la chronologie: tout commence par la mort ou par la perspective de la mort, comme s’il s’agissait d’acter suffisamment la fin effective ou à venir de nos proches, voire de nous-mêmes pour ne plus éclairer les expériences que l’on vit de cette solennité quasiment sacrée à la lumière (crépusculaire) de laquelle on se convainc déjà qu’on les a vécues.  On suspend ainsi le cours de la vie réelle, vivante, effective pour lui insuffler une dimension quasiment hors temps, éternelle. On pourrait dire qu’une vie sans chagrin n’est pas digne d’être vécue mais en même temps, elle ne sera pas vraiment « vécue » si elle est romantique, elle sera plutôt racontée, remémorée, «  souvenue ». Il s’agit de vivre le présent comme étant du futur passé et servir ainsi de matière à un récit éternel, à une restitution idéale, symbolique, édifiante, sublime. 

   


            Rien donc ne saurait être plus étranger à un romantique qu’un esprit de suite réaliste, prospectif, productif, programmatique, prudent, prévoyant. Le héros romantique n’a aucun avenir. Il ne s’en préoccupe aucunement, le plus souvent parce que l’impact de la mort de la personne aimée lui impose une si forte commotion qu’aucun dépassement, aucune reprise du cours habituel de sa vie n’est plus possible, ni même envisagé. Mais alors que faire? Se souvenir, étant entendu que ce qui s’est passé ne s’offre plus à la corruption du temps qui passe. La pensée permet ainsi d’évoquer un temps qui ne passe plus, qui est comme suspendu, magnifié par l’écriture et le regret.

La dimension à laquelle il convient dés maintenant d’accorder toute notre attention réside dans le fait que cette attitude est aussi absurde et stérile d’un point de vue pragmatique que féconde et créatrice d’un point de vue artistique. On pourrait parler ici d’une verticalisation du temps. Il ne s’agit pas de traverser le passé et le présent d’une sorte de visée dynamique et comme fléchée permettant d’envisager le futur mais au contraire de n’aborder le présent que tronqué, isolé, figé, ne débouchant sur rien, hanté par un passé qu’on ne souhaite pas oublier. Dans le processus même de ce suspens, quelque chose se produit qui n’est plus de l’ordre de la vie réelle, qui n’est pas le résultat d’une « gestation ». On insinue de l’infinitude dans la finitude, de l’éternité dans la temporalité, du hors temps dans le temps, le regret du passé dans ce qui objectivement parlant tend nécessairement vers un avenir mais celui-ci jamais n’est jamais pris en considération. 

   L’extrait de Novalis est très clair sur ce point: « Un jour que je répandais des larmes amères, alors que tout mon espoir, dissous en la douleur, s’évanouissait, et que, près du tertre aride qui, dans son étroit et sombre espace, enfermait la forme de ma vie, je me tenais solitaire, solitaire comme jamais nul ne fut, agité par une indicible angoisse, sans forces n’étant plus qu’une pensée de misère… » Le tertre dont il est question ici est la tombe de Sophie qui ici enferme « la forme même de sa vie » dit Novalis.  Vivant il est métaphoriquement mort. Ses pensées sont dans la tombe de son « aimée ». Le registre lexical de la douleur revient à intervalles presque réguliers: « amères…espoir dissous dans la douleur….le terre est aride, l’espace sombre…etc. » On a l’impression que la mort de Sophie l’a littéralement statufié, sidéré dans une posture fixe, dans une impasse d’où il est impossible de distinguer la moindre action. Agir n’a plus aucun sens. 

  


            Mais heureusement la nuit commence à tomber. Ce passage est crucial: la splendeur terrestre s’en fut et, avec elle, ma tristesse. Le paysage se fait de moins en moins visible, de telle sorte que les états d’âme dont il était imprégné disparaissent également. Il n’y a plus rien à espérer mais voilà que la nuit matérialise précisément cette absence d’espoir parce que ce « nulle part où aller » se voit comme confirmé par un jour qui tombe. A quiconque éprouve un désespoir suffisamment profond pour ne plus envisager aucun projet, aucun lendemain, la nuit fait écho. Le romantique trouve un lieu familier dans la nuit alors même qu’elle inspire plutôt la peur de l’inconnu et de l’imprévisible à tout un chacun. Il crée du familier dans le milieu sombre de la nuit parce qu’il est justement hostile à toute familiarité, à toute routine, à tout lieu commun. 

« En même temps s’épandait toute ma mélancolie dans un monde nouveau ». Il y a ici un effet de contraste entre le terme de  mélancolie et celui de « monde nouveau ». La mélancolie est une maladie, c’est presque un diagnostic de dépression, une bile noire qui affecte nos humeurs.  De cette substance délétère quel monde nouveau pourrait naître? C’est portant bien dans ce miracle d’une nuit qui en tombant ranime étrangement quelque chose du désespéré qu’il nous faut chercher la veine romantique, très proche sur ce point du roman gothique. La nuit efface les contours des choses et les limites des êtres. Surtout elle annule le principe de distinction du réel et du rêve.  Assoupissement des Cieux, tu descends sur moi : doucement la contrée se souleva, et au-dessus de la contrée mon esprit, libéré, né à une seconde vie, plana. » Il est difficile de comprendre ce passage sans le relier au tout début de la Bible, de l’ancien testament:

1 Au commencement Dieu créa les cieux et la terre.

2 Et la terre était déserte et vide ; les ténèbres couvraient l’abîme et l’Esprit de Dieu reposait sur les eaux.

3 Et Dieu dit : Que la lumière soit. Et la lumière fut.

   On a l’impression que l’esprit de Novalis plane sur la contrée comme celui de Dieu sur les ténèbres et sur l’eau. C’est juste avant que Dieu finalement ne s’active et ne commence à faire jaillir la lumière de l’obscurité.  De fait, le romantisme est probablement, avec le baroque, l’un des genres littéraires qui choisit de ne pas assigner au chaos un sens péjoratif. C’est comme si le mouvement de rétrospection à partir de la mort de Sophie revenait, à la faveur de la nuit, au chaos initial et c’est seulement ainsi que du désespoir, de la désolation, de l’angoisse et du refus obstiné d’envisager tout futur « naît »quelque chose. Quoi? Une seconde vie.

  


            Nous serions presque tentés d’inverser les termes: « une vie seconde » mais ce serait falsifier la pensée du poète pour qui cette vie est en réalité « première », essentielle, vraie, idéale, et pure. Pourquoi? Précisément parce quelle ne s’offre pas davantage à la décomposition des chairs qu’à la détérioration du temps. La mort prématurée d’une personne aimée place ainsi le romantique en situation de l’aimer éternellement et c’est cette éternité qui va faire « oeuvre » par la puissance du souvenir.

On comprend d’ailleurs à ce moment que Novalis évoque un rêve et donne ainsi à l’inconscient, terme qui n’existait pas encore à son époque, une dimension fondamentale, créatrice. Il serait plus juste de parler d’imagination. Qu’il s’agisse ici d’une hallucination ou d’une vision réelle voire d’une vision simplement écrite n’a aucune importance. Novalis voit le visage de Sophie, sur sa tombe, dans la nuit. 

   


« Les larmes me devinrent un lien, resplendissant, indéchirable ! » On pleure généralement celle et ceux qu’on a perdu mais ici les larmes se voient investis de la capacité de faire revenir les morts à la surface d’un rêve, où à l’occasion d’une oeuvre. Dans le livre de Pascal Quignard: « tous les matins du monde », on voit le grand compositeur Sainte Colombe, s’enfermer dans sa cabane et jouer pour  faire surgir d’entre les morts l’image de  son épouse défunte. L’une des pièces de Sainte Colombe s’intitule le tombeau des regrets. Dans les accents musicaux, picturaux ou poétiques des larmes d’un veuf ou d’un désespéré quelque chose de l’art ouvre son chemin. C’est bien ici le sens de l’histoire d’Orphée dans les métamorphoses d’ Ovide. Désespéré par la mort d’Eurydice tuée par un serpent en voulant échapper à Aristée, il obtient des Dieux de pouvoir la ramener des Enfers à condition qu’il ne se retourne pas. Ne résistant à ce mouvement il la perd à tout jamais. Ce mythe est absolument fondamental pour toute réflexion sur le romantisme et nous reviendrons très largement sur cette référence.

    


Les accents de la plainte et des pleurs ne ramènent pas celles et ceux que nous avons perdus et que nous regrettons mais elles construisent quelque chose, elles créent des « substituts » dont il se pourrait bien, au final, que la valeur dépasse celle de la personne physique de l’être aimée.  Ces substituts sont des oeuvres d’art:

« Quand Orphée descend vers Eurydice, l'art est la puissance par laquelle s'ouvre la nuit. La nuit, par la force de l'art, l'accueille, devient l'intimité accueillante, l'entente et l'accord de la première nuit. Mais c'est vers Eurydice qu'Orphée est descendu : Eurydice est, pour lui, l'extrême que l'art puisse atteindre, elle est, sous un nom qui la dissimule et sous un voile qui la couvre, le point profondément obscur vers lequel l'art, le désir, la mort, la nuit semblent tendre. Elle est l'instant ou l'essence de la nuit s'approche comme l'autre nuit. »

  


Si nous oublions, ou faisons abstraction de l’art dans le portrait du romantique, plus rien ne le sauve et nous ne pouvons plus vraiment le célébrer, ni le reconnaître car il ne manquera pas dés lors de nous apparaître sous les traits d’un misanthrope aigri. Orphée, héros romantique, par excellence, peut bien sembler avoir tout raté en se retournant,  mais il n’en demeure pas moins que la question se pose de savoir jusqu’à quel point un Orphée satisfait aurait encore pu aspirer au statut d’artiste. Sans les larmes amères de cette seconde perte, que lui aurait resté à pleurer? La deuxième mort d’Eurydice ne la projette pas dans l’oubli mais dans l’éternelle célébration de l’oeuvre musicale.  C’est de cette façon que les larmes peuvent ainsi revêtir leur dimension littérale de « transport ». Le canal lacrymal est aussi un vaisseau favorisant les émotions de l’âme.

Pourquoi indéchiffrable? Une fois encore nous pouvons trouver dans l’oeuvre de Pascal Quignard « Tous les matins du monde » la réponse à cette question: « La musique est simplement là pour parler de ce dont la parole ne peut parler. En ce sens, elle n’est pas tout à fait humaine. » Pas d’oeuvre qui, selon Novalis, ne puisse se créer sans les larmes et, de fait, toute oeuvre d’art est indéchiffrable. Le romantique est en quête de l’absolu, lequel est nécessairement indicible. Aucun poète ne pourrait dire simplement ce qui l’habite ni dire clairement, explicitement ce qu’il éprouve. Il ne peut utiliser les mots qu’en tant qu’ils font signe de cet ineffable. C’est ce qui distingue une poésie d’une circulaire administrative. L’oeuvre n’est pas là pour communiquer de vivant à vivant mais pour faire revenir les morts de leur royaume par le souvenir. 



Résumons: On perçoit bien dans ce passage de Novalis une inversion complète des repères ordinaires. Le temps n’est aucunement pour le romantique une dimension dans le déploiement de laquelle il va « gérer » ni même vivre simplement sa vie. La mélancolie l’affecte suffisamment pour qu’il se différencie et s’éloigne radicalement de ce que l’on entend par vie sociale humaine. Il est impératif de toucher au sublime, à l’excellence, à une forme de célébration de la vie qui au final n’est plus tout à fait vivante. La plupart des hommes espèrent un « mieux » dans leur existence: une rencontre amoureuse, une hausse de salaire, un bon repas, etc. Le romantique n’espère rien: il est au sens propre désespéré. La mort de l’être aimé ou la désillusion amoureuse (comme dans « confessions d’un enfant du siècle) joue ainsi le rôle de terme, de fin, d’impasse, d’évènement annihilant toute espérance et à partir duquel il devient possible, comme « à rebours » d’éclairer la vie de la perspective certaine de la mort. 

Une fois posé que telle ou telle perte est comme un terme, une fin « métaphorique » puisque le coeur du romantique continue néanmoins à battre ( il est bien en vie mais ne poursuit plus d’idéal ni d’objectif terrestre), il peut consacrer à sa quête d’absolu toute son énergie par le souvenir et la sacralisation artistique. C’est bien le sens profond du mythe d’Orphée. Se retournant, il sait très bien qu’il perd Eurydice, qu’il la tue une deuxième fois, mais à jamais.  Son désir n’est finalement pas de vivre avec elle mais de faire de son souvenir la source même de son art. L’artiste romantique « se retourne », autant dire qu’il se souvient. Qu’y perd-t-il? Une vie authentiquement heureuse. Qu’y gagne-t-il? Une oeuvre. Dans une vie sans issue, voilà qu’étrangement quelque chose prend forme et « vie »…mais une « autre » vie qui ne garde de la première que le souvenir des choses vécues et qui l’investit d’une dimension symbolique, sacrée, artistique lui conférant une forme d’éternité. Des trois axes du temps, il n’est que le passé qui puisse ainsi servir de support à cette construction qui défie le temps; d'où l'importance structurelle et presque "stratégique", méthodique de la Nostalgie. Celle-ci n'est quasiment plus un vague-à-l'âme ou une tendance dépressive mais une résolution, un choix artistique et aussi étrange que cela puisse paraître, une dynamique de création.




Eurydice, appelée, quitte les ombres neuves,

Et revient à pas lents, gênée par sa blessure.

Pour la garder, Orphée devra ne pas tourner

Ses regards vers l’arrière avant d’être sorti

Des vallées de l’Averne, où tout est annulé.

Quand l’amoureux époux, près de faire surface,

Redoutant de la perdre, impatient de la voir,

Se retourne. Aussitôt retombée en arrière,

Elle tend ses deux bras pour prendre et être prise,

Mais la malheureuse ne saisit que l’air qui se dérobe,

Et, mourant à nouveau sans un mot de reproche

(De quoi d’ailleurs, fors d’être aimée, se plaindrait-elle ?)

Dit un suprême adieu qu’il n’entend plus qu’à peine,

Puis retombe aux Enfers d’où elle était sortie.

Ovide - Métamorphoses


3) Le héros romantique est-il narcissique?

Les interprétations de ce regard en arrière sont multiples et foisonnantes. Nous avons évoqué celle que l’on retrouve dans le film de Céline Sciamma: « Il ne fait pas le choix de l’amoureux, il fait le choix du poète ». De fait, quelque chose de l’art semble se jouer ici. Comme le dit très justement Sophie, qu’Orphée soit simplement impatient de la voir est une hypothèse faible à laquelle personne ne peut adhérer. Marianne formule alors son interprétation: Orphée préfère honorer le souvenir d’Eurydice par l’œuvre plutôt que l’amour avec une femme vivante. 

        



Ce nouveau monde dont parle Novalis ne peut se révéler qu’aux yeux de celles et ceux qui ont définitivement tiré une croix sur la possibilité que le futur leur apporte une quelconque satisfaction. Cette dimension, de toute façon, n’existe pas. Le rapport que le romantique entretient avec le temps est fondamental. C’est cela qui définit précisément le romantisme et c’est bien déjà ce que le choix d’Orphée illustre même si évidemment parler du romantisme d’Orphée serait historiquement et littérairement absurde. Mais rien n’interdit d’envisager le choix d’Orphée comme celui de l’artiste et par recoupement d’envisager la possibilité que le romantique poursuive à sa manière le choix d’Orphée, celui de l’inconsolé pour reprendre le terme de Gérard de Nerval dans son poème: « El Desdichado »: 


Je suis le Ténébreux, – le Veuf, – l’Inconsolé,

Le Prince d’Aquitaine à la Tour abolie :

Ma seule Étoile est morte, – et mon luth constellé

Porte le Soleil noir de la Mélancolie.

Ce poème fait d’ailleurs explicitement référence au mythe:

Et j’ai deux fois vainqueur traversé l’Achéron :

Modulant tour à tour sur la lyre d’Orphée

Les soupirs de la Sainte et les cris de la Fée.

  

Deux fois vainqueur: la création artistique est ce qui permet non seulement de porter le poids du deuil sans le dépasser ou le noyer dans une sorte d’oubli volontaire et optimiste mais aussi de résister à la folie. Gérard de Nerval a subi plusieurs internements et il se suicidera. Il est aussi évidemment considéré comme l’une des figures majeures du romantisme français. Les indices ici sont trop nombreux pour être ignorés: dans le mythe d’Orphée, quelque chose de fondamental se joue de la figure du romantique, avant la lettre. 

Or ce choix peut être lu de deux façons: favorable parce qu’il ouvre résolument la voie de l’art, défavorable parce qu’il manifeste un refus de la vie, un peu comme un cheval refuse l’obstacle. Vivre avec le souvenir d’Eurydice plutôt qu’Eurydice vivante, c’est bel et bien la tuer une seconde fois et se réserver le beau rôle: celui de l’inconsolable qui dans sa tour d’Ivoire construit une oeuvre belle mais désincarnée, symbolique, privée de sève. Se pourrait-il, après tout que la solitude du romantique cache la peur de vivre, la peur d’aimer au quotidien avec tout ce que cela implique de difficultés? 

Les paroles de Marianne dans « portrait d’une jeune fille en feu » résonnent dés lors différemment dans nos oreilles: « il ne fait pas le choix de l’amoureux, il fait le choix du poète. » Il choisit d’adorer le souvenir d’Eurydice plutôt qu’Eurydice elle-même sachant parfaitement que ce souvenir implique de l’idéalisation, de l’idolâtrie, une forme de mystification, de complaisance, d’embellissement. Le poète n’est alors pas tant amoureux de la personne aimée que de son oeuvre, c’est-à-dire de sa propre façon littéraire ou musicale (artistique) de l’aimer, mais elle ne sera plus dés lors aimée pour ce qu’elle est, elle sera adorée pour avoir simplement servi de prétexte à l’oeuvre. Repoussant Eurydice pour une seconde et dernière fois, Orphée ne se contente pas de refermer à jamais son tombeau, il s’isole lui-même dans ce que Novalis appelle une seconde vie, mais que nous pourrions également et peut-être à plus juste raison baptiser « vie seconde », au sens de vie secondaire, vie flouée, évitée au profit de son intellectualisation par le souvenir, par l’œuvre, et par l’art. Orphée « se retourne », il se tourne vers l’arrière comme un homme  qui regardant son passé le scellerait comme définitivement passé, ancien, donc plus à vivre. Il regarde froidement Eurydice avec un mouvement rétrospectif auquel on peut assigner cette double fonction d’hommage éternel et de momification, de célébration et d’éloignement, comme s’il lui signifiait clairement qu’il ne peut pas l’aimer hors de cette ombre, de cette nuit du royaume des morts. 

  Le souvenir des personnes que nous avons aimées présente un énorme avantage par rapport à leur présence effective, celui de ne pas contredire la construction imaginaire que nous bâtissons à leur intention, au fil d’un travail de mémoire nécessairement ambigu, trouble parce qu’à sens unique (c’est le point de vue de l’amant et pas celui de l’aimée: il peut ainsi gommer tout ce qui, de la réalité, pourrait gêner ce que Stendhal appelle la phase de cristallisation, celle où l’amoureux transforme une simple brindille en diamant constellé de pierres précieuses). Un Orphée qui ne se serait pas retourné et qui aurait vécu avec Eurydice aurait probablement posé sa lyre et passé son temps à l’aimer sans la célébrer, sans composer, sans fantasmer, sans diviniser.

   


Il ne fait guère de doute que le mythe d’Orphée, comme le souligne Maurice Blanchot, dit quelque chose de l’oeuvre et probablement l’essentiel de ce qui constitue une Oeuvre. Le lien entre Orphée et le romantisme (bien qu’historiquement anachronique) semble tout aussi évident,  par son rapport au désespoir, à l’impossible consolation que par l’idéalisation du souvenir dont il est l’illustration. Mais alors la question se pose de savoir « à quoi » le romantique est hyper-sensible, puisque de fait, il l’est ? Qu’il soit sujet à cette acuité presque excessive à l’égard de la vie, est-ce ce qui le gratifie d’une authentique lucidité, justesse, à son égard ou au contraire ce qui fait de lui le rêveur impénitent, l’être « décalé », le joueur de lyre idéaliste qui préfère composer des oeuvres pour celle qu’il a perdue que la retrouver vivante et entretenir avec elle une relation effective? L’hyper-sensibilité du romantique fait-elle de lui un être sage et lucide sur « ce qui est » ou, au contraire, un solitaire narcissique enfermé dans une vision fausse et complaisante de « sa » réalité?

C’est bien dans le rapport au temps qu’il faut trouver les éléments permettant de traiter efficacement cette question. Le philosophe Ferdinand Alquié, dans son livre « le désir d’Eternité » ne se contente pas de développer un véritable réquisitoire contre le passionné, il pointe avec beaucoup d’acuité les ressorts de la conception du temps qui caractérise la passion et, dans cet argumentaire, nous retrouvons exactement les composantes essentielles du romantisme, mais présentées sous un jour extrêmement critique:

            



« Peut-on dire [...] que la passion nous permette d'aimer un être autre que nous ? Il n'en est rien et, en aimant le passé (selon Alquié, la passion ne se tourne que vers le passé), nous n'aimons que notre propre passé, seul objet de nos souvenirs. On ne saurait aimer le passé d'autrui ; par contre, l'amour peut se porter vers son avenir, et il le doit, car, aimer vraiment, c'est vouloir le bien de l'être qu'on aime, et l'on ne peut vouloir ce bien que dans le futur. Tout amour passion, tout amour du passé, est donc illusion d'amour et, en fait, amour de soi-même. Il est désir de se retrouver, et non de se perdre ; d'assimiler autrui, et non de se donner à lui ; il est infantile, possessif et cruel, analogue à l'amour éprouvé pour la nourriture que l'on dévore et que l'on détruit en l'incorporant à soi-même. L'amour action suppose au contraire l'oubli de soi, et de ce que l'on fut; il implique l'effort pour améliorer l'avenir de celui que l'on aime. Et si souvent l'aveuglement, et l'on ne sait quelle complaisance pour nos caprices, nous font désirer d'être passionnément aimés, il n'en reste pas moins que celui qui est aimé ainsi sait confusément qu'il n'est pas l'objet véritable de l'amour qu'on lui porte ; il devine qu'il n'est que l'occasion, pour celui qui l'aime, d'évoquer quelque souvenir, et donc de s'aimer lui-même. A cette tristesse chez l'aimé correspond chez l'aimant quelque désespoir, car le passionné sent bien que sa conscience ne peut parvenir à sortir de soi, à atteindre une extériorité, à s'attacher à une autre personne.
     Ainsi s'explique que l'inconstance des passions coïncide souvent avec leur violence. La violence de la passion vient de ce que sa source est l'égoïsme, sentiment d'une grande force, et souffrant mal les obstacles. L'inconstance de la passion vient de ce que l'objet vers lequel elle se porte n'est jamais que symbolique et accidentel : en son essence, l'amour passion est un amour abstrait. Tiré du passé de l'amant, il peut convenir à tout ce qui, dans le présent, évoque ce passé, apparaît comme son image. Aussi le passionné aime-t-il, non l'être réel et présent qu'il dit aimer, mais ce qu'il symbolise. Dans les cas de demi-lucidité, il aime cette recherche même du passé dans le présent : il aime alors l’amour, ce qui n’est pas aimer."

On pourrait reformuler la totalité de ce passage à la lumière de la remarque de Marianne: Le choix du poète ne se contente pas de se distinguer de celui de l’amoureux, il s’y oppose. Le passionné (et donc le romantique) n’aime pas réellement la personne qu’il prétend aimer. Il ne l’aime pas dans le réel donc il ne l’aime pas du tout. Il l’aime pour ce qu’elle n’est pas. 

La thèse défendue par Ferdinand Alquié dans tout son livre consiste à définir la passion comme une pure et simple obsession du passé. Le passionné est une machine à transformer ce qu’il vit en déjà vécu et rien de plus. Quel que soit le présent appréhendé, il ne l’est jamais en tant qu’ouverture vers un futur à vivre mais toujours déjà clos, refermé sur lui-même comme un passé préalablement vécu. C’est un nostalgique fondamental, structurel. Nous évoquons souvent une période dont nous nous disons « nostalgiques » en voulant souligner par ce trait qu’elle était si heureuse que nous la regrettons mais ce n’est pas du tout cela qu’il faut entendre concernant le passionné. Ce dernier est nostalgique « par essence ». Ce qu’il vit, dans l’instant même où il le vit n’est jamais abordé autrement qu’en tant que futur passé. 

 


Dans ce passage, Ferdinand Alquié démontre pourquoi, à partir de ce postulat dans lequel il nous est difficile de ne pas reconnaître exactement les traits du romantique, le passionné est absolument incapable d’amour, du moins d’amour de l’autre. Ce schéma temporel au fil duquel tout présent est déjà du passé ne peut aboutir qu’à un amour narcissique. Pourquoi? A cause du désir d’Eternité. Des trois caractéristiques qui définissent le romantique, Alquié, même si lui se focalise plutôt sur le passionné (mais la ressemblance est suffisamment confondante pour que nous envisagions l’identité de ces deux portraits, la preuve en est que tous les amours littéraires cités par Alquié dans son livre sont des amours romantiques et Gérard de Nerval revient souvent dans ses analyses), souligne particulièrement la quête d’absolu, ou d’Eternité. Des trois axes qui définissent le temps, lequel est le plus à même de servir de support à une telle quête? Le passé, évidemment puisque tout ce qui est passé est définitif. Le présent est en train de se constituer et le futur est totalement incertain mais le passé lui, aussi subjectif que puisse être le souvenir, est à jamais « écrit ». C’est de nos vies, la seule dimension qui soit sans surprise. C’est donc sur ce support là que s’active « la machine à fantasmer » du passionné et donc du romantique. On réalise ainsi tout ce qu’un passionné peut trouver de bénéfice à aimer une morte. Il ne saurait être question de partager avec elle le moindre avenir envisageable. Tout n’est que souvenir, regret, nostalgie. On parle alors d’amour « infini » mais cet infini signifie également « impossible ». 

Il en va de même pour toute personne avec laquelle on souhaite revenir au passé. Ces amours là sont d’autant plus fortes qu’elles se fixent d’emblée un objectif impossible à réaliser. Mais ce qu’il est impossible à réaliser donne lieu par définition à la base même du fantasme.  Le passionné veut moins vivre une vie que se raconter des histoires, se faire un film, et la texture narrative et fantastique de cette histoire ne peut dés lors s’articuler que sur une impossibilité radicale, soit la mort de la personne aimée, soit le rêve impossible de revivre un instant du passé.

Le problème que pose Alquié est celui du rapport à Autrui. Le romantique (ou le passionné) refuse le temps et refuser le temps c’est refuser l’autre. Tel est l’argument fondamental de Ferdinand Alquié et son déploiement est finalement simple. Qu’est ce qu’accepter le temps? C’est accepter de vivre à chaque instant le fait d’être autre à soi-même, car chaque instant est déjà en train de me faire devenir cet autre. Or il est absolument impossible de faire droit à l’existence de l’autre personne sans accepter en soi-même d’être autre à soi-même. Deux aventures ici se confondent et n’en font qu’une: chacune et chacun de nous se doit d’accepter cette altérité imposée par la succession des instants car elle seule autorise l’aventure amoureuse. Qu’est-ce en effet que l’amour selon Alquié? C’est la décision claire et volontaire de donner à cette aventure en laquelle consiste cette altérité permanente de soi à soi que l’on appelle le temps un « visage », celui de la personne aimée. Puisque chaque instant remet sur le métier l’ouvrage d’une identité à faire et jamais faite, pourquoi ne pas tenter de l’infléchir du côté de l’autre, de lui donner finalement un « sens »? Il ne serait plus question dés lors de fantasmer quoi que ce soit, mais d’oeuvrer concrètement en vue d’une vie de couple. Bref, à l’homme passionné ou romantique qui lui déclamerait qu’il pourrait mourir pour elle, la femme aimée et désireuse de l’être réellement pourrait répondre: mais tout ce que je vous demande c’est plutôt de vivre avec moi plutôt que mourir pour moi. Quel serait en effet l’intérêt? 

 


Une fois ces prémices admises (mais doivent-elles l’être?), le raisonnement de Ferdinand Alquié se développe implacablement. Un passionné est un être nostalgique par essence, voué à n’aimer que le passé, ce qui revient à refuser le temps. Or il est impossible d’aimer le passé de quelqu’un d’autre, tout simplement parce que le rapport que nous avons à notre passé est cela même qui constitue notre personnalité unique et exclusive. Ce dernier terme est fondamental. Aimer le passé c’est aimer la dimension exclusive du temps alors que selon Alquié la dimension inclusive du temps est le futur, seul à même de faire l’objet d’une conjugalité, d’une proximité, d’un partage. Dés lors pour quelles raisons un passionné ou un romantique pourrait-il se porter vers une autre personne? Uniquement pour l’intégrer à son souvenir, à lui. C’est presque un travail d’ingestion, d’incorporation, de cannibalisme. Le passionné voue un amour d’autant plus intense, lyrique, démonstratif, irrésistible à la personne prétendument aimée qu’il n’est en réalité motivé que par lui-même, c’est-à-dire par le désir de refermer dans son passé à LUI le souvenir des instants vécus avec l’autre. 

Si nous suivons la pensée de Ferdinand Alquié, il n’y a rien à gagner à une aventure passionnée ni pour celui qui l’éprouve ni pour celle qui en est l’objet puisque le premier reste enfermé dans un narcissisme chronique et la seconde est piégée, vampirisée par un amour qu’elle pense lui être adressé alors qu’elle n’en est que le prétexte. 

A cet amour passion, Alquié oppose ce qu’il appelle l’amour action, celui qui se porte réellement vers l’autre personne. « Aimer vraiment c’est vouloir le bien de l’être qu’on aime »: aussi juste que puisse sembler cette formulation théoriquement, on ne peut pas s’empêcher de s’interroger sur « l’idéalisme » d’une telle définition, surtout de la part d’un auteur aussi impliqué à dénoncer l’idéalisme de la passion. Oui, en droit, l’amour devrait peut-être ressembler à cela, mais qui le peut? Ferdinand Alquié n’est-il pas en train de nous parler d’une forme  « Agapé » (il existe en effet dans l’antiquité trois sortes d’amour: Eros: l’amour charnel (qui prend) Philia l’amour amitié (qui partage) et Agapé (l’amour qui donne, sans attendre de retour, une sorte d’amour pur))? 

  

L’amour passion par définition, ne peut durer qu’un temps, notamment parce que la personne aimée ne peut pas être dupe éternellement. Elle finira par se rendre compte qu’elle n’est là que pour servir de prétexte à un amour narcissique. Il s’en suivra de la tristesse, peut-être un sentiment de trahison, une déception à l’égard d’une passion qui au début ne pouvait que susciter une forme de complaisance. Comment ne pas se sentir flattée d’être ainsi adorée, divinisée. Mais c’est précisément la nature idéale de cet amour, sa connotation symbolique, sa propension à toujours élever le quotidien au-dessus du quotidien qui devrait, selon Alquié, provoquer notre méfiance. Etre adorée comme une déesse c’est ne pas être aimée pour ce que l’on est (mais ici encore, le peut-on vraiment? N’est-ce pas Alquié l’idéaliste finalement?) 

Evidemment, les thèses de Ferdinand Alquié peuvent s’appliquer à une multitude d’amours décrits dans la littérature, comme par exemple la passion de Swann pour Odette dans un amour de Swann de Marcel Proust. On perçoit bien notamment à quel point Swann s’entête sur le passé dOdette qui ne peut que lui échapper et alimente ainsi la jalousie. Swann est le portrait type du passionné (mais tout comme Orphée finalement). Odette n’est pour lui que l’occasion de s’aimer lui-même. Il n’est pas jaloux parce qu’il a des raisons de l’être (mais de fait dans le roman, il en a) mais parce que l’amour passion est structurellement jaloux puisque sa source est l’ego même de l’amoureux.

 


 Dans « Gatsby le magnifique » de John Fitzgerald, nous sommes également en présence d’un passionné. Gatsby est d’origine modeste et il vit une aventure brève avec une fille de bonne famille appelée Daisy. Son désir est de rester comme figé sur cette nuit là et toute sa vie ultérieure est concentrée sur cet objectif impossible qui ne peut que flatter Daisy dans un premier temps avant de l’effrayer totalement jusqu’à lui préférer Tom qui pourtant la trompe. Gatsby est devenu millionaire grâce à la prohibition dans ce seul but: revivre le passé. Le passage où il révèle à Nick le leitmotiv de sa vie est le plus intéressant du livre. Il illustre parfaitement les thèses de Ferdinand Alquié: revivre le passé est par définition impossible. C’est sur cette impossibilité là que la quête d’absolu du passionné et du romantique s’entête et s’obstine. Gatsby serait un narcissique qui n’a choisi Daisy que comme le prétexte à un impossible retour au passé. Toute la fortune bien réelle de Gatsby s’est comme cristallisée autour d’un fantasme impossible. Daisy est partagée entre un homme qui la trompe pour ce qu’elle est: Tom, et un autre qui l’aime pour ce qu’elle n’est pas: Gatsby. Il y a dans ce roman largement de quoi nous désespérer de toute forme d’amour authentique. 

 


L’amour action apparaît toutefois à Ferdinand Alquié comme un amour « viable ». Ce qu’il convient de mettre en oeuvre, c’est finalement une acceptation du temps et du futur, seul moyen de court-circuiter l’enfermement sur soi et son passé. La fin du passage insiste sur la dimension symbolique et imaginaire de l’amour passion. Peut-être les seules amours authentiques seraient-elles celles qui évitent la littérature, le récit, la légende et finalement le romantisme. 


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