mardi 28 septembre 2021

Alice au pays des Merveilles - Les fonctions prédicative et conjonctive

 


Il y a deux caractéristiques du récit d’Alice au pays des merveilles qu’il convient de garder en tête dans la lecture du conte:

  • Alice s’ennuie dans sa vie « réelle » et elle va passer d’une dimension où il ne se passe rien à une dimension où littéralement il se passe absolument tout. Les pays des merveilles n’est pas nécessairement idyllique mais ce qu’il a de « merveilleux » , c’est que « tout y arrive » et finalement Lewis Carroll va suivre ce leitmotiv jusqu’à son paroxysme stoïcien. D’Oxford où il vivait, Lewis Carroll disait: « Ici il n’arrive jamais rien. Jamais, il n’y eut un lieu pareil pour ne point faire se produire les choses. » Il est très plausible de se représenter les merveilles comme un lieu dans lequel au contraire le « rien est exclu », Un lieu où tout, absolument tout n’est qu’évènement pur. Etre à la hauteur des évènements (mot d’ordre stoïcien), c’est ce qu’Alice va avoir du mal à faire d’abord, notamment par rapport à son identité.
  • Ce qu’elle vit est un rêve, comme nous le saurons plus tard, et dans son journal, Lewis Carroll évoque le pays des merveilles « où le sommeil a son monde à lui qui est souvent aussi vrai que l’autre. » Comme le disait déjà Montaigne: « nous veillons dormant et nous dormons veillant. », c’est-à-dire que certains rêves nous permettent d’acquérir une authentique vigilance et compréhension de « ce qui est ». Quand nous sommes réveillés, nous demeurons parfois dans une espèce d’engourdissement qui ne nous rend pas vraiment attentifs à ce qui se passe réellement et inversement c’est quand nous dormons et rêvons que le changement de dimension nous permet d’acquérir une vraie sensibilité à telle ou telle réalité. Le pays des merveilles c’est du « dépaysement utile ».

C’est bien là la perspective la plus riche qui nous permettra de mieux saisir les subtilités de ces aventures: Que reste-t-il de vous quand ce qui vous arrive se succède à un rythme si effréné que vous n’avez plus le temps de vous y constituer une identité? La réponse est simple, vous vivez en direct l’insuffisance du nom propre, et l’on pourrait prendre ce terme d’insuffisance en deux sens:

  • Insuffisance parce que le nom n’est plus déterminant. Ce n’est pas en tant que vous êtes un tel ou un tel que vous vivez telle chose mais parce que vous vivez telle chose que vous existez…Sans nom donc, anonymement.
  • Privé du recours au nom propre, vous ne pouvez plus jouer de la suffisance, de l’arrogance d’être quelqu’un. Ce n’est pas vous qui décidez des évènements, ce sont les événements qui décident de vous et plus exactement qui vous « laminent » en tant que vous.

  


A peine entrée dans le terrier du lapin blanc, Alice chute. On ne peut pas se représenter d’action qui nous contraigne à plus grande passivité. Chutant, Alice ne peut rien faire d’autre que ça: tomber, de la même façon que tout enfant né commence à mourir. Nous savons d’ailleurs que le processus de destruction des cellules est déjà agissant dans l’embryon. Aucun foetus  ne se constitue autrement que par la mort (c’est ce que l’on appelle l’apoptose, le fin de vie programmée des cellules). En d’autres termes, nous faisons comme si nous décidions des choses, des actes de notre vie, mais à cette hauteur là, c’est toujours sur le fond irrévocable de notre mortalité que nous pouvons déployer une action. En d’autres termes, ce qui se passe dans ma vie d’abord c’est une certaine façon de gérer un infinitif incontournable: « mourir ». Nous conjuguons les différentes temporalités de notre existence à partir de cet  infinitif originel et fondamental.

Ensuite, Alice finalement se soumettra à des mots d’ordre qui lui sont adressés par des potions, des tartes, des éventails: Bois moi! Mange-moi! Etc. Des évènements incompréhensibles se succèdent alors à un rythme continu, sans pause!  Ici il est une information sur la vie de Lewis Carroll qu’il importe de connaître pour saisir le « sens » ou le non sens des aventures d’Alice. Carroll a passé toute sa vie à Oxford, haut lieu de l’empirisme anglais. Qu’est-ce que l’empirisme? Une théorie que l’on retrouve chez de nombreux philosophes anglais de Locke à David Hume, selon laquelle ce ne sont pas les idées qui guident nos perceptions mais au contraire nos sensations qui sont la cause de nos idées.  En d’autres termes, le fait déterminant de la connaissance et de la pensée des hommes n’est pas leur esprit mais leur capacité à être affecté par des sensations. Nos idées ne voient le jour qu’à partir de nos sensations, ce sont même des sensations en moins vivaces pour David Hume, auteur qui a profondément marqué de nombreux auteurs britanniques. Si nous pensons ceci ou cela, c’est donc d’abord parce que nous avons éprouvé telle ou telle sensation. Le ressenti de soi est absolument fondamental dans « Alice au pays des merveilles ». Nous assistons aux aventures d’une petite fille qui se sent perpétuellement soumise et même jetée dans des flux de sensations divers, multiples, indéfinissables.

Selon que l’on soit ou pas empiriste, notre rapport aux évènements et aux choses se transforme radicalement.  Le mouvement de pensée opposé à l’empirisme est l’innéisme (nos idées seraient innées) et l’on peut situer le conflit entre ces deux courants de la façon suivante. Si ce sont mes idées qui guident mes perceptions, cela veut dire que je suis un esprit capable d’énoncer des jugements: « le ciel est bleu ». C’est aussi ce que l’on appelle un prédicat: je peux dire ce que les choses sont, je peux les « prédiquer « , et cela grâce à mon entendement. Je peux donc utiliser la fonction prédicative du verbe être. Si l’on est empiriste, on considère qu’il y a d’abord des sensations: il y a l’impression du ciel Et il y a l’affect du  bleu, mais je ne prédique rien je fais une association, on utilise alors la fonction conjonctive du ET (conjonction de coordination)

On réalise parfaitement l’empirisme de Lewis Carroll quand on suit les aventures d’Alice qui finalement ne vit que des ET, voire des ET entre des infinités: chuter ET Rapetisser ET. grandir, Et….Broyée dans cette succession sans pause de ET, la pauvre Alice ne sait plus qui elle EST. « Alice au pays des merveilles » raconte de la façon la plus étrangement terre-à-terre possible ce qui arrive quand il ne fait qu’ « arriver des événements » , des ET et que la fonction prédicative; je suis, tu es, etc, se retrouve écrasée par la fonction conjonctive. Rien n’est finalement moins surnaturel que ces aventures là. Il se pourrait même qu’elles expriment avec une très grande rigueur la réalité la plus stricte de toutes nos expériences.

  


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