lundi 27 septembre 2021

Alice au pays des merveilles: une expérience stoïcienne?

 


Alice demande alors : « Mais, Reine Rouge, c'est étrange, nous courons vite et le paysage autour de nous ne change pas ? » Et la reine répondit : « Nous courons pour rester à la même place.». 

        



Alice a dix ans elle sait qui elle est et elle vit une existence tranquille avec ses parents, sa famille, mais elle poursuit fun lapin blanc et tombe dans le terrier. Elle tombe longtemps et pendant sa chute boit une potion qui la fait rapetisser et elle ne cessera d’ingérer des aliments et des potions qui la feront changer de taille tout au long de ses aventures.  On peut rapprocher cette histoire de l’une des plus terrifiantes citations du philosophe grec Héraclite d’Ephèse: « Aussitôt nés, les hommes veulent vivre et subir leur destin de mort ou plutôt trouver le repos, et ils laissent après eux des enfants, destins de mort à naître. » ce dont Alice  fait l’expérience dans le terrier, c’est finalement d’une forme de vérité pure et sans fioritures. Nous voyons la naissance comme un début, ce qui n’est pas faux sauf que c’est le début de la fin. Héraclite exprime exactement cette évidence existentielle: « naître, c’est commencer à mourir ». Nous « chutons » comme si nous tombions d’un avion et le temps qu’il nous reste à vivre est un destin de mort puisque notre fin est inéluctable durant lequel nous pouvons faire des figures. La vie c’est de la voltige en chute libre. Tout le monde connaît bien cette discipline sportive: les parachutistes s’élancent à partir d’un avion et doivent composer un certain nombre de figures avant d’atterrir. On pourrait dire que vivre est la même chose mais sans parachute. Il existe une forme de sagesse à réaliser qu’au-delà ou en-deçà de ce que nous considérons comme l’essentiel: notre métier, notre carrière, nos relations, créer une famille, une maison, un emploi, etc, il y a fondamentalement ça: une certaine façon de ne faire descendre. Ce qu’Alice vit, c’est ça, et elle le vit à un âge un peu avancé. Ce n’est pas tant la conscience d’être mortelle que celle de ne faire finalement qu’une seule expérience: devenir. 

 


 L’ironie des circonstances fait donc que l’on qualifie de « conte pour enfant » la parole la plus dure et la plus dépouillée d’artifices qui puisse s’adresser à un âge que l’on a plutôt tendance (bien à tort) à vouloir préserver du réel pur. C’est cela Alice au pays des merveilles: du réel pur, ou l’affirmation d’un anonymat existentiel et structurel de la chute qui oeuvre dans toute expérience du vivant. Le petit chaperon rouge, les sept chevreaux etc, invente un méchant: le loup mais Alice n’invente rien. Il faut lire Alice comme un conte prétendument pour enfant qui n’invente rien et qui finalement ne dit qu’une chose à celles et ceux qui le lisent: Il existe une réalité en-deçà de votre nom propre et c’est réalité est plus réelle que ce que vous appelez « votre vie ». En d’autres termes: en deçà de « TA » vie, il y a LA vie et elle est indiscutablement plus réelle que tout ce que tu déclineras à partir de ton nom propre. 

« Alice au pays des merveilles, c’est du stoïcisme pur », dit, en substance, le philosophe français Gilles Deleuze. Certains enfants répètent inlassablement  leur nom comme pour en sonder la pertinence ou précisément le peu de pertinence. Il y a nécessairement toute une partie de notre vie qui s’effectue dans l’ignorance, voire dans la capacité à demeurer indétectable aux radars identitaires de l’organisation familiale, sociale, civilisationnelle. 

On ne peut pas « devenir » lecteur d’Alice au pays des merveilles par un claquement de doigts. Probablement faut-il d’abord se faire passer soi-même au crible de ce que l’on serait tenté d’appeler « une expérience de pensée »: que resterait-il de « moi », si l’on m’enlevait mon nom, mon prénom, mes qualités, mon métier, bref tous les signes distinctifs grâce auxquels je suis reconnaissable en société? 

    

Autant cette question revêt une dimension assez dramatique dés qu’on la pose historiquement, voire juridiquement, autant elle en revêt un autre si la pose métaphysiquement ou existentiellement. Reprenant la tradition romaine de l’homo Sacer, Le philosophe italien Giorgio Agamben crée le concept de vie nue pour qualifier l’homme qui, du fait d’un crime se retrouve exclu du Droit et de la religion. L’homo Sacer dans le droit romain désignait l’homme qu’on pouvait tuer sans être inculpé d’homicide et l’homme que l’on ne pouvait sacrifier. Tuable, l’homo Sacer est « insacrifiable ». Il ne fait que « vivre ». Il n’est pas reconnu en tant que personne et donc on peut le tuer mais il n’est pas reconnu non plus comme assez humain pour être sacrifié.  En fait l’homo Sacer n’est plus reconnu en tant que citoyen, ni en tant que membre d’une religion. Giorgio Agamben relie le statut ou l’absence de statut de l’homo Sacer au sort réservé aux déportés dans les camps nazis. De fait, ils faisaient l’expérience du dépouillement de tout ce qui les rendait reconnaissable à la persona mais aussi à la reconnaissance morale en tant que personne. Par rapport à notre sujet, l’Homo Sacer, ce n’est pas celui qui se trompe de personne mais c’est celui qui fait l’erreur ou plutôt la faute à partir de laquelle il n’a plus aucun rapport avec la notion même de personne. Il ne fait qu’être vivant dans une société où n’importe qui peut le tuer sans avoir de comptes à rendre.

Il n’est pas du tout question de ce sens là ici bien évidemment. Ce qu’Alice vit en fait c’est l’expérience de devenir ce qui lui arrive à partir de ce qui lui arrive sans y trouver jamais à aucun moment le temps de s’y construire un je. Elle passer par une succession d’infinitif: tomber, grandir, rapetisser, courir, se rabaisser, etc.   Que devient une vie quand les événements ne vous y laissent pas le temps d’y constituer un moi, une identité reconnaissable? C’est la vie pourrions-nous répondre et cette vie n’est constituée que de purs devenirs. C’est frauduleusement que nous conjuguons les verbes au fil de la première, deuxième, troisième personne car en réalité, nous ne vivons qu’au fil de l’infinitif d’une incessante multiplicité de verbes divers et c’est pour cela que la seule expérience effective que nous faisons est celle du devenir.

   

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