lundi 27 décembre 2021

Quelques éléments d'élucidation du poème de Henri Michaud (travail facultatif HLP terminale)


 
Clown

 Un jour.

     Un jour, bientôt peut-être.

     Un jour j’arracherai l’ancre qui tient mon navire loin des mers.

     Avec la sorte de courage qu’il faut pour être rien et rien que rien, je lâcherai ce qui paraissait m’être indissolublement proche.

     Je le trancherai, je le renverserai, je le romprai, je le ferai dégringoler.

     D’un coup dégorgeant ma misérable pudeur, mes misérables combinaisons et enchaînement « de fil en aiguille ».

     Vidé de l’abcès d’être quelqu’un, je boirai à nouveau l’espace nourricier.

     A coup de ridicules, de déchéances (qu’est-ce que la déchéance ?), par éclatement, par vide, par une totale dissipation-dérision-purgation, j’expulserai de moi la forme qu’on croyait si bien attachée, composée, coordonnée, assortie à mon entourage et à mes semblables, si dignes, si dignes, mes semblables.

     Réduit à une humilité de catastrophe, à un nivellement parfait comme après une intense trouille.

     Ramené au-dessous de toute mesure à mon rang réel, au rang infime que je ne sais quelle idée-ambition m’avait fait déserter.

     Anéanti quant à la hauteur, quant à l’estime.

     Perdu en un endroit lointain (ou même pas), sans nom, sans identité.

      Clown, abattant dans la risée, dans le grotesque, dans l’esclaffement, le sens que contre toute lumière je m’étais fait de mon importance.

     Je plongerai.

Sans bourse dans l’infini-esprit sous-jacent ouvert

     à tous

ouvert à moi-même à une nouvelle et incroyable rosée

à force d’être nul

et ras…

et risible…

 

Henri Michaux, « Peintures » (1939,) in L’espace du dedans, Pages choisies, Poésie / Gallimard, 1966, p.249


Vous choisirez l’un des deux sujets suivants:


 Essai philosophique: faut-il abandonner l’idée d’être quelqu’un pour devenir soi-même?


Interprétation philosophique: peut-on donner au personnage du clown une dimension ontologique ? (Ontologie: domaine de la philosophie qui se concentre sur la question de l’être, de la nature réelle du monde de la vie, de nous-mêmes - On peut dire des méditations métaphysiques de Descartes (« je pense donc je suis ») qu’elles sont de bout en bout une oeuvre « ontologique »)

  


Quelques éléments d'élucidation 


 

Pour bien comprendre les enjeux philosophiques de ce texte, il faut constamment garder en tête que c’est dans le cadre d’un cours sur les métamorphoses du moi qu’il se situe. Henri Michaux évoque ici un « point zéro ». Qu’est-ce qu’un poète? c’est le dépositaire d’une parole sans auteur, parole inassignable à qui que ce soit et conséquemment dont il est absolument impossible de « rendre raison ». Une poésie est une parole inassumable, ou plus exactement, c’est l’exploration de ce qu’il y a d’inassumable dans toute parole. Ce point zéro pourrait finalement se situer entre cette extrême lucidité grâce à laquelle le poète saisit l’imposture de la persona et ce refus de s’engager dans l’ipséïté. C’est une chose de se rendre compte que nous faisons toutes et tous semblant d’être quelqu’un et c’en est une autre que de s’affirmer comme un être doté d’une parole à laquelle il se tiendra. Il y a dans ce poème un effort de lucidité qui dépasse tout ce que nous pouvons habituellement concevoir parce que finalement nous nous situons soit dans la persona, soit dans l’ipséïté mais finalement dans les deux cas, nous pourrions dire que nous « tentons » quelque chose, que nous essayons de nous extirper d’une forme de néant, mais d’un néant vrai.


De quel néant vrai est-il ici question?  De celui de toute parole ou écrit qui dit « je ». 


Dans tout ce qui va suivre, nous pouvons utiliser le passage d’un livre de Giorgio Agamben: « Ce qui reste d’Auschwitz » dans lequel il évoque la honte comme l’expérience de désubjectivation que fait le poète. Il s’appuie en l’occurrence sur une lettre du poète anglais John Keats envoyée à John Woodhouse en 1818. Mais son analyse va beaucoup plus loin et interroge finalement le rapport de tout individu à la langue. On appelle « glossolalie » l’acte de parler ou de prier dans une langue incompréhensible et parfaitement inconnue de la personne qui parle. Cela consiste donc à émettre des paroles dont le sens nous échappe. Parler dans une langue qui nous est étrangère sans avoir la moindre idée de ce que l’on dit désigne la glossolalie. Parfois les enfants émettent des énoncés glossolaliques qu’ils ne comprennent pas eux-mêmes et qui n’ont aucun sens, ou bien qui en a un qui leur échappe.  

 

Les paroles de l’oracle peuvent être considérées comme de la glossolalie puisqu’elle (par exemple la pythie de Delphes qui révèle à Socrate qu’il est l’homme le plus sage de la Grèce)  n’est que la médiatrice de la parole que les dieux adressent aux hommes et que seuls les interprètes sont à même de décrypter (elle ne sait pas ce qu'elle dit donc). La glossolalie devient un concept extrêmement intéressant à utiliser dés lors que l’on réalise à quel point finalement il existe au coeur de toute prise de parole humaine une part de glossolalie et pas seulement chez les oracles ou les personnes en transe. 

Le philosophe italien Giorgio Agamben revient, en effet, sur la distinction entre parole et langue que Ferdinand de Saussure fut le premier à pointer comme désignant une distinction radicale: « telle série de mots, si riches que soient les idées qu’ils évoquent, n’indique jamais à un individu humain qu’un autre, en les prononçant, veuille lui signifier quelque chose. » Ferdinand de Saussure. Quand nous parlons habituellement, nous utilisons des mots pour signifier quelque chose à quelqu’un mais ce qui est incroyable et presque incompréhensible, c’est que nous le fassions avec des signes qui ont une signification dans un système clos, refermé sur lui-même qui s’appelle la langue. Rien dans le mot « chat », ni dans le mot « mort » ne porte en soi mon intention de vouloir dire à mon voisin que mon chat est mort, et d’ailleurs cette intention ne s’y retrouve pas complètement.  Il y a, d'un côté, mon intention qui se situe dans ma prise de parole et, de l'autre, des signes: « chat et « mort » qui se situent dans la langue. Pas plus que  la signification des mots « chat » et « mort » dans la langue ne se retrouvent dans ma parole à mon voisin, mon intention de signifier à mon voisin la mort de mon chat ne se retrouve exactement dans ces mots qui, en eux-mêmes, ne sont que la liaison entre un signifiant et un signifié (les concepts de chat et de mort). Cela signifie que nous ne savons pas ce que nous faisons quand nous prenons la parole. Nous avons bien conscience que nous émettons un sens, un « vouloir dire » et qu’il y ait question de « chat » et de « mort », mais ces mots, ces signes, ne sont pas à la hauteur évènementielle du vouloir-dire. Ils ne disent rien de cet acte par lequel j’ai rompu le silence avec mon voisin pour dire quelque chose. Inversement cette prise de parole n’est pas à la hauteur non plus (et finalement n’a rien à voir avec elle) de cette concordance pure et assignable d’un signifiant /cha/ avec le concept de félin.

Quoi qu’on dise, quel que soit le contenu de l’énoncé émis, l’acte de le dire n’y concorde jamais avec les éléments purement linguistiques utilisés dans l’énoncé. Il y a un reliquat,  un « restant », une part d’approximation, de non dicible dans ce qui est dit, et plus je le dis, plus s’accroît cette part de non dicible (cette part de non dicible, c’est justement l’évènement de la mort du chat telle qu’il n’est pas exprimé, ni exprimable par ces signes mort, chat, être). Finalement, donc, on parle toujours pour ne rien dire de ce dont on parle.  

Il y a « plus grave »: Giorgio Agamben à la suite de Benveniste insiste sur ces mots qui dans la langue n’ont pas de signifié clair: comme « Je », « tu », « ceci », maintenant ». Ces signes ont un sens mais par rapport à l’instant ou à la personne qui les émet. Ils se distinguent ainsi de tous ces autres mots qui ont un signifié clair et conceptuel, assigné. Quand je dis "je", je ne fais pas référence à un concept résidant dans le ciel des idées, mais à "moi", le référent du discours (C'est la même ambiguïté que celle du je de l'énoncé et du je de l'énonciation). « "Je"  signifie « la personne qui énonce la présente instance de discours contenant je. » Agamben poursuit: « ainsi l’énonciation ne se réfère-telle pas au texte de l’énoncé mais à son « avoir lieu »; l’individu ne peut faire fonctionner la langue qu’à condition de s’identifier dans l’évènement même de la parole, et non, dans ce qui, en elle, se trouve dit. Mais que veut dire alors « s’approprier la langue »? Comment dans ces conditions une prise de parole est elle possible ? Comment ce je pourrait-il être à la fois au four et au moulin? Si le « je » de l’énoncé ne peut se comprendre que par adéquation avec le je de l’énonciation qui effectue l’acte de parler, à quoi peut correspondre le je de l’énoncé? Comment puis-je être à la fois dedans et dehors? L’énoncé fait référence à un sujet qui n’est convoqué qu’en tant que pure instance énonciatrice, mais une fois consommée cette conversion, la personne de chair et d’os, réduite ainsi à n’être qu’un sujet d’énonciation s’aperçoit qu’elle n’est aucunement en capacité de parler par elle-même: elle est constamment devancée par ce qu’Agamben appelle "la puissance glossolalique de la langue"  au sein de laquelle rien ne l’a attendu pour faire correspondre /cha/ et félin d’une part et /mor/ avec la fin de vie. Toute personne qui dit « je » ne se subjective ou ne se désigne elle-même que pour se désubjectiver et s’annuler.

Ce n’est jamais nous qui parlons, c’est la langue. Mais alors comment se fait-il que nous parlions? C’est dans cette énigme non résolue que tient l’être humain. Nous sommes la condition, dans les deux sens du terme de condition, de cette impossible réponse (responsa) et c’est pour cela que nous sommes une condition structurellement honteuse: parce qu’il y a en nous cette ambiguïté glossolalique fondamentale selon laquelle je ne peux pas ne pas parler mais je ne peux pas non plus savoir ni vraiment penser ce que je dis. Dire je suis ou je parle est un acte qui me place dans une situation d’irresponsabilité foncière inhérente à ma condition d’homme.

 

Où situer le discours d’Henri Michaud dans tout ceci? Dans la conscience qu’il possède en tant que poète de cette subjectivation désubjectivante et honteuse qui s‘effectue dans toute prise de parole. Je ne peux pas parler sans ignorer ce que je dis, sans éviter de ne rien dire en parlant, et surtout quand je dis « je ». C’est ce «  rien », ce néant qu’il s’agit donc de pointer, de révéler par la parole elle-même et c’est ça la poésie. Elle dit la vérité de ce rien là. Peut-être après une ipséïté sera-t-elle possible mais ici, en tout cas, ce n’est pas l’affaire du poète. Pas du tout. 

ici il s’agit d’être nul, de s’annihiler, non pas par esprit d’originalité, de défaitisme. Il n’est pas question, comme le font tous ces écrivains du « rien » qui cadre si bien avec le pessimisme ambiant comme Cioran ou Houellebecq de se complaire dans une espèce de nihilisme facile (et ô combien vendeur…vendu?), mais de cibler poétiquement ce hiatus, cette anomalie humaine.  Il n’y pas de « moi » humain parce que l’être humain est un être qui a situé toute sa spécificité et sa condition dans cette improbabilité d’être à la fois un être de parole et de langue alors que ces deux efficiences n’ont absolument rien de compatible. Je ne peux parler sans signifier du rien et je ne peux vraiment faire signe du signifié par le signifiant qu’en me privant de parole (parce que toute langue est un système clos). Il n’y a de parole authentique que sans langue et de langue que sans parole mais nous nous inscrivons dans cet entre-deux là et on pourrait dire que nous y perdons notre latin et notre moi. Trouver le coeur de la parole authentique, c’est donc déjà évidemment déjouer l’imposture de cette persona qui n’est que que le pantin des structures sociales et linguistiques (que va-t-on penser de moi? Rien de plus que ce que l’on a construit artificiellement de toi: le moi), mais aussi d’habiter cette parole incroyable capable d’investir ce désert là et de s’y ressourcer (espace nourricier). Qu’il n’y ait là, rien à dire et rien à être, on en parle, et cela, en toute connaissance de cause, en pleine conscience: « abattant le sens que contre toute lumière je m’étais fait de mon importance. » La poésie telle qu’elle est célébrée et pratiquée ici par Henri Michaux se situe exactement dans l’aplomb et la capacité littéraire de cette lumière: éclairer le « rien » dans lequel la condition humaine consiste. Ce qui est donc décrit ici, c'est l'incroyable puissance de clarification d'un auteur découvrant qu'il n'est l'auteur de rien.

  


(Compte tenu de la difficulté de certains développements précédents et de la référence supposée comprise à la distinction de la parole et de la langue, j’invite toutes et tous les élèves éprouvant des problèmes de compréhension à l’égard de ce texte à me contacter par mail ou à regarder le cours sur le langage (texte de Merleau-Ponty)

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