vendredi 10 décembre 2021

Parole, pensée et silence primordial - Texte de Giorgio Agamben (dans le cadre de l'explication du texte de Maurice Merleau-Ponty)

 Humanité et parole première

Dans un livre de Giorgio Agamben qui s’appelle « Enfance et Histoire », nous trouvons ce passage qui explique mieux qu’aucun autre l’idée essentielle de celui de Maurice Merleau-Ponty:

« Il est clair en effet que pour un être dont l’expérience langagière ne serait pas toujours déjà scindée en langue et discours, autrement dit pour un être toujours déjà parlant, toujours déjà plongé dans une langue indivise, il n’y aurait ni connaissance, ni enfance, ni histoire: il serait toujours déjà immédiatement uni à sa nature linguistique, il ne trouverait nulle part de discontinuité ni de différence où pourrait se produire quelque chose comme une histoire ou un savoir.

La double articulation en langue et discours (parole) constitue donc, semble-t-il la structure spécifique du langage humain; seule, elle donne sens à l’opposition entre dynamis et energéia, entre puissance et acte, que la pensée d’Aristote a légué à la philosophie comme à la science occidentale. La puissance, ou le savoir, est la faculté spécifiquement humaine de demeurer lié à une privation; et le langage, en tant qu’il est scindé en langue et en discours, contient structurellement cette relation et n’est rien d’autre que cette relation. L’homme ne se borne pas à savoir, l’homme ne se borne pas à parler, il n’est ni homo sapiens ni homo loquens,  mais homo sapiens loquendi; tel est l'entrelacs par quoi l’occident s’est compris lui-même et sur quoi il a fondé tant son savoir que ses techniques. La violence du pouvoir des hommes, cette violence sans précédents, plonge ses racines les plus profonde dans cette structure du langage. Ce que l’on éprouve dans l’experimentum linguae (l’expérience de la langue), en ce sens, n’est pas une simple impossibilité de dire: il s’agit plutôt d’une impossibilité de parler à partir d’une langue: il s’agit, via cette enfance qui réside entre langue et discours; d’une expérience de la faculté même de parler, ou de la puissance de la parole elle-même. »



Supposons que nous soyons privés de parole, mais pas du tout au sens où le sourd-muet est privé de la possibilité de s’exprimer, privé de voix. Il s’agit ici d’un sens plus philosophique, plus anthropologique: supposons que l’humain soit doté de langue, mais pas de parole. A tout vouloir nécessairement référer à des troubles, il s’agirait donc ici plutôt d’autisme que du handicap physique d’être dépourvu de voix. Il serait impossible, fait remarquer Agamben, qu’il y ait quoi que ce soit de « nouveau » qui puisse s’ajouter à cette systématique fermée sur elle-même qu’est la langue. 

Une étymologie grecque de très grande importance mérite ici d’être citée et réfléchie c’est celles des mathématiques. Elles viennent de mathêma ou plutôt de mathêmata et désignent à la fois le fait d’apprendre et son résultat, c’est-à-dire la connaissance que l’on a apprise. C’est ici l’identité entre apprendre et ce qui est appris qui doit retenir notre attention. Les mathématiques, c’est « ce qui s‘apprend de soi-même » par opposition aux pathématha qui signifie les choses que l’on apprend de l’extérieur parce qu’elles s’imposent à nous du dehors. Les mathêmata, c’est ce que l’homme connaît d’avance et qu’il porte déjà en lui-même, sans avoir à l’extraire des choses, des sensations, des chocs extérieurs. 

 


                De fait, d’où vient notre adhésion à une proposition mathématique? De cela qu’on aurait vu ou perçu ou expérimenté la conclusion du raisonnement? Nullement, elle vient du fait que l’on a suivi EN nous le même raisonnement et que c’est en suivant le fil des mêmes relations logiques que celle que l’enseignant décrit que nous acceptons ses conclusions. Nous le savions déjà et nous n’avons rien appris de vraiment nouveau puisque c’est en nous mêmes que nous avons retrouvé le fil d’une évidence pure, n’ayant à aucun moment rencontré quelque extériorité que ce soit. Un mathématicien « pur » n’a pas à chercher ailleurs qu’en lui-même l’objet de sa recherche. Qu’on y réfléchisse un peu et cela ne manquera pas de susciter en nous un impact assez fort de réalisation: aucun physicien chimiste, géologue, botaniste ou biologiste ne pourrait travailler sans la nature, sans un monde extérieur parce que c’est dans cette extériorité physique là que repose leur travail , leur recherche et finalement leur méthode même (l’expérience), alors qu’un mathématicien se déplace toujours en ayant avec lui, d’un certain point de vue son « sujet de recherche » (évidemment il aura besoin d’instruments technologiques de pointe, ce qui d’ailleurs pose également de multiples questions mais en droit et dans une certaine mesure en fat, les mathématiques sont la seule science dans laquelle l’homme ne travaille que sur sa pensée, sur ce que c’est que penser pour un homme à partir de cette pensée elle-même) 

Il ne faut pas oublier que la démonstration de Socrate dans le Ménon visant à prouver qu’il existe des connaissances innées chez les hommes est une démonstration de géométrie (les propriétés du triangle) qu’il développe avec un esclave (non instruit donc). 

Il n’est pas du tout indifférent de signaler cette opposition entre les mathêmata et les pathémata  par rapport à ce passage, en insistant sur le fait qu’il y a dans le rapport que nous entretenons avec notre langue quelque chose de « mathématique » , mais en ce sens là, c’est-à-dire que notre langue est « toujours là avant », comme le prouve bien l’analyse de l’enfant à la bobine de Sigmund Freud.  De la même façon que les mathématiques ne font que nous révéler ce que nous savions déjà, ce qui était déjà en nous, l’enfant ne saisit des absences de sa mère que ce qui était déjà en lui, à savoir le principe de symbolisation et de distinction de deux consonances. Toutefois précisément cette opposition, il va la dire, la prononcer par une parole physique, ce qui le place déjà en situation d’apprendre et de connaître.

 

Autrement dit, ce que pointe l'expérience de  l'enfant à la bobine, c’est ce commencement  de l'Humain, en tant qu’il est à la fois doté d’une langue et doté d’une parole, d’une gestuelle. Nous sommes toutes et tous constitués de ces deux matrices dont l’une est moins une matrice qu’ acte: la parole, l’effectuation du geste de jeter la bobine. Si l’enfant à la bobine n’avait pas cette faculté de faire advenir un geste, il n’apprendrait rien, de la même façon que si nous n’étions que des êtres de langue, nous resterions murés dans des connaissances pures et intérieures qui jamais ne seraient dynamisées par de nouvelles.

Le linguiste Benveniste s’est avec beaucoup de justesse opposé à Ferdinand De Saussure par rapport à ce primat que le linguiste suisse accordait à la langue sur la parole. Dans la langue, certes il n’y a que des différences, c’est-à-dire des signes entre lesquels s’active des rapports par quoi ces différences sont prises dans des structures qui ne cessent de renvoyer des unes aux autres. Toute langue est une structure de renvois, d’échos qui ainsi « font sens », mais précisément qui ne font sens que pour autant qu’ils résonnent dans un milieu clos, dans un circuit fermé. 

Mais nous comprenons dés lors que toute vraie connaissance est « nouvelle » et par conséquent qu’elle ne peut s’imposer à nous qu’en brisant ce cercle de la langue. C’est en tant  qu’être de discours et de parole que « nous apprenons » Le simple fait que nous soyons des Homo sapiens, que nous ayons des connaissances, une science, une histoire prouve que nous ne sommes pas seulement des êtres dotés de langues. Pour que cette incroyable puissance d’organisation, de catégorisation, de systématisation et de circulation de sens fonctionne, il faut qu’il y ait dans notre pensée et dans notre corps de la phonation, de la gestuelle, de la voix, de la parole.  Dans l’enfant à la bobine, nous retrouvons exactement ces composantes du langage: le geste et la langue, laquelle est déjà là. Dans cette distinction entre puissance et acte telle qu’on la retrouve chez Aristote, Giorgio Agamben pointe déjà  le rapport entre la langue et la parole. L’homme sait et a toujours su par sa langue, mais il actualise son savoir par sa parole. Dans cette tension qui décrit aussi une complémentarité (celle du langage) le phénomène humain se comprend et s’explique.

  

Or, ce qui est à la fois fascinant et presque incompréhensible c’est que ces deux composantes sont absolument et radicalement autres, imperméables l’une à l’autre. Rien de la parole ne s’explique par la langue et rien de la langue ne peut s’originer dans la parole. Que nous soyons des êtres parlants, nous ne pouvons en rendre compte par le fait que nous soyons des êtres dotés d’une langue, car la parole est un commencement absolu, miraculeux. Inconditionné, c’est-à-dire causé par rien.  Rien n’explique que l’enfant à la bobine dise « Oh et Ha », rien hormis sa langue mais sa langue n’explique pas pourquoi il le « dit », pourquoi il le symbolise, le met en scène, pourquoi il balance sa bobine. C’est du potentiel qui miraculeusement devient un acte, un « agir », sans qu’on trouve dans ce potentiel quoi que ce soit qui explique l’acte. Comprenons bien ce point, la langue explique ce qu’il dit à savoir oh et ah (fort et da) mais pas qu’il effectue cette distinction des deux consonances dans « une parole ». Que ce soit là un commencement absolu, cela finalement nous est prouvé par le fait que notre raison est mise en échec, car si j’en avais l’explication la parole ne serait pas un commencement. Or indiscutablement elle l’est et ainsi nous ne devons pas complètement bredouilles de cette recherche car ce que nous avons ainsi devant nous c’est le commencement du phénomène humain en tant que tel: présent et inexplicable.

Inversement il est clair que rien dans la parole ne peut rendre compte  de ceci qu’il y ait de la langue, parce que rien d’un acte aussi contingent ne peut rendre compte d’une nécessité interne aussi pure, aussi close sur elle-même, aussi d’emblée totalitaire et systématique.  On ne voit pas comment de la contingence pourrait accoucher de la nécessité ni comment de la nécessité pourrait naître à partir de la contingence: l’humain est à la fois cette union et l’impossibilité de cette union. Il est cet oxymore là: il est de la contingence nécessaire, de la parole linguistique, un système complètement fermé qui s’ouvre, un coffre-fort de langue qui se fend d’une incompréhensible et improbable gestuelle. Si nous voulons vraiment comprendre l’homme il faut que nous réfléchissions sur ce silence là, sur cette incompatibilité dans l’incroyable dépassement de laquelle nous humains consistons.

Nous étions  très loin de nous douter en faisant pour la première fois le schéma des trois colonnes entre parole, langue et langage que finalement la distinction entre langue et parole était exactement et précisément en train de dessiner la ligne de fracture dans lequel « être humain » consiste, avec cette nuance fondamentale que l’homme est aussi leur inconceptualisable unité. Que l’homme parle et pense (avec sa langue) c’est aussi indiscutable qu’incompréhensible.

Ainsi grâce à Giorgio Agamben la fin du texte de Merleau-Ponty s’éclaire. Puisque l’homme est cette pensée qui incroyablement parle, nous ne comprendrons le phénomène humain que quand nous aurons compris la nature de ce silence que l’idée de prendre humainement la parole  a rompu.  D’où peut venir aux hommes l’idée de parler et plus encore que ça: « la folie » ou l’audace de le faire? Mais c’est une seule et même chose que de se poser la question de savoir d’où vient aux humains l'audace de ce  passage à l’acte d’être Humain.

 


                        Cela ne signifie pas du tout que Ni Giorgio Agamben, ni Maurice Merleau-Ponty ne « misent » sur une réussite éventuelle de cette recherche. C’est même le contraire qui est le plus probable. Nous ne tenons que dans ce « miracle là ». L’être humain tout entier se tient dans l’aplomb de cette énigme là: une parole qui pense, une pensée qui parle, et sûrement plus encore: une pensée qui pense parce qu’elle parle, une parole qui parle parce qu’elle pense sans que quoi que ce soit du fait qu’elle parle explique qu’elle pense ni quoi que ce soit qui fait qu’elle pense explique qu’elle parle. C’est un entrelacs incompréhensible..Vraiment! Mais il faut approfondir cet imbroglio: ce rapport de causalité entre la pensée et la parole est bel et bien effectif sans quoi je ne dirai pas ce que je suis en train de penser et inversement, alors même qu’en toute rigueur il nous est absolument impossible d’expliquer que la pensée puisse expliquer qu’il y ait de la parole et inversement. Autrement dit cette indiscutable causalité entre parole et pensée n’est aussi claire et inexplicable que parce qu’en effet, nous la « sommes", nous l’incarnons entièrement et que toute réflexion sur elle nous revient comme un boomerang en pleine figure parce que cela ne peut pas être à partir d’une autre origine qu’elle même que nous la formulons. C’est dans le cycle infernal de cette causalité réciproque que nous nous incarnons, et cela explique absolument TOUT de nous: notre génie comme notre violence parce que ce cycle est infrangible et parce que c’est dans le retour à soi de ce ruban de Moebius qu’être humain consiste. 

Ce n’est plus vraiment là une réflexion laïque, mais en tant qu’elle nous fait toucher du doigt la texture même de notre origine, c’est du sacré, et c’est à ce sacré que les premières paroles, c’est-à-dire les paroles se constituant et non plus instituées reviennent toutes: celle de l’acteur, de l’aède, du thaumaturge, du tragique, de l’oracle, de l’enfant, etc.


Parole et Féminité
            Mesure-t-on enfin le sens que ce que nous disons quand nous appelons à « libérer la parole des femmes »? Si c’est pour leur donner « une journée » du bout des lèvres comme à toutes ces valeurs dont on essaie pitoyablement et inefficacement, en faisant moult démonstrations "républicaines" et purement protocolaires,  de masquer que notre modernité les assassine, comme la laïcité, est-ce vraiment nécessaire? (Les femmes et les hommes seront vraiment égaux aux yeux des institutions républicaines quand, malheureusement pour les deux, on décrétera aussi une journée pour les mâles ou une journée pour Julien Rochedy - Pourquoi pas? Ça lui fera sûrement du bien et ça lui permettra de relire « Nietzsche pour les nuls ».... parce qu’il n’a pas tout compris). Priver les femmes de parole cela reviendrait à leur retirer leur statut d’être humains et personne ne le peut. Par contre, comme l’héroïne de Sophocle l’illustre depuis plus de 25 siècles, la femme a toujours été plus efficiente dans la parole première que les mâles. Antigone revient à cette conciliation primitive, mystérieuse et sacrée de la pensée et de la parole dans son opposition au pouvoir éphémère et "trop humain" de Créon. Elle n’affirme pas ce qu’elle pense, elle formule ce que « penser est » et penser, c’est ancrer les paroles, les décrets et les les lois dans l’humus de la terre où l’on se doit aussi d’enterrer ses frères...humains. Ce qu’elle dit à Créon c’est ça: tu ne peux pas penser ce que tu dis  (inadéquation de la parole et de la pensée) quand tu dis ça: n’enterrons pas Polynice. Or c’est dans l' adéquation d’un penser, d’un dire et d’un agir que l’humanité consiste. Parler a toujours été et demeurera toujours cette puissance féminine incroyablement plus forte que tous les pouvoirs masculins et patriarcaux, tout simplement parce que le féminin est plus au fait et plus en phase avec le mystère de l’origine que le masculin. Il ne s’agit pas du tout ici d’une référence à la maternité (comment cela se pourrait-il? Antigone est étymologiquement "anti-génitrice"), mais à la sororité miraculeuse de la langue et de la pensée par laquelle se définit et se distingue le féminin de la condition humaine. En effet une fois que l’on a bien pesé les conséquences de ce que Merleau-Ponty et Giorgio Agamben  nous permettent de réaliser, on saisit où se situe notre lieu, notre lien, notre devenir et notre accomplissement: dans l’intrication la plus ferme et la plus pure de notre parole et de notre pensée, dans une parhésia sans failles, dans une adéquation si profonde aucune autre considération ne peut plus s’y glisser. La présence humaine est à l’image d’Antigone parce qu’il est impossible de concevoir « parole davantage pensée » et "pensée plus parlée", plus « nue », plus crue, plus effective, plus efficiente dans l’acte pur et instantané de son expression. Si l’institution, c’est le patriarcat, l’humanité c’est la féminité....Euh...Parole d'Homme!




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