mercredi 29 décembre 2021

Clown - Peintures dans "l'espace du dedans" de Henri Michaux (Travail facultatif HLP terminale)

 


Trois points essentiels sont à rappeler dans l’abord de ce texte:

  1. Il utilise la première personne
  2. Il décrit un processus presque masochiste par le biais duquel ce « je » va jusqu’au bout d’un sentiment de honte
  3. C’est un poème (cela semble évident mais il est important de rappeler que c’est la prise de parole d’un poète s’exprimant en tant que poète)

Nous nous proposons simplement d’expliquer linéairement ce texte afin de faciliter le travail d’interprétation ou celui de rédaction d’un essai. Autrement dit, tout ce qui va suivre porte sur le fond du texte et pas sur la méthode (pour ce faire, il faut consulter l’article concernant le texte de Philippe Lançon: « Le Lambeau ».

Il nous arrive à toutes et tous de nous sentir «  nulles », mais rarement d’aller jusqu’au terme littéral de cette expression. Etre nul, c’est se confondre avec le néant.  La première personne de ce poème explore ce dépouillement, ce processus de néantisation qui, dans un premier temps nous est décrit comme un « désancrage », un arrachement. On lâche du lest et on se libère. Mais d’abord il faut trancher un lien, tout comme le bateau lève l’ancre bien qu’ici il s’agisse de « l’arracher ». Le registre lexical utilisé par l’auteur (mais peut-on vraiment utiliser ce terme d’auteur?) Est à la fois celui de l’humiliation et de la violence. Nous n’avons pas affaire ici à quelqu’un qui glisserait vers le néant en pente douce mais à une succession d’actes brutaux: « arracher - trancher, renverser, rompre, dégringoler, expulser, etc. ». Ce quoi est donc décrit est une soif , un désir forcené, dément d’annihilation de soi, d’annihilation du moi. Beaucoup d’écrivains, de penseurs ont déjà exprimé un rejet violent du moi comme Pascal notamment: « le moi est haïssable ». 

Mais ce n’est pas du tout la même démarche ici, ne serait-ce que parce que Pascal souhaitait pointer du doigt le caractère vain et dérisoire, pathétique de l’amour propre humain par rapport à la plénitude divine. Il s’agit bien pour Henri Michaux de viser un « lointain », mais certainement pas celui de la transcendance de Dieu. C’est à un mouvement résolument contraire qu’il se prête: celui d’une immanence pure. Il n’est pas question de se juger rien par rapport à un tout, mais de n’être rien vraiment, c’est-à-dire de réaliser à quel point « n’être rien et être » désigne une seule et même expérience: celle de la nullité. 

Il existe sans aucun doute dans toute religion des rituels d’humiliation qui tous ont pour finalité de faire communauté autour d’une auto-culpabilité honteuse, rabaissée: l’agenouillement, l’ânonnement de formules codées, la confession, etc. L’humiliation du je ici décrite n’a aucun rapport avec ce rituel, principalement parce qu’elle est absolument solitaire et qu’elle ne vise aucunement à constituer une communauté quelconque. Nous nous situons sans aucun doute dans l’espace du dedans. Un rapport à soi ici aspire à la violence d’un désancrage radical à tout moi, à toute revendication d’existence. L’expression « boire le calice jusqu’à la lie » ne cesse d’entrer en résonance avec chacune de ces lignes. Ce je veut boire le calice de la honte jusqu’à la lie, jusqu’à ce qu’il n’y ait plus de culpabilité dont il serait envisageable de se repaître. 

La honte est, en effet,  un cercle sans fin: nous avons honte puis honte d’avoir honte et ainsi de suite jusqu’à ce que finalement la honte devienne une sorte de compagne de route insistante, gênante et perpétuelle. Il nous revient donc de toucher du doigt cette incroyable rosée d’une modalité de présence dépourvue de honte, mais est-elle possible? La honte ne serait-elle pas liée à l’expérience d’être? Ne sommes nous pas fondamentalement des êtres dotés de cette capacité d’avoir honte? De fait la honte est le premier ressenti d’Adam et Eve et l’aidôs (pudeur, honte) est la « qualité » que Zeus lui-même est obligé de donner aux hommes pour qu’ils ne s’entretuent pas grâce à la technique que prométhée a commis l’imprudence et la faute de leur confier (mythe de prométhée Platon dans le Protagoras). La honte a à voir avec l’être humain, comme l’affirme avec beaucoup de subtilité et de justesse Emmanuel Lévinas: « Ce qui apparaît dans la honte c’est donc précisément le fait d’être rivé à soi-même, l’impossibilité radicale de se fuir pour se cacher à soi-même, la présence irrémissible du moi à soi-même. La nudité est honteuse quand elle est patente à notre être, elle est son intimité ultime. Et celle de notre corps n’est pas la nudité d’une chose matérielle antithèse de l’esprit, mais la nudité de notre être total dans toute sa plénitude et solidité, de son expression la plus brutale dont on ne saurait ne pas prendre acte. [...] C’est notre intimité, c’est-à-dire notre présence à nous-mêmes qui est honteuse. Elle ne révèle pas notre néant mais la totalité de notre existence. [...] Ce que la honte découvre, c’est l’être qui se découvre. »

 


Cette analyse est vraiment essentielle et très utile ici: Emmanuel Lévinas nous fait comprendre que la honte ne vient pas du tout d’une faute que nous aurions commise, mais plutôt de ce qui est, au contraire, inhérent, viscéralement lié à notre être. Nous n’avons pas honte d’un acte que nous aurions fait et que nous aurions pu ne pas faire. Nous avons honte de ce que nous ne pouvons pas ne pas être, comme la nudité, par exemple. Nous ne pouvons que la dissimuler, l’habiller mais la nudité dit la vérité du corps que l’on a, et plus encore du corps que l’on est. S’habiller, ce n’est pas seulement recouvrir la honte d’être nu, c’est orner d’artifices, dissimuler sous les faux semblants « le fait tout nu d’exister ».

Ce n’est donc pas seulement ici pour Henri Michaux une question d’état d'âme humain à abattre. Il ne s’agit pas d’humilier l’orgueil humain, mais d’aller jusqu’au bout de la honte afin de faire l’expérience authentique d’une ouverture à un être qui ne serait plus humain, à une plénitude au sein de laquelle être soi-même ne ferait plus référence à un être humain qui ferait retour à soi. Il n’y aurait plus ici d’humain pas davantage qu’il n’y aurait vraiment de « retour ». Jusqu’où pouvons nous aller dans l’expérience d’une absolue non réflexivité, c’est-à-dire d’une existence sans revendication, sans persona, ni ipséïté, ni « moi ». Une expérience indivise d’être: c’est cela qui est visée  par l’« auteur » et cela précisément en annihilant radicalement toute référence à un moi, à un auteur, à une autorité.


Si nous prêtons attention à la succession des verbes et des épithètes utilisés, nous réalisons qu’il se produit en fait trois opérations successives dans ce poème que l’on pourrait presque décrire  comme le mode d’emploi de l’annihilation d’une expérience anonyme et pure de l’être:

  1. L’arrachement (à la persona en particulier)
  2. L’anéantissement (notamment par rapport à l’ipséité qui n’est aucunement empruntée)
  3. Le plongeon

On se détache de ce que l’on croyait être  (1) pour se réaliser enfin tel que le néant qu’on est (2) et plonger enfin dans l’espace ouvert d’une épreuve de « l’infini-esprit » (3). 

Parallèlement à cette perspective ontologique (ontos: l’être), il semble difficile de se dérober à une analyse plus  linguistique de ce texte tout simplement parce que c’est aussi et surtout à une prise de parole  poétique que nous sommes confrontés. C’est dans cette perspective que plusieurs auteurs sont convocables en premier lieu desquels Giorgio Agamben qui dans son livre: « ce qui reste d’Auschwitz » évoque la subjectivation désubjectivante de l’humain d’abord, et conséquemment du poète ensuite. Agamben s’appuie sur une lettre que le poète anglais John Keats a envoyé à John Woodhouse. La thèse défendue par John Keats concerne « l’aveu honteux du sujet poétique lui-même, la façon dont il manque sans cesse à soi-même pour ne plus résider que dans l’inexistence. Parmi les idées défendues par Keats nous trouvons celle-ci: « l’expérience poétique est celle honteuse de la désubjectivation, de la déresponsabilisation (absence d’ipséïté) intégrale et sans réserve qui emporte tout acte de parole. » 

Depuis l’antiquité et notamment Platon, les poètes, en effet, sont souvent considérés comme « étant inspirés » par des Muses, autrement dit, ils ne savent pas bien comment, ni ce qu’ ils écrivent. Ils le font dans un état de possession, de transe durant lequel ils expriment une parole qui vient d’ailleurs, des Muses ou des Dieux. C’est ce que l’on appelle la glossolalie (parler ou écrire sans savoir ni maîtriser, ni comprendre ce que l’on dit ou ce que l’on écrit). A partir de Ferdinand de Saussure et de la naissance de la linguistique, cette notion de glossolalie prend une mesure nouvelle et réellement insoupçonnée, non pas que Ferdinand de Saussure ait utilisé ce terme mais il est néanmoins le premier à avoir pointé la distinction radicale de la parole et de la langue et c’est cette distinction que des penseurs comme Benveniste, Merleau-Ponty et Agamben vont approfondir pour établir des conclusions aussi fascinâtes que troublantes au plus haut point.

Dans un souci de clarté, nous nous réfèrerons ici à Giorgio Agamben qui est précisément celui qui a utilisé ce terme de glossolalie. En fait il est impossible d’être humain sans que parler tienne nécessairement de cette glossolalie. Pour le dire autrement: nous ne savons jamais vraiment ce que nous disons quand nous parlons et nous ne parviendrons jamais à rendre compatible et harmonieux l’acte de la prise de parole et celui de tenir des énoncés linguistiques. De fait nous faisons les deux ensemble mais il est impossible de faire se tenir ces deux actes ensemble: c’est ça la condition humaine, c’est cet oxymore là: espèce parlante et pensante. 

De fait la langue est organisée, systématiquement close sur elle-même. Il est absolument impossible d’émettre une proposition linguistique sans posséder implicitement la totalité de la langue (c’est le fond essentiel de la thèse  Saussurienne selon laquelle dans la langue il n’y a que des différences: nous n’apprenons jamais des signes isolément, ce que nous apprenons c’est un système dans lequel tout signe est lié à un autre dans un seul et même ordre en faisant valoir des rapports de recoupements de compensations de métaphore de métonymie, etc.). Une langue est fermée: elle ne fonctionne qu’au gré de relations de sens qui lui sont propres. Cela veut dire qu’il est absolument impossible de faire dire quoi que ce soit  par la langue qui ne vienne pas de cette langue. Tenir un énoncé linguistique c’est être le dépositaire d’un sens qui ne peut qu’échapper à celui qui le dit. Cela veut dire que quand je dis: « le petit chat est mort », même si c’est pour exprimer que le chat est mort, je ne sais pas bien ce que je dis parce que le rapport entre ces mots et ce verbe sont inhérents à la langue et pas du tout à moi. La langue est fasciste: cela veut dire aussi ça. Quoi qu’on dise, ce que l’on dit n’est pas « de nous », mais de la langue.


En même temps, j’ai bien pris la parole, j’ai bien effectué cet acte. Il est absolument impossible de rendre compte de ce paradoxe entre la liberté de la parole et la contrainte absolue de la langue à moins d’oser dire que j’ai pris la parole pour finalement faire l’expérience de ne pas pouvoir la prendre. Ce paradoxe se décuple quand on réfléchit à la distinction entre le sujet de l’énoncé et le sujet de l’énonciation: je dis je (et il faut bien noter ici que Henri Michaud ne cesse de dire « je »), mais à quoi ou à qui fais-je allusion? Quand je dis « chat » je signifie le signifié « chat » qui désigne le concept de chat (l’étiquette si vous préférez) mais quand je dis « je », je signifie quoi? Je pointe vers un sujet qui écrit « je », c’est le sujet de l’énonciation. 


Mais qui est exactement ce sujet de l’énonciation? C’est celui là même auquel Henri Michaud en veut le plus, c’est celui-là qu’il veut annihiler parce qu’en réalité il n’existe pas en tant que « moi ». Il n’existe pas tout court. Il prend l’initiative d’écrire « je » mais à peine ce terme là est-il écrit qu’il devient une fonction grammaticale dans une phrase et qu’il est ainsi délesté de toute relation avec cet être physique de chair et de sans qui tient le stylo. On peut bel et bien se donner une ipséïté (on a sans aucun doute raison de le faire) mais il n’en restera pas moins que cette ipséïté restera une fiction, un effort faisant fond sur une impossibilité première et indépassable. Un poète c’est donc ce « quelqu’un » frappé de ce moment de lucidité où il s’aperçoit non seulement qu’il n’est personne mais que son être authentique consiste à réaliser qu’il n’est personne et cela par l’utilisation d’un certain registre de langue: la poésie. 

La parole qu’il prend retourne à son origine honteuse de subjectivation (dire je) désubjectivante (on n’est personne quand on écrit « je » parce qu’on devient le pantin de sa langue). Le clown ne décrit donc pas du tout ici un état d’âme plus ou moins lucide mais une condition ontologique qui est celle de tout sujet parlant et c’est la condition même de l’humain. Le poète-clown, c’est celui qui travaille suffisamment le rapport de l’humain à la langue pour y saisir à l’oeuvre l’opération honteuse de cette subjectivation désubjectivante. 




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