dimanche 29 mai 2022

Terminales 2/4/5/6: Peut-on avoir raison contre l'état?

Définition (rapide) des termes

               L’état c’est finalement cette idée d’appliquer du droit à un territoire donné, c’est-à-dire d’instituer le rapport réglé des lois dans un espace limité par des frontières, à une population. Raison vient du latin « ratio » qui signifie « proportion ». Or il est bien question dans un état d’assigner à chacun ce qui lui revient de droit au regard de lois qui s’applique à tous et à chacune, à chacun. La fonction même d’un état c’est de rationaliser les relations des citoyens dans un territoire défini.Par conséquent l’idée que l’on puisse avoir raison contre l’autorité grâce à laquelle les relations entre les hommes sont soumises à ce principe de raison que sont les lois semble assez difficilement soutenable.

Problématisation

Après qu’Aristote ait soutenu que l’homme est un animal naturellement politique, il argumente cette nature de zôon politikon par l’articulation en l’homme de la phoné et du logos qui signifie à la fois raison et langage. Les animaux se servent de leur voix pour exprimer le douloureux et l’agréable, mais grâce au logos, les hommes dépassent ce niveau d’expression pour signifier aussi des idées générales: le mal et le bien, le juste et l’injuste: « avoir de telles notions en commun, c’est ce qui fait une famille et une cité. » Puis-je avoir raison contre ce principe fondamental de la constitution en cité, en état, grâce auquel une communauté se forme?  Mais de ce que l’état se constitue sous l’effet de la raison s’ensuit-il qu’il ait toujours raison? (Problématique)

On saisit que cette question ne tombe pas dans le vide. Elle n’est pas caduque. Elle trouve un lieu d’être, voire même certaines résonances puisées dans l’actualité ou dans l’histoire. Pourquoi? Parce qu’il existe une différence entre la définition structurelle, constitutive de "l’appareil d’état » et les occurrences, les moments souvent critiques qui dans l’histoire ont placé certains états en situation de se maintenir par des prises de décisions, des décrets, des lois, des opérations tenues secrètes, des actions non révélées au public, etc. 

            On utilise même l’expression « raison d’état » pour désigner précisément le principe de cette légitimité grâce à laquelle un état s’autorise de son statut pour justifier une action qui défie toute morale, tout sens de la justice, voire sa propre légalité. On réalise ainsi qu’il n’existe pas d’autorité « terrestre », effective, concrète qui soit finalement supérieur à celle des états.  Il y a des valeurs, des Idées de justice, de bien mais pas de force susceptible de se mesurer à celle, publique, de l’état.  

            (Les révolutions pointent finalement ce moment de rupture au gré duquel un peuple parvient à se fédérer contre une raison d’état qui ne lui semble plus si « raisonnable », mais a-t-il raison? Et d’ailleurs dans ces conflits entre un peuple et les instances qui le dirigent, est-ce vraiment la raison qui constitue le critère même de la lutte ou pas plutôt la force, la puissance des affects? Que la révolution française ait été fondée sur les idéaux des Lumières n’est pas autre chose historiquement qu’une imposture entretenue par une bourgeoise montante et lettrée, mais la vérité, c’est que ni Rousseau, ni Voltaire, ni les idées de Kant n’ont nourri le peuple français ou plutôt parisien dans les différentes phases aboutissant à la destitution puis la décapitation de la royauté. Où et comment trouver un droit de se révolter contre l’Etat si l’état est une notion qui vaut de droit sans que ce soit de la force pure contre du droit et qu’on retourne ainsi à un état de nature préexistant (à la loi de la jungle, en quelque sorte) ? Peut-on se convaincre que le droit du peuple se révoltant est plus juste que le droit de l’état renversé? Dans le cas de la révolution française, c’est assez clair puisque des principes universels de droit se substituent au droit du sang ou au droit « divin » du monarque.)


Efforçons-nous de poser le sujet le plus simplement possible: 


1) La Polis et le Logos (La raison est l'origine de l'état): Réponse négative

Quand avons-nous raison? Quand nous disons la vérité. Quand disons-nous la vérité? Quand la proposition que nous défendons dit ce que tout homme, en tout lieu en tout temps ne peut que raisonnablement « admettre », indépendamment de toute condition, situation ou considération particulière. Une thèse vraie est universelle et pure au sens de désintéressée (aucun intérêt particulier ne s’y manifeste). Le rapport entre la raison et l’état s’exprime ici avec une évidence claire et limpide: L’exigence d’universalité à l’oeuvre dans toute proposition vraie c’est-à-dire « ayant raison », suppose finalement un désintéressement que l’on retrouve parfaitement dans toute mise en communauté d’une population puisque cette mise en commun implique que chacun consente à n’être que la partie d’un tout, c’est-à-dire à faire la part de son intérêt particulier et de l’intérêt commun de telle sorte que le second l’emporte sur le premier.

Finalement ce rapport entre l’Etat et la raison est exactement ce que décrit Aristote lorsque il pointe le rapport entre la Polis (cité) et le Logos (raison et langage). L’être humain est un zôon politikon parce qu’il n’est pas exclusivement animé par des pulsions organiques et par de simples besoins vitaux. Il possède une voix, comme la plupart des animaux mais sa voix à lui (phoné) est articulé par du Logos, de telle sorte qu’elle ne lui sert pas exclusivement à exprimer sa douleur ou ses envies mais aussi à développer le sens du bien et du mal du juste et de l’injuste.  C’est pour cette raison que même s’il y a des associations, des communautés chez certains animaux, ce ne sont pas pour autant des cités, des polis. L’être humain, seul fait advenir dans la nature des communautés qui ne sont pas administrées par le seul souci de la nourriture, de la reproduction, de la vie mais bien de l’action commune, humaine (au sens de Hannah Arendt: Action/Travail/Oeuvre). Il y a donc dans l’Etat, dans la polis un rapport évident avec l’humanité au sens le plus fort et le plus spécifique, noble, du terme, à savoir que le citoyen y accomplit sa réalisation de zôon politikon, d’être vivant suivant un ethos, une éthique distincte de celle qui consisterait simplement à se maintenir en vie (Oïkos). Transformer le hasard d’être en vie en « destin » humain (mais en destin improgrammable), tel est initialement la fonction de la polis et donc de l’état.

Il n’est donc pas possible d’avoir raison contre l’état pour la bonne raison que l’état est déjà en soi non seulement ce qui porte en soi le logos avec lequel la phoné de l’animal humain est articulée, c’est-à-dire la raison avec laquelle la voix de l’être humain est articulée mais aussi parce que l’état est consécutivement le creuset hors duquel il est impossible à l’être humain de vivre le fait d’être humain, de l’assumer et de l’effectuer par l’action, par une praxis exclusivement humaine. Tout être humain s’excluant de la cité pour cultiver ailleurs ou autrement le fait d’être homme s’égare, se trompe, s’illusionne, exactement comme le fou ou le cheval d’un jeu d’échecs se réduirait absurdement à sa matière de simple pièce de bois dés si elle souhaitait s’exclure du statut symbolique que lui prête le jeu d’échecs. On ne peut pas avoir raison contre cette hauteur symbolique que tout citoyen du simple fait d’être reconnu en tant que citoyen (libre) acquiert au sein de la cité, et cette hauteur symbolique, cette prédisposition au symbole (dépasser l’agréable et le désagréable pour acquérir le sens du bien et du juste) c’est ce que l’homme acquiert par ce logos qui est articulé à sa phoné. On ne voit donc pas où ni comment pourrait se constituer une raison hors de ce lieu où s’accomplit et se cultive cette donne à tous égard initiale et structurelle par la grâce de laquelle nous en avons une.

Aucun humain ne peut avoir raison contre l’état parce que l’état, c’est ce par quoi il manifeste qu’il est un être doté de raison, un être dont la voix est articulée à du Logos.


2) Autorité, Liberté et souveraineté: réponse négative

Toutefois si cette conclusion à tous égards logique (logos) était indéfectible, et indépassable, aucun Créon ne se donnerait le droit de ramener la dépouille d’un citoyen libre à la condition de corps offert à la décomposition organique à l’air libre. Il y a là un pouvoir exercé sur le corps organique du citoyen qu’aucune cité ne peut raisonnablement se donner parce qu’elle contredit son essence même de cité composée de zôon politikon. Cela suffit à poser comme un fait malheureux, voire tragique que l’humain puisse déroger à l’éthique imposée pourtant par son statut le plus avéré, le plus clair. Cela signifie que les grecs, inventeurs de la notion de cité telle que nous la connaissons en occident, avaient déjà pleinement saisi tout ce qui de l’être humain se jouait dans la cité et en même temps à quel point l’éthique résultant de cette essence politique était fragile, sujette à difficulté et que dans ce champ problématique le destin de l’humain ne cesserait de se miser à tout instant.

 


                    Si aucun humain ne peut avoir raison contre l’état, encore faut-il que l’Etat soit toujours à la hauteur de ce qu’il est, ne se rabaisse pas en deçà de la ligne de conduite de cet ethos du logos qui est structurellement le sien. La Tragédie Antigone de Sophocle ne parle finalement que de ça, c’est-à-dire de la nécessité que s’institue dans le rapport de l’Etat (polis) au citoyen une sorte de réciprocité performative dans l’espace de laquelle Etat et humanité se constitue mutuellement par le biais d’un processus que l’on pourrait baptiser d’inter-légitimation. Cette nécessité de maintenir les hommes dans leur statut de zôon politikon, c’est ce qu’il est évidement à la portée de chaque citoyen de réaliser, de comprendre, d’effectuer, surtout quand les rois et les archontes omettent de le faire. Cette ligne éthique qui se dessine par le zôon politikon, c’est exactement ce qui situe exactement la polis comme l’espace dans lequel s’accomplissent des actions communes voulues et pratiquées par des citoyens libres, et pas comme lieu où s’exerce la souveraineté d’un homme. 

En d’autres termes, si la polis est bel et bien le lieu d’exercice d’une autorité, ce n’est pas celle qu’un homme exerce sur les autres mais celle que tout humain collectivement exerce sur ses actions. Il s’agit d’être l’auteur de ses actes (sens premier d’autorité: auteur) pas d’être sous la tutelle d’un maître.  Finalement tous les problèmes graves et les impasses politiques dans lesquelles se débattent la plupart des penseurs politiques après l’antiquité viennent de ce que la question de la souveraineté a totalement supplanté celle de la liberté qui pourtant est celle dans laquelle s‘origine et finalement se définit exclusivement la politique.  Pour que l’état c’est-à-dire la polis soit vraiment ce qu’elle est, c’est-à-dire le creuset même dans lequel se constitue l’humanité, il faut qu’elle soit rappelée à cette liberté fondamentale qui échoit à l’homme d’être la créature  susceptible de n’être pas limitée par la seule préoccupation de la vie biologique, de créer des modalités d’existence dépassant de ce cadre là, de faire exister dans le monde des modalités d’être qui ne soient pas "que vivantes".

La vraie question est donc celle de savoir si être humain prime ou pas sur le fait de rester vivant. Etre humain implique que l’on prenne le risque de ne pas rester vivant.  Dés lors que c’est l’exigence de demeurer en vie qui s’impose, force est de constater que l’idée d’un contrat par le biais duquel les hommes acceptent de troquer leur liberté contre de la sécurité apparaît et, de Hobbes à Rousseau en passant par Locke,  c’est toujours cet échange qui est à l’origine de l’état. 

Or, par rapport à ces deux conceptions opposées: celle d’Aristote et celle de Hobbes, il est intéressant de constater que la réponse à la question posée est pareillement « non » mais pour des raisons et au gré de perspectives radicalement distinctes, voire opposées.  Aucun homme ne peut avoir raison contre la cité selon Aristote puisque c’est la cité qui le définit à la fois structurellement et dans son Ethos, comme l’être dont la voix est articulée au logos. Dans la théorie de Hobbes, la raison, c’est ce qui s’impose de cela même que l’état civil est l’épuisement de la force et que les hommes réalisent que leur droit de nature (réaliser tout ce que peut notre puissance naturelle) est limité par la loi de nature (c’est-à-dire par ce devoir de ne rien faire qui puisse contrevenir à sa propre vie). La loi de nature, c'est l'ensemble des règles qu'il convient que l'homme respecte absolument pour sa propre conservation et c'est justement la Raison qui lui permet de les comprendre, de les saisir et de les accepter.

            On ne peut donc pas avoir raison contre l’Etat pour Hobbes puisque l’état s’impose de cette raison même qui point à l’horizon de l’impossibilité de fonder quoi que ce soit sur le rapport des forces (puisque ce sont les Lois de nature qui manifestent cette évidence a la raison de l'Humain) , même si ce rapport de forces est néanmoins prégnant dans les relations naturelles des hommes. On pourrait dire que l’Etat a raison de la force, non pas sous l’effet de sa pleine et entière positivité mais plus simplement à cause de l’incapacité de fonder quelque droit naturel que ce soit dans la nature elle-même. Le droit naturel ne pouvant s’appliquer dans la nature à cause de la loi de nature que la raison comprend, il n’y a pas d’autre possibilité que celle qui consiste à  faire en sorte qu’un droit « dérivé » s’institue dans un état civil, et c’est ça: l’Etat. On ne peut donc pas avoir raison contre l’état puisque l’état n’est finalement ni plus ni moins que ce point d’épuisement et de neutralisation des forces où les hommes font au sens propre « de nécessité raison », c'est-à-dire où la loi de nature limite le droit naturel à exercer toute sa puissance.




De plus, on a pu remarquer que tous les penseurs politiques du 17e et du 18e siècle raisonnaient à partir de cette distinction entre un état de nature et un état civil, même si cette dissociation et la question du passage contractuel du premier au deuxième  est posée par chacun d’eux comme une fiction davantage que comme un moment de l’histoire (aucune d‘eux en effet ne situe historiquement ce moment mais il s’agit seulement de réfléchir philosophiquement à ce «  relais »: comment les hommes sont ils passés de la nature à la culture?). Il utilise donc bel et bien le mot Etat, du latin « status » pour décrire une forme de stabilité. Ce que l’état au sens politique du terme rajoute au status, c’est précisément tout ce qui le distingue de la nation (dont l’étymologie pointe une référence à la nativité, au pays « natal »). La substance même du lien qui nous relie à notre nation est quasi physique, sensitif, pulsionnel voir matriciel. Notre rapport à la nation est celui qui nous a nourri, qui nous a constitué. L’état est, au contraire, l’instance qui cadre et régule nos rapports dans un territoire donné parce qu’il y a des mêmes lois et c’est tout. En termes kantiens, il apparaît clairement que la nation est ce qui nourrit et anime notre moi empirique alors que nous sommes liés à l’état en tant que « je transcendantal », c’’est-à-dire en tant que sujet de raison. Comment dés lors pourrais-je avoir raison contre l’autorité à laquelle je suis lié en tant que sujet de raison?


3) La raison d'état: réponse négative et positive

Cependant Kant lui-même, dans « idée d’une histoire d’un point de vue cosmopolitique » a relevé l’impasse dans laquelle pouvait nous plonger la question de la souveraineté exercée par l’état car, les hommes étant des animaux qui ont besoin d’un maître, ils ne pourront trouver ce maître nulle part ailleurs que dans l’espèce humaine, et ce maître étant « lui-même un animal qui a besoin d’un maître », il ne sera en mesure d’exercer le pouvoir au sein de l’état que de façon imparfaite. Tous les développements précédents s’éclairent ainsi: « en droit », les hommes ne peuvent avoir raison contre l’Etat, mais comme l’état est une institution qui ne peut s’exercer qu’en s’incarnant dans l’autorité concrète de certains Hommes, il n’est plus totalement exclu qu’en fait l’Etat puisse avoir tort, sauf qu’on ne discerne plus vraiment au regard de quelle autorité ce tort pourrait être détecté, pointé, justice en tant qu tort. Si l’Etat, en tant qu’institution,  a toujours raison, où trouver le critère au regard duquel les hommes, incarnant l’Etat, pourraient avoir tort, et d’ailleurs, ont-ils vraiment tort, puisque aucun être humain au-dessus d’eux n’est à même de le prouver, de le justifier, de le légitimer?  Peut-on avoir raison contre l’autorité de l’Etat quand celle-ci est fondée sur la raison pure et abstraite, formelle de la notion même d’autorité?

                "L'homme est un "animal", qui, lorsqu'il vit parmi d'autres membres de son espèce, "a besoin d'un maître". Car il abuse à coup sûr de sa liberté à l'égard de ses semblables, et quoique en tant que créature raisonnable il souhaite une loi qui pose les limites de la liberté de tous, son inclination animale égoïste l'entraîne cependant à faire exception pour lui-même quand il le peut. Il lui faut donc un "maître" pour briser sa volonté particulière, et le forcer à obéir à une volonté universellement valable; par là, chacun peut être libre. Mais où prendra-t-il ce maître ? Nulle part ailleurs que dans l'espèce humaine. Or ce sera lui aussi un animal qui et besoin d'un maître. De quelque façon qu'il s'y prenne, on ne voit pas comment, pour établir la justice publique, il pourrait se trouver un chef qui soit lui-même juste, et cela qu'il le cherche dans une personne unique ou dans un groupe composé d'un certain nombre de personnes choisies à cet effet. Car chacune d'entre elles abusera toujours de sa liberté si elle n'a personne, au-dessus d'elle, qui exerce un pouvoir d'après les lois."

Il est impossible d’envisager cette question indépendamment du concept de « raison d’Etat » puisque finalement il concentre dans son expression et dans son application l’essentiel de la réponse négative. Aucun autre philosophe ne l’a mieux justifié et illustré que Machiavel dans son livre « le prince ». Il n’existe aucune raison qui puisse valoir contre la nécessité politique d’une paix civile et l’ordre régnant au sein de la cité. La « révolution culturelle » consacrée dans cet ouvrage réside exactement dans l’inversion du rapport de la morale et de la politique : ce n’est plus à la seconde de se soumettre aux valeurs de la première, mais à la première d’être utilisée, dénaturée et finalement trahie au bénéfice de la seconde. La plupart des conseils de Machiavel aux Princes, appuyée par les exemples de toutes les manipulations historiques de César Borgia à Florence reposent, en fait, sur cette inversion radicale des perspectives au fil de laquelle la seule finalité légitime et légitimée à écraser toutes les autres est celle de la conservation de l’état, de la cité. 

Parmi toutes les formules célèbres de l’auteur florentin, celle-ci est très éclairante: « il faut estimer comme un bien le moindre mal. » Il est en effet impossible de la comprendre sans saisir que les notions même de bien et de mal y sont radicalement destituées de toute dimension morale pour revêtir le sens de sauf et de dommageable mais pour qui? Pour le Prince, en tant qu’il a en charge de garantir l’unité et la préservation de l’Etat. La question  n’est donc plus du tout de savoir si l’on peut avoir raison contre le prince car il n’existe plus de « plan » ou de cadre ou de raison supérieure à celle de la raison d’Etat.

Dans son livre « Eichmann à Jerusalem », Hannah Arendt définit parfaitement cette notion de « raison d’Etat »:

« Derrière la notion d’acte d’Etat, il y a celle de raison d’Etat. Selon cette théorie, les actes de l’Etat – qui est par définition responsable de la survie d’un pays et, partant, des lois qui garantissent cette survie – ne sont pas soumis aux mêmes règles que les actes des citoyens de cet Etat. L’Etat de droit, conçu afin d’éliminer la violence et la guerre de tous contre tous, dépend pour sa survie des instruments de la violence. De même, un gouvernement peut se trouver dans l’obligation de commettre des actes qui sont généralement considérés comme des crimes afin d’assurer sa propre survie et celle de la loi (…)

Comme c’est grâce et sous la juridiction de l’Etat que le droit est appliqué au territoire d’un pays, on mesure bien tout ce qu’il s’ensuit en termes de droit des particuliers contre l’instance même sans laquelle le droit positif ne serait pas appliqué ni même reconnu.  Mais la notion de « raison d’Etat » va bien au-delà puisque en fait elle s’apparente exactement au sens de l’expression que nous utilisons parfois pour désigner des actions auxquelles nous sommes contraints à cause d’une situation impérative: « en cas de force majeure ». C’est bien le sens entendu par Machiavel: puisque c’est pour l’état et que la situation est ce qu’elle est « maintenant », une solution s’impose qu’elle soit compatible OU NON avec la justice et la morale. Le prince doit faire preuve de la bonne intuition de l’action juste mais pas au sens moral du terme: au sens temporel, au sens de Kaïros, celui de l’action qui tombe juste, et c’est moins là une question de raison que d’intuition politique. La raison d’Etat est donc ce qui justifie que le prince agisse en écoutant son intuition plus que sa raison, ce qui ne l’empêchera pas « d’avoir raison », puisque ce terme est finalement complètement revisité et légitimé politiquement. Il y a une vertu politique: la « virtù » au regard de laquelle toutes les notions de droit de justice et de morale sont redistribuées, converties transformées et passées au crible d’une seule valeur décisive, cardinale: l’habileté. On ne peut pas envisager de destitution plus radicale de tout ce que la notion de raison suppose pour les philosophes soucieux de définir la morale comme Kant d’universalité, de formalisme, de dépassement des cas particuliers, d’a-temporalité, de nécessité conceptuelle. L’Etat a toujours raison parce qu’il jouit du droit illimité de faire tout ce qu’il peut pour se maintenir, et cela suppose l’habileté d’un prince assez adroit pour faire toujours ce que les circonstances imposent, y compris le « mal » (même si ce terme n’a plus grand sens ici puisque ce qui est mal c’est la disparition de l’Etat).

Dans l’expression « raison d’Etat », s’exprime donc finalement pleinement l’efficience auto-référentielle du droit de l’état, à savoir qu’il a tous les droits, y compris celui de définir des zones de non-droit à cause de la raison d’Etat. Il peut ainsi prendre le prétexte de la lutte contre l’ennemi de l’état: le terrorisme pour délimiter des zones à l’intérieur desquelles il n’existe plus de référence aux droits de l’humain comme Guantanamo. L’état a tous les droits, y compris celui de créer des situations d’exception dans lesquelles certaines personnes ne sont plus traitées comme des humains de droit, le statut des migrants demandant à être reconnus dans un nouvel Etat pose ici question, notamment dans les années à venir. Comment avoir raison contre un Etat, si l’on ne peut être reconnu comme sujet de droit qu’au sein d’un état et que l’on a été déchu de ce statut de citoyen ou contraint d’y renoncer pour des raisons historiques? Giorgio Agamben pointe à juste raison la nature problématique du « Et » dans l’expression de la déclaration des droits de l’homme ET du citoyen. Ce « ET » est lourd voire insoutenable sous le poids d’un présupposé très préjudiciable à un nombre de populations qui va probablement s’accroître dans les années à venir, à savoir qu’elles seront humaines mais sans citoyenneté. L’impossibilité dans laquelle nous nous situons aujourd’hui de pourvoir poser l’existence d’un droit positif efficient indépendant des états est dommageable et critique.

Est-il possible de concevoir une raison dont les hommes physiques et singuliers puissent se recommander contre l’Etat ?


4) Politique et bio-politique

Nous atteignons ici le point le plus critique et le plus sensible de la question posée et dans tout ce qui va suivre, il faut bien garder en tête ce qui vient juste d’être établi, à savoir que le concept de « raison d’état » est ce qui donne à l’Etat le « droit » de faire « exception », au sens le plus profond et le plus étymologique de ce terme. Exception vient du latin ex / capere qui s’applique à ce qui est pris comme en dehors de…, c’est-à-dire ce que l’on capture en l’excluant, en s’y définissant de ne pas l’inclure (mais précisément c’est aussi une façon de l’inclure dans la définition). On réalise parfaitement comment le 3e Reich s’est finalement entièrement logé dans ce droit d’exception, soit cette aptitude de se concevoir en tant qu’Etat par l’exclusion d’un ensemble dans l’extraterritorialité duquel il se donne une identité, des droits, voire une Histoire (fausse évidemment et fondé sur des mythes fantasmatiques). Le moment à partir duquel l’état devient une machine étatique folle qui s’emballe et perd toute raison s’articule sans conteste avec cette notion de raison d’Etat, dans tout ce qui, d’elle, aboutit à ce droit de faire exception (se donner le droit de faire des zones de non-droit dans lesquelles  on se donne tous les droits sur la vie physique, biologique des humains).

Pour le dire autrement, aussi loin que l’on puisse aller dans l’exploration des raisons supérieures justifiant que l’Etat ait toujours raison, on trouvera toujours ce processus d’auto-légitimation qui finalement repose sur la « raison d’état », mais qui ne saurait raisonnablement se justifier. Que pensons-nous en effet des personnes qui nous disent qu’elles ont raison…. parce qu’elles ont raison? La question change alors de nature et devient celle-là même qu’avait posé Etienne de la Boétie avec son livre sur la servitude volontaire: « Pourquoi obéit-on ? » Comment expliquer que nos corps, nos systèmes nerveux, nos rythmes biologiques, notre sang, nos nerfs, nos muscles, notre cerveau obéissent à l’état? Comment des organismes humains se soumettent-ils à des modes d’organisation politique? C’est cela la vraie question. (c'est l'état agentique de Stanley Milgram: peut-on avoir raison contre l'état agentique , c'est-à-dire contre ce qui, en moi, se réduit, se complait secrètement à n'être que le bras armé de l'état, que sa marionnette exécutante? ). Avoir raison contre l'Etat c'est peut-être d'abord avoir raison de l'état agentique auquel tout être humai, consciemment ou pas, aspire.

    Or il est impossible de  traiter cette question sans faire référence aux travaux de Michel Foucault sur la biopolitique, comme le fait Giorgio Agamben dans son livre: « le pouvoir souverain et la vie nue ». Nous nous servirons ici plus particulièrement de l’introduction à ce livre. « L’homme, pendant des millénaires, est resté ce qu’il était pour Aristote: un animal vivant et de plus capable d’une existence politique; l’homme moderne est un animal dans la politique duquel sa vie d’être vivant est en question. » 

On peine à réaliser tout ce que ce « de plus » peut revêtir d’ambiguïté et de nuance. » Mais pour vraiment le saisir, le plus simple est justement de revenir à Aristote lui-même et à ce passage de Politique où le philosophe grec décrit précisément l’esprit de cette distinction entre le « bien » propre à la vie politique en cité et le « bien » inhérent à la vie nue, à la zoé: « Telle est la finalité suprême (le bien dans la vie en cité), aussi bien pour tous les hommes, en commun, que pour chacun d’eux pris séparément. Ceux-ci, toutefois, s’unissent et maintiennent la communauté politique également en vue du simple vivre; s’il n’y a pas un excès de difficulté dans la façon de vivre, il est évident que la plupart des hommes supportent beaucoup de souffrance et s’attachent à la vie (zoé) comme s’il y avait en elle une sorte de sérénité (euméria) et une douceur naturelle. »


                Il y a un « vivre selon le bien » qui définit exactement la vie politique dans une cité et puis il y a le « simple vivre », or les humains pratiquent le premier « aussi » en vue du deuxième, c’est-à-dire qu’Aristote ne se méprend pas sur le fait que la plupart des hommes se réunissent dans une communauté qui en elle-même poursuit un certain bien (politikon) sans pour autant se dissocier pleinement du premier (l’euméria en tant que zôon). l’Humain est donc ce zôon qui adjoint au simple vivre avec cette éventuelle sérénité qu’est l’euméria, un vivre selon le bien (politikon) qui correspond d’ailleurs avec un autre type de bonheur, celui d’accomplir l’excellence de sa nature, en l’occurrence de sa nature de zôon politikon. 

Toute la pensée politique de Giorgio Agamben nous invite finalement à mesurer, comment se constitue ici, à l’insu même d’Aristote, une sorte d’impensé, d’inconscient de la politique occidentale qui va finalement et dramatiquement investir complètement le champ de la politique réelle jusqu’à aujourd’hui, en passant par les camps concentrationnaires  et aujourd’hui la politique migratoire (ou plutôt son absence) et cet impensé, ce que Agamben appelle l’arcana imperii (le secret d’alcôve de l’exercice du pouvoir en occident), c’est que la politique entre dans les corps, gère ses corps, et les dirige entièrement, dans ce qu’ils ont de plus organique, de plus physique, de brut.

L’esprit de la célèbre citation d’Artiste consiste précisément à définir l’animal humain comme dépassant de ce cadre physique, animal. Cela signifie que l’humain est précisément cet être qui ne peut se contenter de l’euméria, du bonheur inhérent au simple vivre. Il est « politikon » ce qui veut dire qu’il est une fin politique, un telos, un but qui est éthique et qui consiste à agir et vivre selon le Bien. Finalement cet ethos est exactement celui d’Antigone qui illustre le zôon politikon idéal, en renonçant à l’euméria au nom d’un bonheur conçu comme eudémonisme (alliance de la vertu et du bonheur, Ethique). 

L’homme constitue une exception dans le règne naturel parce qu’il ne vit pas que pour vivre, de telle sorte que son implication dans la cité ne peut ni ne doit se limiter à l’euméria, mais en même temps, on ne voit pas comment il pourrait se détacher entièrement de son statut d’être vivant animé du désir de simplement vivre. Cette exception dans laquelle il consiste doit pour nous faire écho à l’exception de la raison d’état de telle sorte que nous réalisons qu’il y a forcément quelque chose de la cité telle qu’elle est conçue par Aristote qui peut-être explique l’importance que prend aujourd’hui une raison d’état donnant au politique le droit de se donner tous les droits dans des zones de non-droit, droit que se donne certains états de créer des états d’exception. Tout cela se résout finalement dans la compréhension pleine de ce true d’exception ex/capere, capturer en excluant.


La thèse défendue par Agamben et complètement confirmée par l’histoire de l’Occident consiste à poser qu’à l’insu même d’Aristote, sa définition a contribué, malgré elle, à polariser toute la politique dans le rapport d’exception établie par l’état à l’égard de la vie nue (Zoé).  En d’autres termes, la Polis, l’Etat, c’est ce qui se définit de s’exclure de la vie nue, mais en même temps, ce qui va engendrer ce fantasme de l’Etat de s’insinuer jusqu’à elle, de l’investir comme son champ propre jusqu’à ce que plus rien du corps de l’humain ne puisse opposer quoi que ce soit à l’efficience même de sa gestion politique. La vie nue, c’est l’exception de l’Etat, ce à partir de quoi l’Etat se pose, s’institue, se définit de l’exclure, mais qui, par là même, crée une frontière interdite engendrant non seulement le fantasme de son franchissement mais la possibilité d’un droit d’exception à la dépasser, et finalement c’est exactement déjà ce qui anime le décret de Créon.

« La politique est le lieu où la vie doit se transformer en « bien vivre » » dit Giorgio Agamben, l’espace où l’oïkos devient polis, où la préoccupation de vivre et seulement vivre doit devenir vivre vertueusement en fonction d’un bien commun qui finalement revient à vivre dignement en tant qu’humain, d’assumer l’’exception qui est la notre, d’assumer notre « anomalie ». 

C’est la raison pour laquelle l’argument d’Aristote en faveur de la dignité politique de l’existence humaine est celui de l’articulation de la voix à la raison. L’homme crie comme tous les animaux, mais son cri est articulé par le langage, et de ce fait il est accessible à des idées communes sur lesquelles se fonde l’idée d’un bien commun, c’est-à-dire la possibilité d’une cité. La polis se constitue par l’exclusion inclusive de la vie nue de la même façon que le logos définit l’être humain par l’exclusion inclusive de la voix, du cri. Lorsque l’on se définit en se constituant comme une normalité qui s’oppose à une exception, on n’en a pas fini avec cette exception, on se maintient avec elle dans un rapport ambigu, trouble et continuel exactement comme un fantôme, une sorte de dimension para-normale dont on dit qu’on ne l’est pas mais dont on entretient le fantasme qu’on pourrait quelque part l’être. Qu’est-ce que cela signifie concrètement?  Que toute existence politique se définit comme n’étant absolument pas de la vie nue, mais pourrait l’être exceptionnellement. Cela signifie aussi que tout énoncé de langue se définit comme n’étant pas du cri, mais pourrait le devenir exceptionnellement, pur son sans sens, hurlement.

Nous sommes dans un état exactement pour les mêmes raisons que celles qui font de nous des êtres parlants, c’est-à-dire finalement celles qui font qu’un bébé criant en sortant du ventre de sa mère est déjà, sans le savoir, en train de dire quelque chose mais, en même temps, se maintient dans un certain rapport avec ce cri primal, biologique, vital. C’est comme si, toute notre vie, nous avions ainsi à nous mouvoir, à suivre cette ligne de crêtes ardue entre la dimension pure des concepts véhiculés par nos mots et celle de ces cris purs. De la même façon, nous sillonnons ces sentiers difficiles  le long desquels l’organisation étatique de la société frôle la vie organique la plus brute.

La thèse de Giorgio Agamben consiste finalement à poser que la conception occidentale de la politique s’est définie d’emblée dans cette exclusion inclusive de la biopolitique de telle sorte que jamais le fantasme de la seconde n’a cessé d’habiter l’esprit de la première jusqu’à ce que cette confusion éclate aussi bien dans les démocraties libérales au sein desquelles le citoyen devient le sujet client roi qui  a tous les droits que dans les totalitarismes du 20 siècle pour lesquels il est l’objet d’un Etat jouissant sur lui de tous les droits dans ces zones de non droit que sont les camps ou les zones interstitielles des frontières entre les états. Les dérives de la raison d’état trouveraient donc leur origine dans une définition (aristotélicienne) de la politique situant l’état dans l’efficience d’une exclusion inclusive de la vie nue.


Conclusion

Mais alors, peut-on avoir raison contre l’état, lorsque l’on mesure, si l’on adhère aux thèses de Giorgio Agamben, tout ce qui, dés la naissance de la politique en Occident, la prédispose à faire valoir une raison d’état décrétant des états ou des situations d’exception au sein desquels non seulement l’exercice du pouvoir sur les corps est sans limite mais aussi dans lesquelles tout recours à la raison est par essence radicalement impossible?  A la source de son travail, Giorgio Agamben situe une figure du droit romain archaïque: l’homo sacer, à savoir un homme qui, à la suite d’un méfait était condamné à la peine suivante: toute personne le tuant ne serait pas poursuivi par les lois et sa personne ne pouvait en aucune manière donner lieu à un sacrifice. L’Homo Sacer est insacrifiable et tuable à merci, comme si finalement l’institution du droit romain se définissait de ne pas s’appliquer à lui, de ne pas le prendre compte « comme une exception ». Comment se comporter à l’égard de l’homme en ne lui reconnaissant nullement cette dignité d’être humain, comme si là (et « là », cela veut dire à cet homme) l’institution commençait et finissait. Il est "Homo sacer", c’est-à-dire que le sacré humain se définit de l’exclure, très exactement comme Créon définit finalement Polynice de ne pas être digne d’être inhumé dans le sol Thébain. Thèbes commence là où le corps de Polynice pourrit là à l’air libre.  Dés lors, les perspectives et les recoupements convergent vers la figure d’Antigone comme seule attitude, susceptible de fonder dans les termes d’une éthique à venir une légitimité de l’ipséïté pure contre la raison d’état. 




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