mardi 13 février 2024

Terminales 2/3: la marge d'indétermination des objets techniques - Gilbert Simondon

 



Il est important de savoir que Gilbert Simondon écrit ce livre en 1958 dans un climat technophobe. Il est possible de partir de deux données essentielles pour aborder correctement ce texte: a) la nature exosomatique de l’être humain b) la distinction entre l’objet technique et l’ustensile. Prenons l’exemple du viaduc de Millau pour comprendre ce dernier point. Il est évident que grâce à lui, des voitures peuvent franchir une vallée. Mais en même temps, quelque chose des lignes du pont prolonge celles de la vallée, contribue à lui donner un élan, une plasticité, une silhouette, une puissance, et cela dans le paysage même. Rencontrant le fond qui lui convient l’objet technique achève et exprime le monde. Une oeuvre d’art s’impose à nous dans une forme assez trouble de justesse, de convenance. Nous ne sommes pas nécessairement musicien mais à l’écoute du requiem de Mozart, nous adhérons aux accords qui sont moins proposés qu’imposés mais pas du tout de façon forcée. C’est comme si l’existence du son grâce à Mozart se manifestait à nous comme « nécessaire ». C’est bel et bien cet accord qu’il fallait placer à ce moment là.

Une certaine conception de l’œuvre d’art ici se fait jour particulièrement probante: une oeuvre d’art c’est la stimulation d’affects par lesquels une ou plusieurs forces physiques de l’univers se retournent sur elles-mêmes et se manifestent à nous telles qu’elles sont. C’est la mise à nu de ce qu’habituellement nous ne percevons pas: le son, la lumière, la température, la gravitation, la magnitude, le vent, etc. Une oeuvre d’art c’est la révélation de ceci que nous sommes impliqués au sein d’un univers que nous pouvons concevoir comme libération de forces dynamiques au croisement desquelles s’effectuent des présences diverses, des devenirs multiples. Quiconque comprend cela et possède un minimum de culture philosophique saisit alors qu’une oeuvre d’art c’est la révélation brute de ce que Spinoza appelle le conatus ou la nature naturante, Schopenhauer le vouloir-vivre, Bergson la durée, Nietzsche la volonté de puissance. Si Dieu n’est pas au-dessus ni différent de nous mais, au contraire, toujours déjà présent autour de nous, en nous, s’effectuant dans la présence même, alors rien ne peut se concevoir autrement que dans cette libération continuelle de forces physiques dans la dynamique desquels nous existons et cela peut alors s’offrir à notre perception de façon à engendrer un ressenti voire une conscience plus ou moins nette de la situation "vraie ». 




En un sens, c’est bien cela que Heidegger appelle « dévoilement » ou « aléthéia » . Art, science, technique, philosophie cessent alors de nous apparaître comme des pratiques opposées mais convergentes, complémentaires: ces disciplines n’oeuvrent qu’en vue d’un seul acte, celui de la réalisation de l’existence de l’être humain dans le monde, dans un monde qu’enfin il pourrait voir et percevoir tel qu’il est. Il suffit de penser à la compréhension de la vallée qui nécessairement se fera jour dans l’esprit des ingénieurs concepteurs du pont de Millau, parce que réfléchir à la tension des câbles soutenant la route à partir du sommet des piles, à leur nombre, à leur texture, à leur place, etc. donne nécessairement une idée très concrète de la distance entre les deux montagnes, de leur hauteur, de la magnitude du sol dans lequel il va falloir couler les fondations, etc.

On peut toujours se dire que la plupart des automobilistes empruntant ce pont n’auront en tête que de rejoindre le lieu auquel ils veulent se rendre, on ne pourra pas pour autant annuler complètement l’évidence qu’en roulant sur le viaduc quelque chose d’une existence humaine s’effectuant au croisement des forces telluriques, atmosphériques, magnétiques, lumineuses  verra le jour, consciemment ou pas, dans l’esprit de l’automobiliste parce que de toute façon, c’est bien cela qui se produit.   

Si nous admettons enfin cette « donnée », le viaduc prend un sens qui va bien au-delà de son utilité dans le réseau routier. C’est exactement ce que veut dire Gilbert Simondon quand il évoque l’incapacité très dommageable de la culture à situer l’objet technique dans ce qu’il appelle le monde de significations. Le trouble que nous ressentons devant une œuvre n’est pas forcément l’occasion de nous en détourner, bien au contraire. Mais alors pourquoi ce même trouble devant un objet technique ne fait-il pas l’objet d’une même reconnaissance, d’une même admiration? Pourquoi le respect dont nous entourons certaines œuvres ne s’imposent-ils pas à nous dans les mêmes termes devant les objets techniques alors qu’ils sont porteurs de la même puissance de révélation. Comme les authentiques œuvres d’art, les objets techniques  mettent à nu la vérité pure et brute des forces dans le croisement desquelles nous sommes, en quelque sorte, « pliés ». 

C’est cette incompréhension de la puissance de révélation esthétique des objets techniques qui expliquent le début du texte. Gilbert Simondon joue des deux sens du mot culture: a) acquisition et déploiement de techniques d’existence distinctes de ce qui est donné dans la nature b) connaissances maitrisées par des individus grâce auxquels ils seront considérés comme cultivés.  Mais c’est souvent ce deuxième sens qui prévaut.

« Devant ce refus défensif, prononcé par une culture partielle, les hommes qui connaissent les objets techniques et sentent leur signification cherchent à justifier  leur jugement  en donnant à l’objet technique, le seul statut actuellement valorisé en dehors de celui de l’objet esthétique, celui de l’objet sacré. Alors naît un technicisme intempérant, qui n’est qu’une idolâtrie de la machine et, à travers cette idolâtrie, par le moyen d’une identification, une aspiration technocratique au pouvoir inconditionnel. L’homme qui veut dominer ses semblables crée la machine androïde. Iel cherche à construire la machine à penser, rêvant de pouvoir construire la machine à vouloir, la machine à vivre, pour rester derrière elle sans angoisse, libéré de tout danger, exempt de tout sentiment de faiblesse, et triomphant médiatement par ce qu’il a inventé. Or dans ce cas, la machine  devenue selon l’imagination ce double de l’homme qu’est le robot , dépourvu d’infériorité, représente de façon bien évidente et inévitable un être purement mythique et imaginaire. »

Cet extrait est vraiment très éclairant parce que finalement Simondon y décrit avec précision les deux positions extrêmes qui si souvent se font face et s’opposent au détriment de la seule qui serait digne d’être adoptée. A ce racisme dont la technique est victime de la part des tenants d’une certaine culture répond les idolâtres de la technique, dans lesquels nous aujourd’hui reconnaissons précisément les transhumanistes. 



La machine n’est pas un robot, elle est une réalité humaine du geste humain fixé et cristallisé en structures qui fonctionnent? Ces structures ont besoin d’être soutenues dans leur fonctionnement, dit Gilbert Simondon,  et la plus grande perfection réside dans la plus grande ouverture , avec la plus grande liberté du fonctionnement. 

« Ainsi par exemple, les machines à calculer modernes (Simondon écrit en 1958) ne sont pas de purs automates. Ce sont des êtres techniques qui au-delà de leurs purs automatismes additionnels possèdent de très vastes possibilités de commutations de circuits, qui permettent de coder le fonctionnement de la machine en restreignant sa marge d’indétermination. C’est justement grâce à cette marge d’indétermination dans ses automatismes que la même machine peut extraire des racines cubiques ou traduire un texte simple, composé avec un petit nombre de mots et de tournures , d’une langue à une autre. Quelque chose ici se fait jour du rapport entre les langues et les mathématiques, et ce grâce à un objet technique,  grâce à sa marge d’indétermination.

C’est encore par l’intermédiaire de cette marge d’indétermination et non par les automatismes que les machines peuvent être groupées en ensembles cohérents, échanger de l’information les unes avec les autres par l’intermédiaire du coordinateur qu’est l’interprète  humain. Même quand l’échange d’information est direct entre deux machines, l’homme intervient comme celui qui règle la marge d’indétermination afin qu’elle soit adaptée au meilleur échange possible d’information.

Or qui peut faire réaliser cette effectuation de la présence humaine entre les machines? Son utilisateur? Non, mais alors le chef d’entreprise dans lesquelles ces machines sont utilisées? Non plus (pour des raison économiques évidentes). Le scientifique? Non car le scientifique n’abordera cet objet d’une façon trop théorique comme concrétisation d’une loi physique). Le seul habilité à cette tâche sera l’ingénieur d’organisation qui serait, dit Simondon, comme le sociologue et le psychologue des machines. , vivant au milieu de cette société d’êtres techniques dont il est la conscience responsable et inventive. » 




Mais que désigne cette fameuse marge d’indétermination dont Simondon fait le point de distinction majeure entre la technicité et l’automation?  Dans l’un de ces articles, le philosophe Hong-Kongais Yuk Hui répond très précisément à cette question:

« Son sens est d’abord purement fonctionnel. Une marge d’indétermination signifie que la machine porte en elle une capacité d’autorégulation, c’est ce qui « permet à la machine d’être sensible à une information extérieure ». La marge d’indétermination est donc ce qui rend la machine sensible aux différentes sortes d’information d’entrée : la machine ne doit pas accepter toutes les informations d’entrée, mais elle est capable de sélectionner les signaux et de tolérer les bruits. L’information se situe entre le hasard pur et la régularité absolue, dit Simondon, et c’est pourquoi la machine ne doit pas être complètement déterminée ni indéterminée, elle  exige seulement une « réduction de la limite de l’indétermination ». La marge d’indétermination suppose en ce sens que les machines aient des schèmes flexibles, qui leur permettent de devenir « sensibles ». Prenons un exemple concret : un amplificateur de signal fidèle n’a pas de marge d’indétermination, parce qu’il n’a pas besoin d’interpréter les informations d’entrée, il ne fait qu’amplifier tout ce qui lui arrive, que ce soit de l’information ou du bruit. Un amplificateur avec la fonction de réduction de bruit  impose une réduction en tant que limite à l’indétermination, parce qu’il est capable de distinguer l’information du bruit, selon les schèmes prédéterminés de l’information, du pattern et du hasard pur, par exemple, couper les ondes au-dessous ou au-dessus de certaines fréquences.

Le second aspect de l’idée de marge d’indétermination réside dans la critique qu’elle entend rendre possible de l’automatisme. C’est ici l’aspect le plus intéressant mais aussi le plus problématique du discours de Simondon. Pour ce dernier, l’automatisme est le niveau le plus bas de la perfection technique. L’automate possède des schèmes rigides, il ne peut pas tolérer d’information d’entrée hors des paramètres déjà définis, c’est-à-dire prédéfinis et prédéterminés. Prenons toutefois un peu de recul : de quel type d’automate s’agit-il ici ? Selon Simondon, l’automation constitue d’abord un phénomène de la deuxième révolution industrielle : c’est l’image de l’automate qui répète indéfiniment la même opération dans l’usine, et qui fait perdre à l’homme son statut d’individu technique du fait du couplage machiniste et aliénant entre la machine automatisée et l’homme. »


Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire