jeudi 1 mai 2025

terminales 1/4/5: l'art (3 et fin)



 3) L’oeuvre, la terre et le monde (Heidegger)

a) la présence du temple

Récapitulons:  qu’est ce qui s’effectue quand nous rencontrons une oeuvre, comme les souliers de Van Gogh?  Une verticalisation, c’est-à-dire une sorte de mise à nu, de retour, peut-être pourrions nous parler de point ou de bouton « reset » c’est-à-dire une sorte de « réinitialisation ».  Quelque chose s’arrête et quelque chose d’autre reprend mais ce n’est pas la même chose et en même temps ça a toujours été là: c’est un peu ça l’effet du point reset sur la machine ainsi réinitialisée. Je peux toujours dire que Van Gogh s’est contenté de peindre les chaussures existantes. Mais ce serait faux parce que ce qu’il a peint c’est la venue au monde des chaussures, et la venue d’un monde par les chaussures, par le fait qu’elles sont peintes en tant que « présence » et dissociée de tous les arrières fonds mentaux de notre attention à leur présence, laquelle n’est jamais effectuée en tant que telle dans nos modes de perception. Nous ne faisons pas attention à la présence des chaussures, nous les incorporions en tant qu’éléments à des modes d’inauthenticité qui finalement sont liés à des habitudes, à des fonctions vitales, à des usages grâce auquel vivre revient à noyer dans une perception horizontale un « décor ». 

La toile de Van Gogh déchire ce voile là et c’est en cela qu’elle  relève de l’alétheia. Tant qu’elles n’était pas peintes, les chaussures étaient confondues dans le décor de la paysanne et rien de tout ceci ne faisait émerger un « être au monde ». L’oeuvre, c’est donc d’abord l’attention de l’artiste à un « ici et maintenant » à partir duquel il pense pouvoir faire émerger un monde. En fait, n’importe quel moment, n’importe quel espace pourrait convenir puisque de fait tout est « là » « maintenant » mais en même temps cet ici et maintenant n’apparaît pas tant que l’oeuvre ne le pointe pas. Il faudrait se représenter l’univers comme une machine qui finalement serait entièrement constituée de boutons reset, c’est-à-dire d’occasions offertes de faire des oeuvres à partir desquelles cet univers deviendrait un monde de présences, c’est à dire tout simplement un MONDE, parce qu’avant c’est autre chose. 

Mais qui peut voir ces boutons (qui en fait sont partout): un dasein. C’est notre condition de dasein qui nous permet de saisir le kairos de ces occasions parce que nous n'avons pas de biotopes, parce que nous sommes désoeuvré.e.s. Tout ceci a déjà été évoqué dans l’année. Mais nous voici arrivé.e.s à la croisée de tous les chemins heideggeriens (qui, si l’on en croit ne mènent nulle part . Il a écrit un livre qui s’intitule « chemins qui ne mènent nulle part »).

Il convient maintenant d’aller jusqu’au bout de cette notion de révélation, de cette puissance de l’oeuvre de faire advenir à la surface de la terre un monde à partir du simple fait de sa présence. C’est ce que Heidegger fait dans ce passage (tout aussi difficile) extrait de la même conférence sur l’origine de l’oeuvre d’art.

  « Un bâtiment, un temple grec, n’est à l’image de rien. Il est là, simplement, debout dans l’entaille de la vallée. Il renferme en l’entourant la statue du Dieu et c’est dans cette retraite qu’à travers le péristyle il laisse sa présence s’étendre à tout l’enclos sacré. Par le temple, le Dieu peut être présent dans le temple. Cette présence du Dieu est, en elle-même, le déploiement et la délimitation de l’enceinte en tant que sacrée. Le temple et son enceinte ne se perdent pas dans l’indéfini. C’est précisément l’œuvre-temple qui dispose et ramène autour d’elle l’unité des voies et des rapports, dans lesquels naissance et mort, malheur et prospérité, victoire et défaite, endurance et ruine donnent à l’être humain la figure de sa destinée. L’ampleur ouverte de ces rapports dominants, c’est le monde de ce peuple historial. A partir d’elle et en elle, il se retrouve pour l’accomplissement de sa destinée.

Sur le roc, le temple repose sa constance. Ce « reposer sur » fait ressortir l’obscur de son support brut et qui pourtant n’est là pour rien. Dans sa constance, l’œuvre bâtie tient tête à la tempête passant au-dessus d’elle, démontrant ainsi la tempête elle-même dans toute sa violence. L’éclat et la lumière de sa pierre, qu’apparemment elle ne tient que par la grâce du soleil, font ressortir la clarté du jour, l’immensité du ciel, les ténèbres de la nuit. Sa sûre émergence rend ainsi visible l’espace invisible de l’air. La rigidité inébranlable de l’œuvre fait contraste avec la houle des flots de la mer, faisant apparaître, par son calme, le déchaînement de l’eau. L’arbre et l’herbe, l’aigle et le taureau, le serpent et la cigale ne trouvent qu’ainsi leur figure d’évidence, apparaissant comme ce qu’ils sont. Cette apparition et cet épanouissement mêmes, et dans leur totalité, les Grecs les ont nommés très tôt physis. Ce nom éclaire en même temps ce sur quoi et en quoi l’homme fonde son séjour. Cela, nous le nommons la Terre. De ce que ce mot dit ici, il faut écarter aussi bien l’image d’une masse matérielle déposée en couches que celle, purement astronomique, d’une planète. La Terre, c’est le sein dans lequel l’épanouissement reprend, en tant que tel, tout ce qui s’épanouit. En tout ce qui s’épanouit, la Terre est présente en tant que ce qui héberge.

Debout sur le roc, l’œuvre qu’est le temple ouvre un monde et, en retour, l’établit sur la terre, qui, alors seulement, fait apparition comme le sol natal. Car jamais les hommes et les animaux, les plantes et les choses ne sont donnés et connus en tant qu’objets invariables, pour fournir ensuite incidemment au temple, qui serait venu lui aussi, un jour, s’ajouter aux autres objets, un décor adéquat. Nous nous rapprochons beaucoup plus de ce qui est, si nous pensons tout cela de façon inverse, à condition, bien sûr, que nous sachions voir avant tout comment tout se tourne autrement vers nous. Le simple renversement, effectué pour lui-même, ne donne rien.

C’est le temple qui, par son instance, donne aux choses leur visage, et aux hommes la vue sur eux- mêmes. Cette vue reste ouverte aussi longtemps que l’œuvre est oeuvre, aussi longtemps que le Dieu ne s’en est pas enfui. Il en est de même pour la statue du Dieu, que l’agoniste vainqueur lui consacre. Ce n’est pas une représentation du Dieu, destinée à fixer les idées quant à l’aspect extérieur du Dieu. C’est une oeuvre qui laisse advenir à la présence le Dieu lui-même, et qui est ainsi le Dieu lui-même.

[…] Mettre en place un monde et faire venir la terre sont deux traits essentiels de l’être-œuvre de l’œuvre. Ils s’appartiennent l’un l’autre dans l’unité de l’être- œuvre. Nous recherchons cette unité lorsque nous pensons l’immanence de l’œuvre et tentons de dire le calme contenu et le recueil de reposer sur soi. »                                                                                                                                                    




Il convient de se représenter soi-même se promenant dans la campagne grecque et apercevant soudainement au coeur d’une vallée un temple grec, en ayant bien présent à l’esprit que le temple est évidemment une œuvre. Tout ce qui a été dit des souliers de van Gogh et de la verticalisation opérée par l’oeuvre peut parfaitement se définir aussi comme une sorte de sacralisation. Il s’agit de donner ce que l’on pourrait appeler « un prix sans prix » aux choses de notre entourage en les sortant précisément de cette familiarité réductrice. Rien n’est familier dés lors que nous manifestons une sensibilité à « l’être là » des choses, des êtres et des paysages. 

Or précisément le temple grec se dresse là, à cet instant dans la vallée.  Il faudrait s’interroger sur la capacité qu’ont certains bâtiments à s’imposer dans une forme de solennité. Il n’est à l’image de rien, c’est-à-dire qu’il ne se révèle pas dans une conformité à….quoi que ce soit. Son sens se trouve dans le fait qu’il soit. Il est des bâtiments dont on perçoit l’utilité dans une cité parce que leur forme est déjà porteuse de cet usage: des maisons, des habitations, des commerces, des casernes, des lycées, etc.  Mais évidemment, pour un temple ce n’est pas le cas. 

Même si l’on se dit que le temple est un lieu dans lequel on se rend pour prier un Dieu, il est évident que prier ne peut être perçu comme une activité utilitaire parce qu’elle présuppose une forme de dévotion, de sacré et que par conséquent ce qui importe, c’est justement que l’architecture du bâtiment soit déjà en soit porteuse de cette vocation sacrée. Pour le dire simplement, ce n’est pas pour prier  le Dieu que le temple est mais parce que le temple est que dieu est dans le temple et que l’on peut y prier dieu. Poser de l’utilité ici c’est vouloir à toute force poser de l’horizontalité là où il ne peut pas y en avoir. Percevoir les choses verticalement, « en tant qu’elles sont », c’est ce qui se manifeste à nous par l‘oeuvre, c’est même ça que l’œuvre est: la révélation d’un monde.  

Un temple (comme un visage) est sens à lui tout seul, c’est-à-dire que son être là se suffit à lui même comme faisant sens. Pour la plupart des autres choses, leur sens vient d’un contexte extérieur. Pour comprendre le sens d’un mot, il faut que je connaisse la langue. Pour saisir la signification d’un usage, il faut que je possède le code des usages et des coutumes, etc. Mais ici, ce n’est pas le cas. La solennité et la gratuité de l’architecture font sens. Le temple est sens à lui tout seul. 

C’est même plus que cela: quelque chose de très étrange et de très puissant s’opère à partir de la présence du temple dans la vallée: ce n'est pas que l’existence de l’être humain s’y souligne en tant qu’il a bien fallu que des êtres humains le construisent, c’est plutôt que quelque chose du sens de l’existence de l’être humain s’effectue, apparaît dans la pure émergence du temple. Il n’est plus tout indifférent ni insignifiant que l’être humain existe, cela revêt un sens, une « destinée », une « histoire » de cela même que ce temple « soit ». C’est comme un « fond » symbolique à partir duquel il n’était plus du tout possible de percevoir l’être humain comme un organisme, ou une réalité physique, un « élément » perdu dans un tout.


b) Le renversement de la perspective chronologique par la perspective ontologique

Nous avons toutes et tous déjà ressenti cela: cette errance dans un paysage qui va acquérir du fait de l’apparition dans notre champ de perception d’une « œuvre » « un surplus d’être », un rayonnement dont l’œuvre est le foyer et à partir de quoi tout prendra sens simplement du fait d’être situé à proximité de cette œuvre.

Cela n’a vraiment aucun rapport avec le fait d’être croyant ou pas, d’être un fidèle de telle ou telle religion, ou pas. Il n’est pas tant question de croire à ce dieu que de voir se structurer à partir d’une œuvre un autre regard sur les éléments environnants à partir duquel ils composent un monde autour du dasein. C’est un peu comme si tous les éléments du paysage s’inscrivaient sur un support « symbolique »,  quelque que chose que l’on peut envisager de rapprocher de l’expression: « ça fait tableau ». Vous vous baladiez au hasard dans la campagne mais l’émergence du temple a soudainement décalé tout ceci dans une autre dimension qui en même temps a toujours été LA dimension adéquate, appropriée, exclusive. C’est comme si la présence du temple avait fait fuir toute notion de contingence du paysage et dés lors les éléments revêtent une sidérante nécessité.  Tout se retrouve comme lesté d’un poids, d’un sens, d’une nécessité à partir de l’aplomb du temple. Ce n’est pas qu’il fallait que tout soit comme ça parce que tel dieu l’aurait voulu, c’est plutôt que tout est comme ça parce que de fait le temple est là et qu’il impose par sa présence un mode de présence à tout ce qui l’environne. C’est bien ce qu’il faut comprendre par ce passage:  C’est précisément l’œuvre-temple qui dispose et ramène autour d’elle l’unité des voies et des rapports, dans lesquels naissance et mort, malheur et prospérité, victoire et défaite, endurance et ruine donnent à l’être humain la figure de sa destinée. L’ampleur ouverte de ces rapports dominants, c’est le monde de ce peuple historial. A partir d’elle et en elle, il se retrouve pour l’accomplissement de sa destinée




Tout l’extrait qui suit le précédent est incompréhensible à moins de poser finalement une seule chose qui est l’antériorité ou la primauté de ce qui vient au jour par la présence du temple sur toute modalité d’explication chronologique des choses, des éléments, du paysage. Évidemment le roc sur lequel on a construit le temple existait avant le temple, mais en fait « NON ». 

            Il faut comprendre ce « non ». Le temple est ce par quoi le roc va être rendu à la gratuité de l’acte d’être, ou pour le dire plus clairement: « ce que le roc va gagner à servir de support au temple, c’est paradoxalement d’être rendu à ce qu’il a toujours été, à ce qu’il sera toujours: verticalement là, là comme une réalité sacrée.  Le temps est un certain mode d’attention au roc. Or il se trouve que ce mode d’attention au roc est le seul à donner au roc le mode d’attention adéquat tout simplement parce qu’il fonde l’être authentique de ce que c’est qu’être ce roc, son eccéïté (voici ce roc là)

C’est la même chose pour la tempête, le soleil, le jour, la nuit, l’air l’arbre, l’herbe et le serpent. L’œuvre leur donne leur figure d’évidence. Il est chronologiquement exact qu’il y a eu des tempêtes dans cette vallée avant que le temple y soit construit, mais de tempête perçue comme tempête comme « il y a » de la tempête, comme « sacre »  de tempête, comme « vérité de la tempête », il ne peut en exister qu’en tant que la tempête se déchaîne dans le MONDE et il ne peut y avoir de monde sans le temple.

Finalement toute la fin du texte évoque ce renversement entre ce que nous pourrions appeler la perspective chronologique, et la perspective ontologique ou verticale. C’est vraiment difficile de maintenir cette perspective à la lumière de laquelle rien n’ « est » à moins d’être intégré à ce mode d’appréhension qui naît de la présence du temps, c’est-à-dire de l’œuvre. Les choses ne sont qu’en tant qu’elles sont perçues comme « étant » par un dasein. Mais pour cela il faut aussi que l’œuvre ait verticalisé, qu'elle révèle l’existence pure des choses et des éléments au sein d’un monde.

Heidegger se livre alors à une sorte de redéfinition des termes physis (nature), séjour, la terre, le monde:

  • Par nature, il faut entendre ce dans quoi les éléments naturels, les animaux, les végétaux se développent et croissent. L’être humain y établit son « séjour » c’est-à-dire son habitation.
  • Cette habitation, ce lieu d’hébergement de l’être humain, c’est la terre. Nous ne sommes vraiment pas loin de Gaïa ici même si ce rapprochement sera fait par d’autres philosophes comme Bruno Latour. L’être humain habite la terre. Et Heidegger prend soin de distinguer une définition scientifique de la terre, géologique ou astrophysique de la terre avec ce qu’il entend ici par terre comme habitation, « berceau », hébergement, termes qu’il faut aussi veiller à distinguer de « propriété ». Il y a quelque chose de l’ordre d’une intériorisation, quasiment de « ventre » intérieur dans lequel l’humain est, se développe. Mais ce n’est pas encore le monde, terme qui va instaurer l’extériorité, l’étrangeté. Si le monde ne venait pas resituer la terre dans son rapport à l’être humain, l’humain serait « DANS » la terre, en son sein familier, ou, du moins habituel (habiter/ habitude). Par rapport à la paysanne, on pourrait dire que la paysanne est « dans » la terre, qu’elle est dans le milieu de la terre, que sa vie est intégralement situé dans le travail de la terre à tout point de vue. Ce que fait van Gogh en peignant ses souliers, c’est de poser entre la paysanne et la terre un rapport vertical, sacré, un rapport de révérence, qui finalement remet à l’endroit cette relation.
  • Le monde: voilà donc ce que fait l’oeuvre, ici le temple. Tant qu’il n’était pas là, l’être humain avait fait de la terre son habitat, ce qui est vrai mais tant que l’être humain se contente d’habiter la terre, on pourrait qu’il n’y a pas  « l’il y a » de la terre, c’est-à-dire qu’en un sens il n’y a pas la terre, il y a « l’outil » « terre » ou la terre disponible à être habitée et éventuellement cultivée, utilisée, « séjournée ».   La terre est l’hébergement, elle n’est pas « une présence ». Finalement dans la mythologie grecque, nous retrouvons exactement cette idée avant la castration d’Ouranos (Ouranos reste vautré sur gaïa jusqu’à ce que Cronos lui fasse violence pour « sortir, pourquoi eue l’extérieur « soit ») . La terre: la notion même de « dedans » devient une extériorité   à partir de la libération de Cronos. C’est alors que s’impose l’idée même de « monde » et l’oeuvre est ici ce qui tient lieu de « violence ».

Nous expliquons alors le passage crucial de cet extrait: « Debout sur le roc, l’œuvre qu’est le temple ouvre un monde et, en retour, l’établit sur la terre, qui, alors seulement, fait apparition comme le sol natal. Car jamais les hommes et les animaux, les plantes et les choses ne sont donnés et connus en tant qu’objets invariables, pour fournir ensuite incidemment au temple, qui serait venu lui aussi, un jour, s’ajouter aux autres objets, un décor adéquat. Nous nous rapprochons beaucoup plus de ce qui est, si nous pensons tout cela de façon inverse, à condition, bien sûr, que nous sachions voir avant tout comment tout se tourne autrement vers nous. Le simple renversement, effectué pour lui-même, ne donne rien. »

Ici s’opère très clairement le renversement entre la perspective chronologique et la perspective ontologique. Rien n’ « est » tant qu’il n’est pas perçu ou plutôt réalisé comme « étant ». Sans vouloir trop compliquer les termes, nous pourrions dire qu’il ne peut exister de « il y a » sans qu’il y ait un « il y a » et c’est justement cela: l’oeuvre, c’est la révélation de ceci que le monde « est », révélation vraie, dévoilement, aléthéia.  Les Humains, les choses, les éléments, la nature, la terre, ne sont pas des objets, ni des lieux ou des configurations qui auraient été là AVANT le temple (alors que chronologiquement si!) parce que ce n’est pas en tant que pures présences que toutes ces réalités étaient là. La présence du temple dévoile un mode d’apparition, d’émergence de toutes ces choses et ces êtres comme « présences pures ». Avant le temple, elles n’étaient pas des êtres là, de la même façon que les souliers n’étaient pas des « êtres là ». L‘oeuvre temple, c’est l’attention portée au fait qu’il y a la terre, et de fait la terre ne peut être ce qu'elle est sans la considération qu’" IL Y A LA TERRE". Il ne faut pas croire à l’idée que les choses seraient,  déjà par elles-mêmes, elles-mêmes. Elles ne sont qu’en tant qu’elle sont vécues comme étant. C’est la raison pour laquelle il faut qu’un être existe dont le mode d’existence consiste en cela: vivre la présence des choses et des éléments dans l’émergence pure, vertigineuse, sidérante et questionnante de leur être au monde. Cet être, c’est le dasein, et cette réalisation, c’est l’œuvre. 

Que le monde « soit » , c’est ce dont le dasein ne revient jamais, pour répondre l’expression courante, ici étrangement juste. Etre Humain, c’est ne jamais revenir de ceci que le monde « est », mais c’est aussi par cette surprise, par cet étonnement, par cette angoisse et par ce souci que le monde, de fait, est.  Que le monde vienne au monde, c’est ce dont le dasein est à la fois le témoin et le « porteur ». Les animaux, eux, sont dans des milieux. Il ne sont sont pas traversés par cet effroi, par cette sidération de l’émergence brute de « l’ il y a » du monde. Si nous sommes les seuls à voir cela, c’est aussi parce que nous sommes les seuls avec lesquels cela se fait. Dans la nature surgit un être dont le rapport questionnant et étonné à l’être fait advenir un rapport à l’être corrélé avec le monde, soit une revisitation de la nature comme présence, comme « il y a ». Cette revisitation est donc davantage une révélation, un mode d’attention juste, pur, brut et incroyablement légitime, vertical. Or cette révélation s’opère par l’œuvre, ici par le temple, ce qui nous fait comprendre qu’à ce titre, il n’y a pas de chose, ni de vallée, ni de terre avant que l’œuvre n’ait fait advenir l’émergence de ceci qu’il y a la vallée, la terre, la nature, c’est-à-dire avant que l’œuvre n’ait fait advenir le monde. 

Évidemment cela pose vraiment la question de la construction concrète, architecturale du temple. Il fallait bien qu’il y ait des humains pour construire physiquement matériellement le temple. Mais il fallait bien avant que les humains soient portés par l’œuvre, par le projet de faire l’œuvre pour que l’œuvre soit matériellement. La révélation de la nature comme  « étant là », pure, gratuite et finalement déjà sacrée précède la construction du temple mais l’idée même de temple était déjà opérationnelle dans cet « il y a »  de la nature, dans cette venue du monde au monde par le Dasein. De même l’œuvre de Van Gogh « les souliers » était déjà effective dans la perception verticale des souliers, dans l’ « il y a » des souliers, dans leur eccéité, leur « voici ». 

(Il est difficile ici de ne pas souligner la parenté des philosophies d’Aristote et de Heidegger en cela qu’aussi différentes soient elles, aussi distantes soient elles de 24 siècles, elles sont ce point commun de partir de l’étonnement humain.) 




b)  La terre

Les choses ne sont pas le décor du temple, comme une sorte d’environnement d’objets divers qui aurait attendu que le temple « arrive » un jour. L’oeuvre temple n’est pas apparue « un jour », elle est ce que c’est qu’apparaître pour une nature qui dés lors devient monde. Elle est ce que c’est qu’être au monde pour une terre qui dés lors cesse d’être un dedans pour devenir une extériorité, un être là, offert à la révérence, au culte, au sacre. Ce qu’il faut essayer de penser ici c’est une forme d’instantanéité, de co-évènementialité de ces trois concepts 

« Le monde n’est plus le résultat de la projection du Dasein, écrit Françoise Dastur, mais s’ouvre primordialement comme la « clairière » en relation avec laquelle ce Dasein « ek-siste’ » » Ce n’est pas parce qu’il y a le dasein qu’il y a le monde, mais de fait il n’y a pas l’un sans l’autre, c’est une corrélation sans causalité. Il faut plutôt penser leur relation comme une tension féconde où l’œuvre d’art a le pouvoir d’ouvrir un monde, mais pas de manière réductible ou interchangeable avec le monde du Dasein.

Nous ne pouvons pas non plus nous retenir de penser ici que Hannah Arendt a été l’élève de Heidegger et qu’il y a peut-être un rapprochement possible avec l’opposition des notions de monde et de vie dans l’œuvre de la philosophe (sachant que la politique c’est le rapport de l’être humain avec le monde et l’oïkos avec le vital). Ce n’est pas pas seulement qu’il est ruineux et vain de rester dans l’oïkos, c’est surtout que cela revient à faire perdre tout sens à la présence du dasein, à l’action (sous cet angle l’œuvre d’art est fondamentalement politique, puisque sans elle il n’y aurait pas de monde dans lequel le dasein pourrait agir)

La fin du texte est consacrée à la notion d’immanence et au rapport entre monde et terre.  Il va de soi, que Heidegger n’a pas un seul instant crédité le temple d’un autre sens que celui d’être une œuvre. L’idée que ce soit un Dieu qui à partir de sa « supraposition », de sa transcendance inspire aux humains l’idée de faire un temple n’a ici aucun droit de cité. « c’est une œuvre qui laisse advenir à la présence le dieu lui-même, et qui est ainsi le dieu lui-même. En d’autres termes, ce n’est pas Dieu qui a fait le temple, ni qui aurait inspiré aux humains l’idée de le construire, c’est le temple qui fait advenir le rapport sacré entre les humains et le monde, et il se trouve que l’idée de Dieu peut ici s’insinuer. C’est exactement le même sens que celui que Nietzsche donne à Dieu dans sa fameuse phase « Dieu est mort », à savoir le sacré est mort, et c’est une très mauvaise nouvelle. Dieu c’est finalement le nom que l'on peut donner à cette verticalisation que fait l’œuvre. 

La fin du texte est un peu plus difficile: autant le monde est ce que l'œuvre révèle autant la terre est ce qui a tendance à se retirer, à s’obscurcir, à se mettre en retrait. L’oeuvre fait venir la terre au monde, mais la terre manifeste un certain coefficient de résistance à cette révélation. C’est pour cela qu’il y a tension dans l’oeuvre entre le monde et la terre, un peu comme si l’axe vertical avait à lutter contre l’horizontalité, la mise à plat. Dans les souliers, ce qui nous fascine aussi c’est cette inchoativité des souliers qui tremblent sous l’effet de cette mise en lumière. A partie d’eux en tant qu’oeuvre le monde surgit, mais quelque chose d’eux ne demandent qu’à retourner à l’obscurité de la terre, à cette intériorité obscure là, à ce « ventre ».  On pourrait en dire autant de la sainte victoire de Cézanne, du penseur de Rodin, ou du cri de Munch. L’oeuvre est un accouchement redoublé, la venue au monde de ce que c’est que venir au monde et il y a toujours dans les oeuvres ce trouble comparable à des yeux brutalement éclairés alors qu’ils étaient dans la nuit. Ce n’est pas seulement que nous spectateurs « n’avions jamais vu ça » mais surtout que l’oeuvre elle-même et le monde qu’elle fait surgir n’avait jamais songé à sortir aussi soudainement de la terre, tout comme la vérité éblouie en sortant du puits. Toute oeuvre d’art est en ce sens là « chthonienne », sortie de terre.


Conclusion 

S’il est une notion qui n’a jamais cessé d’insister dans les développements précédents sur l’art, c’est bien celle de vérité, ou d’origine. L’oeuvre d’art est originelle, mais en un sens qui dépasse totalement l’idée d’une antériorité chronologique puisque l’oeuvre est ce par quoi s’effectue l’eccéité d’un monde là. A chaque rencontre avec une oeuvre d’art, de fait « il y a » l’oeuvre et cet il y a de l’œuvre est ce par quoi s’opère en seul instant l’il y a de tous les instants, le processus brut de leur accouchement. Toute oeuvre fait venir au monde ce que c’est pour un monde que venir au monde. Nous mesurons ainsi tout ce qui se joue dans les trois options possibles de la considération de l’œuvre d’art. Si elle était imitation, elle serait la copie d’un monde connu, mais alors il serait assez difficile d’expliquer qu’elle nous touche autant (sauf par la catharsis d’Aristote mais si l’on y réfléchit on réalise que la catharsis est plutôt du côté de la révélation). Si l’oeuvre est création, alors elle nous faire prendre contact avec un monde inconnu mais alors comment expliquer que nous nous y « reconnaissions », qu’il y ait comme un « écho », voire une fore m’attente de son apparition. Si l’oeuvre d’art est révélation, alors elle nous met en relation avec un monde reconnu comme étant nu, nouveau, « là ». En suivant avec Heidegger cette troisième option, nous sommes allés très loin, jusqu’à l’alétheia, jusqu’à la révélation de ce que notre condition de dasein « veut dire » (étant entendu que l’idée même de « vouloir dire »  n’existerait pas sans cela). Notre présence de dasein est indissociable de ceci qu’une oeuvre est ce par quoi surgit un monde de telle sorte qu’exister humainement ne peut en aucune façon s’avérer « vrai » que par l’origine, le sens et l’horizon dessiné de l’œuvre. 





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