mercredi 29 octobre 2025

Terminales 2/ 5 / 7: résumé du cours pour préparer le DS : "peut-on se mentir à soi-même?"


Ce qui suit est un résumé très abrégé du cours qui décrit seulement les articulations du traitement de la question - Il ne remplace  aucunement la lecture des deux articles qui composent le cours en entier et qu'il est conseillé de consulter dans la perspective du DS.


Le développement et la succession des parties sont vraiment des éléments à prendre en compte pour comprendre ce cours. C’est la raison pour laquelle il peut être éclairant de reprendre les articulations en insistant sur les références. On doit insister sur le fait que la structure de ce cours est assez identique à celle d’une dissertation de baccalauréat (mais sans la limite du temps de l’épreuve: l’analyse des textes et leur mention sont évidemment plus travaillées). 

            Dans cette démarche il faut vraiment mettre à part le tout début qui aurait pu se limiter à pointer la difficulté d’un tel sujet, ce que l’on pourrait appeler son « endless loop », c’est-à-dire cette étrange tournure qui finalement nous ramène toujours au « non », ou plus exactement au fait que cela ne peut pas être un mensonge puisque soit on le sait et on n’est pas dupe, soit on se trompe effectivement, totalement mais alors cela remet en cause la notion de moi « même », pourtant présente dans le sujet.  




                Si je peux me mentir à moi-même comme à un autre, alors cela signifie que je peux être autre à moi-même ou bien qu’il y a en moi de l’autre à moi, et que donc nécessairement la proposition selon laquelle « je suis moi » est fausse, faillible.

Ce dernier terme est intéressant: « faillible, faille ». Il y a en nous la possibilité de la dissociation, de la dissimulation totale ou partielle de « quelque chose », comme si exister était une expérience traumatique que nous ne pourrions appréhender qu’en nous divisant, qu’en séparant en nous celle ou celui qui la vit et celle ou celui qui se dit, qui se voit en train de la vivre. Est-ce que nous nous mentons à nous-mêmes ou bien est-ce qu’« on se la raconte », comme on dit. « Tu te la racontes »: "t’es en train de te raconter une belle histoire mais c’est juste une histoire! "

Que ce soit l’une ou l’autre de ces possibilités il faut être deux (le conteur ou la conteuse et celui ou celle qui écoute et éventuellement croit (ou pas!)) et ce dédoublement pose question parce qu’il est aussi impossible qu’incontournable. C’est ici qu’il nous faut prendre à bras le corps ce sujet: 

  1. ce dédoublement est incontournable parce qu’il faut être aveugle ou stupide pour ne pas voir que nous nous mentons continuellement à nous-mêmes en société en jouant sincèrement un rôle qui n’est pas ce que nous sommes (persona, paraître, désir d’intégration à des groupes, à des milieux à des classes sociales, désir d’être identifié.e comme étant ceci ou cela, dans les réseaux sociaux avec tel ou tel profil, etc.)
  2. Ce dédoublement est impossible parce que subsiste une forme même affaiblie de vigilance, cette ligne d’attention à soi par l’entremise de laquelle je ne suis jamais complètement dupe de ce que je me raconte à moi-même comme étant la réalité (alors que je sais bien que c’est faux et que cela m’arrange de faire comme si c’était la réalité). Peut-on maintenir le souci de vérité de façon suffisamment forte et sincère pour se connaître soi-même et ne pas tomber dans l’hybris (cette démesure qui nous guette dés que nous nous perdons de vue nous-mêmes)? Il faut peut-être que nous ne renoncions pas facilement, voire pas du tout, à la possibilité de répondre « oui » à cette question, c’est-à-dire « non au sujet donné. 

Dans le cours, je consacre beaucoup (trop) de temps et de place à cette question (notamment avec la référence au somewhere, etc: ça ce n’est pas trop important, vous pouvez zapper). La mention du « connais toi toi-même! », par contre doit être comprise. Il faut que ce qui suit soit bien compris, totalement assimilé:

Autant il est évident que scientifiquement, logiquement et éthiquement nous ne pouvons pas nous mentir à nous-mêmes, autant il est évident que psychologiquement, socialement, culturellement (au sens où nous sommes des êtes culturels et pas naturels) nous le faisons. De ceci découle avec évidence le fait que cette question a une dimension anthropologique  (qu’est-ce qui se joue de notre statut d’être humain dans cette possibilité?) Est-ce que finalement nous ne nous constituerions pas comme marque de fabrique de notre condition humaine d’habiter psychologiquement une impossibilité logique et éthique fondamentale: celle de se mentir à soi, d’être donc fondamentalement un être distordu, et, en ce sens, voué à la perversion? (En fait ce n’est pas seulement un sujet sur l’inconscient psychique mais aussi sur le mal, et cela explique la référence à Gombrowicz - les animaux peuvent parfois se comporter d’une façon extérieurement perverse, comme le chat qui joue avec la souris, par exemple, ou le phasme avec l’insecte, mais pour autant cela ne nous viendrait pas à l’esprit de dire que le chat ou le phasme sont pervers).




Voici le plan développé dans le cours (dans le cours c’est 3, 4 et 5 mais en fait dans une dissertation ce serait numéroté comme suit (retenez bien ça parce que vous allez avoir à faire des plans) - Il faut absolument que vous travaillez la connaissance des références et des auteurs étudiés (il y aura forcément des questions là dessus)- Je veux parler de Pascal, René Girard,  La genèse (ancien testament),  Freud, Gombrowicz, Jean-Paul Sartre, Aristote, Giorgio Agamben, l’aidôs :



  1. Distorsion et divertissement ( Pascal- René Girard - La genèse)

a) Le déni

Mais pourquoi faudrait-il que nous nous mentions? Parce que quelque chose nous a traumatisé, parce que la réalité est trop dure à avaler. Quelle réalité? Le fait que nous n’avons aucune idée de ce que nous faisons ici et que notre existence est complètement hasardeuse. Elle l’est parce que nous sommes des êtres contingents (nous aurions pu ne pas exister) et aussi parce que nous sommes mortels et que notre fin peut intervenir à tout moment. 

Si nous pouvons nous faire à cette vérité, nous serions heureux, mais nous sommes trop faibles, trop faillibles et trop vains (absurdes) pour en être capable, d’où les divertissements, le fait que nous passions notre vie à faire autre chose que ce qui nous permettrait de nous connaître et de nous admettre nous mêmes. Du coup, on travaille, on s’agite, on se disperse, on fait tout pour ne pas avoir à se confronter à l’ennui et la consternation devant la vérité de notre condition.

b) La nature et le péché 

Plus que cela encore, c’est notre nature qui nous rend incapable de cette fermeté, de cette justesse, de cette éthique. Cela vient du fruit défendu. On se rend compte alors que les humains ont sciemment choisi la contingence. Eve et Adam ont mangé le fruit ce qui leur a donné la conscience et la finitude, la mort, la mortalité. S’ils arrivaient à s’y tenir, ça irait très bien mais justement nous n’en sommes pas capables et nous vivons dans le regret du paradis perdu. C’est aussi pour cela que nous nous divertissons parce que nous ne sommes même pas capables de tenir fermement au choix d’Eve et Adam. Nous regrettons l’éternité heureuse des fruits de l’arbre de vie.



 

c) Le désir mimétique

Pascal est bien conscient qu’il y a un problème dans sa démonstration: on ne voit pas comment ni pourquoi les êtres humains, aussi faillibles et peccables qu’ils soient se divertiraient avec une telle frénésie, avec un tel enthousiasme si n’agissait pas en eux une certaine intuition même confuse de la vérité. On ne peut pas échapper à une angoisse sans avoir une certaine idée de cette angoisse. A cela il y a deux réponses:

- Celle de l’instinct secret (intuition d’une forme d’inconscient)

- Celle de l’amour propre et de la rivalité - or dans cette cause là nous retrouvons la thèse essentielle d’un auteur célèbre du 20 e siècle (René Girard) : le désir mimétique. Les êtres humains désirent ce que les autres désirent. On mesure la vanité des humains quand on réalise que finalement ce que nous faisons semblant de désirer ne nous attire pas en soi, mais seulement pour pouvoir apparaître aux yeux des autres comme en possédant la jouissance. Ici nous retrouvons bien tous les ressorts de la société d’hyper-consommation dans laquelle nous vivons. Quiconque regarde l’intérieur de tout habitation humaine dans la société occidentale y verra un luxe d’objets inutiles et vains qui ne doivent leur présence qu’au pratique de pouvoir apparaître aux yeux des autres comme possédant ceci ou cela. Nous nous mentons à nous mêmes dans nos achats et dans les signes extérieurs de richesse et de pseudo-bonheur que nous voulons envoyer à nos semblables (pour pouvoir nous imposer à eux comme supérieur à eux)




  1. L’hypothèse de l’inconscient

a) le refoulement

Pascal évoque donc un instinct secret et Freud (20e siècle) va donner à ce secret un sens extrêmement puissant qui dépasse largement du cadre de la pensée de l’auteur français (17e siècle). Il se produit aussi une totale inversion des termes du problème avec Sigmund  Freud: ce n’est pas parce que l’être humain est malade, traumatisé  qu’il se ment à lui-même, c’est parce qu’il se ment à lui-même qu’il est malade et qu'il faut donc le soigner ou du moins l’aider à voir un peu plus clair (enfin un peu moins sombre) en soi. 

Mais pourquoi nous mentons nous et est-ce vraiment du mensonge au moi? Nous sommes à la fois des créatures dotées de pulsions sexuelles à la naissance et des êtres socialisés. De là va naître un conflit entre le ça (pulsions sexuelles) et le sur-moi (intériorisation des interdits et de l’instance de l’autorité (paternelle). Nous sommes donc toutes et tous des sexualités refoulées qui avons à nous construire nous-mêmes sur cette dualité conflictuelle.

b) Le moi comme processus

Mais ici encore il faut inverser les termes du problème, ce n’est pas parce que nous avons dés le départ un moi doté d’une sexualité  que nous mentons à ce moi,  c’est sur la base de ce conflit qu’un moi se construit « comme il peut » (c’’est-à-dire de façon fragilisée, poussive, processuelle, inachevée, toujours en chantier). Qu’en est-il du mensonge alors? Il se manifeste essentiellement dans le déguisement emprunté par les pulsions refoulées dans l’inconscient qui vont tout faire pour se manifester de façon dissimulée mais néanmoins effective et violente au sujet. Le mensonge à soi c’est le déguisement du refoulé, mais en même temps, ce moi auquel « on » ment n’est pas une instance figée, close sur elle-même Le grand apport de Freud, c’est de nous faire comprendre que le moi n’est ni naturel, ni défini, ni substantiel. Il fait ce qu’il peut pour « tenir » dans une situation difficile, problématique qui l'écartèle entre deux directions contraires (la sexualité et la culture ou la socialisation)


c) la tentation du non sens (Witold Gombrowicz)




Lorsque Freud affirme que « tout enfant est un pervers polymorphe », il veut simplement dire que l’on ne peut pas être enfant sans orienter ses pulsions sexuelles dans d’autres directions que celles de la sexualité dite « reproductrice ». Eu égard à ce que la société va lui imposer par la suite, tout enfant est « un monstre », notamment incestueux. Mais Gombrowicz donne à cette notion de perversité un sens différent plus profond philosophiquement. La perversité est bien de l’immaturité mais aussi au sens métaphysique, anthropologique. Il nous est toutes et tous déjà arrivé de nous imaginer l’horreur de la chose à ne surtout pas faire, le « couac » scandaleux, inadmissible du ridicule ou bien tout simplement de la littéralité absolue dans une cérémonie ou un rite. Après tout dans une messe chrétienne, un homme fait boire à certaines personnes du vin et leur fait manger du pain. C’est le rite de l’eucharistie. On s’agenouille mais pourquoi? La perversité, est-ce que ce ne serait pas aussi, ce qui justement au coeur du mensonge déjoue le mensonge. Mais est-ce vraiment du mensonge? 

C’est ici qu’est développée la référence au visage (le philosophe utilisé ici est Emmanuel Lévinas). Quand vous voyez un visage, après tout vous voyez de la chair, de la peau, mais il est vraiment singulier que vous ne la perceviez pas comme ça. Consciemment ou pas, un visage s’impose à vous comme « signifiant ». Cela ne veut pas dire que vous sachiez ce qui est signifié (parce que le visage change sans cesse d’expressions) mais tout en étant du corps, un visage est perçu différemment comme ce qui porte en soi, un message, une forme de sacralité. Bien sur il est possible de faire mal à la personne qui porte un visage mais en même temps, vous savez bien que cette agression est abjecte, interdite, inadmissible et vous le savez par le visage qui implique une forme de sainteté, de sacralité. De faite, même chez Gombrowicz, « la messe est dite » et nous réalisons que ce n’est pas un mensonge que de reconnaître le visage d’autrui ou bien qu’il y a des espaces religieux dans le monde, c’est une évidence (un peu comme le monolithe de 20001 odyssée de l’espace). Ici quelque chose de fondamental apparaît dans le cours: on peut se mentir à soi-même en faisant semblant d’être à la messe ou de respecter le visage de l’autre mais il y aussi une forme de justesse éthique à respecter aussi bien la messe que le visage, Parce que de fait « il y a » du sacré. L’eccéité c’est du sacré

  1. La puissance de ne pas…

a) l’acte et la puissance 

Le sujet gagne en intensité et en complexité (en philosophie, les deux vont toujours ensemble). Nous ne pouvons comprendre la profondeur du passage de Gombrowicz qu’en saisissant l’importance de la notion de conscience. L’être humain est conscient, ce qui signifie qu’il se voit et se sait agir quand il agit se sait penser quand il pense, se sait ressentir quand il ressent. Frédéric peut s’agenouiller pour ridiculiser l’agenouillement parce qu’il sait qu’il s‘agenouille. Il en est "conscient". En tant qu’être conscient, nous sommes constamment en train de nous dédoubler et du coup, nous pouvons agir de façon adéquate, intègre  ou pas (distordu) . 

Chez Aristote, nous retrouvons cette référence à l’âme réflexive (qui fait retour sur soi comme conscience) et la distinction entre l’acte et la puissance (potentiel)? C’est fondamental parce que nous réalisons que ce n’est pas parce que nous nous représentons à nous mêmes une chose, un projet, une possibilité, un désir que nous cédons nécessairement à cette représentation. 

Dans le prolongement de ce qu’affirme Aristote, nous pouvons poser la distinction entre le pouvoir et la puissance, notamment en la situant dans le face à face avec le visage de l’autre. Je sais que je vois le visage d’autrui et que je peux l’agresser, le tuer, l’asservir, etc. Mais j’ai la puissance de ne pas exercer ce pouvoir là. La domination est une intention qui sommeille en chacune et en chacun mais qui voisine avec la puissance d’en suspendre la réalisation. 

b) Perversité et mauvaise foi

Jean-Paul Sartre choisit de situer la question de la perversité dans le contexte de la séduction amoureuse. La femme (mais ça pourrait tout aussi bien être le « mâle »). On pourrait croire de prime abord qu’elle suspend le choix, qu’elle exerce sa puissance en laissant sa main dans celle de son séducteur, mais ce n’est pas le cas. Ici la suspension consisterait à retirer sa main, à préférer ne pas….C’est important parce que nous voyons bien ici que la puissance de ne pas se mentir à soi-même coïncide avec la capacité à ne pas se dissimuler à soi-même la réalité stricte de la situation. L’exemple de Sartre ne résout rien du tout, en fait à moins de s’interroger sur les sentiments de la femme en question. Si elle est amoureuse, pourquoi retirerait-elle sa main?  Sartre dévoile une dimension possible du mensonge à soi qui éclaire bel et bien l’ambiguïté des relations amoureuses. Mais après tout, c’est  ce que veut dire René Girard. Il peut nous arriver de nous mentir à nous-mêmes parce qu’en nous se trouble et se parasite mutuellement ce que nous éprouvons réellement et l’image de celle ou celui pour qui nous voulons être pris, vu, fantasmé. 



Si nous voulons bien saisir cette distinction entre la puissance et l’acte chez Aristote, il faut définir d’autres concepts en lien avec ces deux notions. Rappelons que la puissance c’est la possibilité. Le marbre contient en puissance la statue que ‘son peut en extraire. La forme est ce qui fait qu’une chose est cette chose. Par exemple, il y a la forme du marbre et la forme de la statue pour que l’on puisse donner naissance à la deuxième à partir d ola première, il faut l’acte du sculpteur. Mais ils serait plus éclairant ici de prendre un exemple plus en prise avec le vivant. Il y a le chêne et puis le gland du chêne qui en est le fruit. Le potentiel de ce gland; sa puissance est de devenir un chêne mais qui va lui permettre d’arriver à cet aboutissement? La nature, la physis, la force de croissance. Qu’est ce qui agit ici? La nature grâce à laquelle le gland va accomplir sa puissance en devenant un chêne, étant entendu que cet accomplissement est aussi ce que l’on appelle son « entéléchie », sa perfection.

Le pouvoir n’a rien à voir avec la puissance qui revêt quelque chose de métaphysique, de naturel. Le pouvoir est une notion purement « humaine », c’est l’exercice d’une force que l’on nous déléguée ou bien que nous nous sommes appropriés, force de contrainte qui n’est pas du tout naturelle et qui n’a rien à voir avec l’entéléchie, avec la perfection dont nous sommes potentiellement doté.e.s. 

La femme qui est draguée et dont le « séducteur » prend la main est parfaitement consciente de la situation. Elle comprend bien que laisser sa main comme ça n’est pas vraiment possible. Elle fait comme si ce fait ne s’était pas produit, un peu comme les gens qui font comme si telle ou telle femme dans une rame de métro n’était pas ennuyée par des harceleurs. Evidemment les conséquences sont bien moindres et beaucoup moins graves éthiquement mais c’est la même capacité à se mentir à soi-même. Elle ne veut pas ne pas se mentir, ce qui imposerait 1) soit qu’elle saisisse à son tour la main de son prétendant (ce qui équivaudrait à un acquiescement de la relation) ou bien qu’elle la retire. Elle fait comme si il ne se passait rien. C’est ce pouvoir de ne pas prendre la situation en compte qui définit ce que Sartre appelle la mauvaise foi. Elle se raconte une autre histoire que celle qui se passe. C’est un pouvoir que sa conscience lui donne mais ici conscience au sens de capacité de représentation d’une autre scène que celle qui se passe en effet. Elle fait semblant, elle choisit le petit plaisir d’être encore « en maîtrise » de la situation plutôt que de laisser libre cours à la puissance d’être en adéquation avec soi soit par la main qui s’ouvre soit par la main qui se retire.




De même aider la femme qui se fait harceler par un ou plusieurs agresseurs, ce n’est pas un pouvoir qu’on exerce c’est une puissance qui se libère, c’est la seule possibilité de jouir de l’intégrité de son être, de ne pas être en porte-à-faux; distordu, perverti, au sens de détourné, menteur de soi à soi.  Il faudrait sonder cette parole qui nous vient parfois lorsqu’on nous remercie d’un geste de déférence, laisser son siège à une personne fragile par exemple. Nous disons « c’est naturel ! » Oui, jusqu’à quel point? C’est la même chose ici, mais ce n’est pas du tout le même naturel faillible et peccable de la perspective Pascalienne. C’est le naturel d’une puissance, d’un potentiel. Je ne peux pas me sentir exister (âme réflexive) sans partager avec tout ressenti d’existence une forme de continuité qui arrive à sa pleine et naturelle puissance quand je réponds à sa détresse, quand je réponds à son cri. Il y a bel et bien action, intervention mais elle va réellement de soi parce qu’il y a quelque chose de cette conscience réceptive qui se prolonge dans l’appel de la conscience en détresse. 

La femme se ment à elle-même, fait comme si sa main n’était pas cette chose morte dans les mains de son  prétendant. Elle procrastine (ce qui selon Edgar Poe est la définition même de la perversité). Elle se rassure en profitant du petit plaisir de jouer sur tous les tableaux: tout le monde voit qu’elle est courtisée, son prétendant est en train de se faire plein de plans, elle-même peut se dire qu’après tout le oui et le non restent là, en balance. Mais elle est aussi en train de « se la jouer », de limiter absurdement le flux de sa puissance d’exister, de la même façon que quiconque n’intervient pas pour aider la femme harcelée est en train d ‘être moins ou d’être « chichement »,  « à l’économie », comme si chaque instant qui passe était autre chose pour nous que le temps venu d’être et d’être heureux, c’est-à-dire d’être simplement à la hauteur de sa puissance de son entéléchie, d’être exactement ce que la situation réclame de nous. 




c) L’aidôs

Ne pas se mentir à soi-même (puissance) alors même que nous le pourrions (pouvoir), c’est la clé qui définit l’être humain comme une créature éthique, dotée d’une intériorité réflexive. C’est à cette condition exclusive que nous pouvons exister (dans le film Pierre ne peut plus exister, il n’a plus d’intérieur, plus de réflexivité, plus d’âme). En fait nous retrouvons ici le concept très ancien; l’aidôs ( c’est la qualité dont Zeus a gratifié les humains après que Prométhée leur ait donné ce qu’il avait volé aux dieux; le feu et l’habileté technique). Aidôs est un terme grec très difficile à traduire mais que l’on peut assimiler à « retenue ». Ce qui définit le plus précisément et le plus justement l’être humain ce n’est pas qu’il puisse se mentir à lui-même mais qu’il puisse se constituer comme une puissance de ne pas le faire étant entendu qu’il pourrait le faire (pouvoir). C’est aussi cela l’aidôs. 

  1. Conclusion

Peut-on se mentir à soi-même? Evidemment « oui » et nous avons bien vu à quel point cette possibilité était caractéristique, profonde, spécifique. Mais tout dépend de ce que l’on entend par « peut-il »? Il le peut parce qu’il en a à la fois la puissance et le pouvoir mais que justement son ethos, sa vérité et son bonheur dépendait entièrement de sa capacité à maintenir cette puissance en tant que puissance inaboutie. SI l’être humain dispose de cette capacité à se mentir à soi-même il jouit aussi de cette aptitude à « être », à s’effectuer en tant qu’être humain dans cette puissance qui se retient d’exercer un pouvoir. Par conséquent ce qu’il « est », c’est l’efficience de cette puissance toujours active de ne pas se mentir à soi. 




mardi 21 octobre 2025

Terminales 2 / 5 / 7: peut-on se mentir à soi-même? (partie 2 et fin)


 4) Malaise de la civilisation et processus du moi

a) le refoulement

Parmi tous les éclairages apportés par Pascal à cette question du mensonge à soi, il faut retenir tous ces liens qu’il justifie entre la question et les notions de bonheur, de vérité et de nature. Il est suggéré tout au long du texte et dés son début que l’être humain cherche le bonheur là où il est absolument impossible qu’il puisse le trouver (dans le repos et la solitude), faute d’en être « digne » et « capable », faute d’être en mesure de supporter le choc de la vérité de sa condition contingente.

Toutefois dans cette question du divertissement, Blaise Pascal se retrouve en confrontation avec une autre interrogation: comment expliquer que l’être humain se laisse aussi facilement abuser alors qu’il ne peut pas ne pas réaliser que le but de ces activités de divertissement: l’argent, l’honneur, le gibier de la chasse, etc. ne le rendent aucunement heureux? C’est ici que se concentre pour nous l’essentiel car s’il le sait, nous pouvons parler de mensonge mais s’il l’ignore c’est juste de l’aveuglement. C’est la raison pour laquelle le passage le plus intéressant pour nous est celui-ci:

« Ils ont un instinct secret qui les porte à chercher le divertissement et l’occupation au-dehors, qui vient du ressentiment de leurs misères continuelles ; et ils ont un autre instinct secret, qui reste de la grandeur de notre première nature, qui leur fait connaitre que le bonheur n’est en effet que dans le repos, et non pas dans le tumulte ; et de ces deux instincts contraires, il se forme en eux un projet confus, qui se cache à leur vue dans le fond de leur âme, qui les porte à tendre au repos par l’agitation, et à se figurer toujours que la satisfaction qu’ils n’ont point leur arrivera, si, en surmontant quelques difficultés qu’ils envisagent, ils peuvent s’ouvrir par là la porte au repos. »

L’intuition par Pascal du dasein de Heidegger est assez évidente mais celle de Freud l’est un peu moins. Elle est néanmoins présente ici: «  qui se cache à leur vue dans le fond de leur âme ». Il est pourtant difficile, notamment en référence à l’athéisme radical de Sigmund Freud, de pointer un paysage commun aux deux auteurs. Que s’agit-il d’expliquer pour Blaise Pascal? Le fait que l’être humain n’est pas satisfait du divertissement. Il n’est donc pas complètement stupide, ni vain ni inconséquent. Ils (les humain.e.s) ne parviennent pas à accorder leurs moyens et leurs finalités de telle sorte qu’ils tendent au repos par l’agitation parce qu’ils mesurent bien à quel point cette agitation est dangereuse, vaine et finalement dépourvue de but authentique (ils ne veulent pas le lièvre mais la chasse) mais une fois au repos, ils en sont évacués, exilés par cette vérité qu’ils ne peuvent endurer.

Dans cette partie de ping-pong dont l’être humain ignore qu’il est la balle, il entre une part de secret. L’être humain se cache à lui-même quelque chose: sa contingence mais à un point tel qu’il finit par l’ignorer et se prête au premier degré à cette quête effrénée de l’objet du divertissement notamment parce qu’il y entre une partie d’amour-propre, le désir d’être le gagnant d’une compétition fondée sur le paraitre (c’est ici que peut être cité à bon escient le désir mimétique de René Girard). 

Heidegger, René Girard, Freud: il n’y a pas moins de trois auteurs du 20e siècle qui peuvent être ici évoqués dans le prolongement de cette réflexion Pascalienne, ce qui atteste de la puissance d’un tel passage. Toutefois concernant le rapprochement avec Freud qui se concentre sur « ce fond de leur âme », il existe une différence fondamentale qui réside dans le fait que là où le philosophe français pointe la vanité et l’inconséquence de l’être humain, le psychanalyste autrichien voit de la maladie, du trouble, du mal être. Ce n’est pas parce que l’homme est vain et faible et peccable qu’il se ment à lui-même sans s’en rendre compte, c’est plutôt parce qui se ment à lui-même qu’il est malade.

C’est probablement avec Sigmund Freud que nous allons le plus loin dans l’affirmation d’une psyché humaine qui ne peut faire autrement que  se constituer  sur la base dynamique d’un conflit permanent de soi à soi de telle sorte que finalement le mensonge à soi-même, c’est cela même qui donne au « moi » tout aussi bien son « assise » et son impossibilité. 



Freud relève en effet trois instances dans la psyché: a) le « ça » qui désigne les pulsions natives, premières, exigeant une satisfaction impérieuse et immédiate (pulsions animées par le principe de plaisir c’est-à-dire la libido (sexualité)) b) le sur-moi, assimilation par l’enfant de l’autorité par l’éducation parentale des interdits sociaux c) le moi qui se construit difficilement entre ces deux instances. Il n’y a pas d’inconscient à la naissance mais très vite, (très vite), la nécessité pour le sujet de refouler certaines pulsions du ça à cause de la pression du sur-moi va opérer en lui, de telle sorte qu’un inconscient, sorte de stockage psychique de tous les processus de refoulement de ce qui ne peut être accepté par la conscience, va se constituer et croître comme une force latente, cachée, insistante et dynamique dans notre pensée. Finalement toute personne socialisée fait l’expérience de ceci qu’il est impossible d’exister dans une collectivité avec une sexualité libre, totale, sans entraves. Il ne peut exister de sexualité humaine qu’inhibée (et heureusement) sans quoi la notion même de famille, de société, de groupe, ni de culture ne pourrait voir le jour. 

Nous vivons dans l’inconscience de notre désir sexuel authentique, sans quoi il nous faudrait admettre que nous avons conçu à l’égard de nos parents une attirance qui n’était absolument pas innocente. Cette sexualité réprimée n’est pas tant malheureuse que porteuse d’éventuels dysfonctionnements dés lors que le sur-moi refoule de façon systématique et excessive un maximum de pulsions ou de souvenirs de l’enfance liés à la sexualité (ce n'est pas le refoulement qui pose problème en soi parce qu'il en faut mais c'est tout ce qui en lui peut être cause de dysfonctionnements)

A ce point de notre développement, il faut faire une distinction fondamentale entre ce qui a été mis à jour par Pascal et ce qui l’est présentement avec Freud, c’est que nous sommes passés d’une réflexion philosophique et « ontologique » (portant sur l’être humain, sur ce que c’est ontologiquement que d’être humain) à un examen psychologique. Nous réalisons bien que nous entrons dans la sphère privée de chaque individu avec ses expériences, ses pulsions, « sa » vie, même si cela touche tous les êtres humains « socialisés », donc tous les humains, en fait , mais sous un angle qui n’est absolument pas le même que celui de Pascal. Freud est fondamentalement un « médecin » et ce n’est qu’au fur et à mesure de l’approfondissement de ses travaux sur les dysfonctionnements du comportement qu’il va mettre à jour des mécanismes et des processus dont l’amplitude va heurter, se confronter à des thèses philosophiques sur la conscience, la responsabilité, la morale, le devoir, le bonheur, le mensonge à soi-même, etc. 


b) le moi comme processus

Que se passe-t-il exactement? Tout être humain naît avec des pulsions, lesquelles ont, selon Freud, originellement un rapport à la sexualité. Nous sommes éduqué.e.s, ce qui implique un refoulement de certaines pulsions absolument incompatibles avec les interdits familiaux, légaux, religieux, moraux de la société. En utilisant le vocabulaire Freudien, cela donne: « les « données » psychiques et dynamiques de notre ça ne sont pas toutes autorisées par notre surmoi à se manifester à notre conscience et certaines (beaucoup: notre inconscient contient plus d ‘éléments que notre conscient). C’est une censure inconsciente qui sélectionne les éléments psychiques acceptés et ceux qui sont refoulés. Mais il va nécessairement se produire un "retour du refoulé », à savoir que les pulsions non admises vont saisir toutes les occasions de se manifester en se déguisant à la pensée du sujet, soit par le rêve ou par le lapsus, soit par des troubles de comportement plus ou moins perturbants. 

C’est à partir de ces tentatives multiples de manifestation que Freud conçoit la théorie du contenu manifeste et du contenu latent des rêves mais aussi des maladies psychiques. Il y a les symptômes manifestes d’une paranoïa ou d’une névrose ou d’un délire particulier (ce qui est apparent: la cécité, la paralysie, etc.) et puis il y a le contenu caché, latent, à savoir ce que cela dit de la vérité de l’élément refoulé. Le déguisement de ces pulsions est rendu nécessaire par le refoulement. Le mensonge à soi, comme force active par le biais de laquelle l’inconscient essaie de contourner la vigilance de la censure par le sur-moi  s’exprime à plein dans ce déguisement du contenu caché par la contenu manifeste. On voit mal comment nous pourrions qualifier le refoulement de « mensonge » dans la mesure où il est absolument impossible qu’une sexualité soit radicalement acceptée. Pour Freud, il ne faut pas qu’elle le soit et de toute façon, c’est impossible. Par contre, notre inconscient va faire preuve d’ingéniosité, d’imagination, de subterfuges, mais aussi parfois de violence pour se faire connaître et reconnaître. Mais qui va faire ce travail de révélation, de mise à nu des déguisements du refoulé? 

C’est l’analyste avec l’aide (plus ou moins inconsciente) de la personne concernée, du malade. Le trouble de comportement naît certes du refoulement mais aussi et surtout de la façon dont l’élément rejeté se déguise pour revenir à la surface du corps. Il s’agit donc de comprendre le rapport entre ce trouble là qui se manifeste ici d’une façon aussi précise sur tel corps et l’élément caché, insatisfait d’avoir été ainsi tenu à l’écart. Le travail d’analyse est donc difficile: il s’agit d’induire d’un symptôme apparent un « vouloir dire » caché, un appel à la reconnaissance étant entendu que si cet élément refoulé se manifeste éventuellement avec une violence telle qu’il martyrise le corps, c’est que le trauma est très puissant, que cela ne peut pas être dissimulé sans dysfonctionnement.  Le mensonge à soi-même ici est alors insupportable mais il est impossible que la personne touchée s’en sorte toute seule puisque non seulement c’est son sur-moi qui est la cause du refoulement initial mais c’est aussi son inconscient qui a choisi tel déguisement, telle voie détournée, telle violence. 

Finalement le grand apport de Sigmund Freud est d’avoir formulé cette hypothèse selon laquelle nous sommes prises.s dans un incessant processus de négociation diplomatique « souterrain ». Nous nous « arrangeons » plus ou moins bien avec ces deux influences constantes et contradictoires que sont des pulsions naturelles et sexuelles d’une part et les interdits de toute vie socialisée d’autre part . Nous « faisons ce que nous pouvons » et nous pourrions dire de ce résultat fragilisé que nous le « sommes », c’est cela notre moi. Il en est de lui comme de la fontanelle des nouveaux nés qui resterait toujours à solidifier.  Ce n’est pas que le moi ne cesse de se mentir à lui-même, c’est plutôt que l’idée même d’un moi émerge continuellement à la lisière de cette ligne de fracture perpétuelle entre nos désirs et nos interdits, étant entendu que nous avons intériorisé ces deux influences. Il y a bien en nous une profonde et incontournable habilité  (aptitude) « mensongère » et elle peut se révéler extrêmement dommageable pour le corps qui en devient à la fois la proie et le vecteur de sens. Le mensonge à soi, c’est le déguisement par lequel le refoulé se « venge » d’avoir été rejeté et revient hanter le corps de la personne, mais ce n’est aucunement de la vengeance gratuite. Quelque chose s’y exprime de notre seuil de recevabilité étant entendu qu’aucune norme sociale ici ne saurait s’imposer comme viable. Une part d’authenticité s’énonce dans notre façon inconsciente de tromper en nous l’effet d’auto-censure de notre sur-moi. C’est un peu comme si les stratégies de contournement et de déguisement du refoulé manifestaient, aussi douloureuses soient-elles, une profondeur, voire une ingéniosité, une inventivité auxquelles il convient de prêter attention, écoute, et plus que tout « valeur ».




Aucun être humain ne peut échapper au processus de socialisation sous la pression duquel sa sexualité sera nécessairement soumise à un travail de sélection, de répression, de dressage. Il n’est absolument pas possible d’évoquer ici quelque forme de mensonge à soi-même pour la bonne et simple raison qu’il n’est aucunement question ici de moi mais précisément de « ça ». Ce n’est pas du tout un hasard si c’est un pronom personnel neutre de la 3e personne  que Freud a choisi:  « das ES ». 

Freud a dit: « Wo Es war, soll Ich werden », ce que l’on peut traduire par: « là où le ça était le moi doit advenir. » Evidemment c’est de la cure psychanalytique qu’il est question ici: il faut que le moi finisse par poindre de ce retour du refoulé où se dit tout autant la puissance du ça que la répression du sur-moi.  Cela veut bien dire que le moi n’est pas tant ce qui se ment à soi-même que ce qui émerge à la surface du mensonge par lequel le refoulé se déguise pour s’imposer malgré la censure du sur moi au sujet fût ce dans pas le dysfonctionnement du corps.  En d’autres termes, le « moi » ne peut pas se concevoir ailleurs ni autrement que dans le flux imposé par cette tension du ça et du sur-moi. Le moi n’est donc pas tant dans le mensonge à soi-même que dans l’authenticité du travail visant à démasquer le mensonge du refoulé, étant entendu que ce mensonge est opérationnel depuis notre prime enfance. Être soi-même est un processus  continu et inachevé qui se « gagne » péniblement sur la base d’un mensonge dont on peut poser qu’il va de pair avec la condition humaine étant entendu que celle-ci est inconcevable sans socialisation. S'il est donc important de "se connaître soi-même » en suivant une analyse, c’est parce que cette connaissance de soi ne fait qu’une avec l’existence processuelle (c’est-à-dire toujours en activité et jamais aboutie) d’un moi.


                    c) La tentation du non-sens (Witold Gombrowicz)

            L’éclairage de Sigmund Freud est donc absolument essentiel, mais il faut y réfléchir avec précision et acuité. Ce qu’il apporte de nouveau à cette question c’est qu’il  existe un « se mentir » , « une réflexivité impersonnelle du mensonge ». Qu’est que cela signifie, au juste? Que le « moi » n’est pas du tout ce qui initie cette démarche du mensonge mais qu’il en est plutôt le résultat, la conséquence.  Ce n’est pas, en nous, le moi qui se ment, c’est le fait que l’auto-mensonge soit efficient et finalement permanent, structurellement actif en nous qui fait que le « moi » se constitue comme à la frange de cette auto-tromperie dont la psyché humaine est le « théâtre » ou plus encore l’enjeu, le champs de bataille, le « territoire ». Se mentir à soi « s’effectue » nécessairement parce que le ça et le sur-moi ne peuvent pas vraiment cohabiter sereinement mais dans une sorte de travail ardu, difficile, de tractation (menaçant de se rompre), d’arrangement au fil duquel finalement c’est exister socialement qui trace un chemin sinueux, sachant que ce travail commence très, très tôt.  Exister humainement c’est composer, « faire avec » une situation fondamentalement, initialement délicate, comme si tout ce que nous faisions, pensons était une façon de dissimuler la pire des choses à faire, sachant que cette possibilité est dans notre esprit. Vivre en société c'est contenir le monstre que l'on est aussi.

Dans un livre de l’écrivain polonais du 20e siècle Witold Gombrowicz se produit une scène qui illustre finalement cette sorte de perversité native de la psyché humaine. Frédéric, le personnage authentiquement pervers (ou du moins présenté comme tel) de ce roman  suit un comportement parfaitement en phase avec ce  renoncement interne propre à la formation du Moi. Ce n’est pas un hasard si la situation décrite se passe à la messe (surtout en Pologne, pays très catholique):

« Frédéric, qui s’était agenouillé… Son agenouillement, cette fois, fut un coup de grâce semblable à la torsion du cou d’un poulet et la messe continua, mais atteinte dorénavant d’une blessure mortelle et titubant, divaguant comme un ivrogne. Ite missa est. Et… ah, quel triomphe ! Quelle victoire sur cette messe ! » 

Cette scène suggère que Frédéric fait un acte pour ne pas céder à une impulsion sacrilège (ou blasphématoire), où son geste et sa conscience provoquent une “victoire”, un scandale sur la messe, ce rituel sacré — autrement dit, il renonce ironiquement à un acte interdit pour maintenir une forme d’ordre ou de contrôle (mais l'ironie révèle qu'il pourrait dynamiter cet ordre)

On peut rapprocher ce passage de l’idée freudienne que le Moi se forme par un renoncement constant aux pulsions. Selon Freud, le Moi est en lutte entre les pulsions du Ça et les contraintes de la réalité et du surmoi, imposant une censure ou un compromis qui peut être lu comme un auto-mentir à soi-même ou du moins une adaptation nécessaire. Frédéric incarne dans ce passage cette tension intérieure où un renoncement (à l’acte sacrilège) est fait pour préserver une forme de lien à une norme ou réalité (la messe), rappelant le renoncement pulsionnel que Freud décrit comme fondamental dans la constitution de l’instance Moi.

Ainsi, la complexité et la double signification présentes dans Gombrowicz, autour de la mise en scène des actes et de leur lecture, convergent avec la psychanalyse freudienne. Elles illustrent comment l’individu peut se soumettre à une norme interne (le surmoi) en renonçant à ses pulsions immédiates, créant de fait une tension entre vérité et mensonge à soi-même.




Ce passage de Gombrowicz enrichit la réflexion sur le thème “Peut-on se mentir à soi-même ?” en donnant un exemple dramatique où le renoncement pulsionnel suspend la spontanéité au nom d’une contrainte intérieure, montrant la production du Moi selon Freud, fragmenté entre désir et censure .

« Cependant Frédéric s’agenouilla sur le prie-Dieu…et cela troubla quelque peu mon repos, car le geste me parut un tantinet exagéré peut-être…et je ne pus me retenir de penser qu’il s’était agenouillé pour ne pas faire un autre geste que celui de l'agenouillement…Mais la clochette tinta, le prêtre sortit , portant le calice et l’ayant déposé sur l’autel, s’inclina profondément devant. Encore une sonnerie de clochette. Et soudain je me sentis atteint aux plus ténébreuses profondeurs de mon être avec une telle force  qu’épuisé, à demi-conscient, je tombai à genoux et allais déjà - dans ma sauvage solitude exaspérée,  me remettre à prier … Mais Frédéric! Il me semblait, je soupçonnais que Frédéric, qui s’était agenouillé, priait lui aussi - et même j’en étais sur, oui connaissant bien sa poltronnerie, j’étais certain qu’il ne faisait pas semblant mais réellement priait - autrement dit  qu’il ne donnait pas seulement le change aux autres mais aussi à lui-même. Frédéric « priait » aux yeux des autres et à ses yeux mêmes, mais sa prière n’était qu’un paravent destiné à cacher l’immensité de sa non-prière…c’était donc un acte d’expulsion, un acte « excentrique »  qui nous projetait au-dehors de cette église, dans l’espace infini de la non-foi absolue, un acte négatif, l’acte même de la négation. Et qu’arrivait-il? Qu’est-ce donc qui commençait à se produire. Je n’avais jamais rien vu de pareil et je n’aurais jamais cru que cela pût se produire. Qu’était-il arrivé au juste? A vrai dire, rien, à vrai dire, c’était comme si une main avait retiré à cette messe sa substance et son contenu - et le prêtre  continuait à se démener, à s’agenouiller, de passer d’un côté de l’autel à l’autre, et les enfants de choeur faisaient sonner leurs clochettes (..) et la messe devint toute flasque  dans sa terrible impuissance (…) Et cette privation de contenu  était un meurtre perpétré en marge, en dehors de nous, en dehors de la messe, par le moyen d’un commentaire meurtrier d’une personne de l’assistance. Et la messe ne pouvait rien contre (…). Si Frédéric la tuait, ce n’est que effigie, si l’on peut dire.  Mais ce commentaire à part était l’oeuvre de la cruauté - l’oeuvre d’une conscience acérée, froide, pénétrante, impitoyable…et je compris soudait que c’était une folie d’avoir introduit cet homme dans une église  (…) 

Le processus qui se déroulait devant mes yeux dénudait la réalité et la laissait à cru. Il commençait par anéantir le salut et de ce fait rien ne pouvait plus sauver ces gueules d’abrutis, nauséabondes, dépouillées maintenant de tout style, comme de bas morceaux à l’étal d’une boucherie. Ce n’était plus « les paysans », ni même « des hommes », c’était des créatures telles quelles…telles quelles et leur saleté naturelle  s’était vu amputer de la grâce. Mais à l’anarchie de cette foule fauve aux mille têtes correspondait , non moins arrogante, l’impudeur de nos propres visages qui cessèrent d’être « intelligents », ou « cultivés », ou « délicats »  et devinrent comme des caricatures privées de leur modèle , soudain  telles qu’en elles-mêmes et nues comme des postérieurs! Et ces deux explosions de difformité, la seigneuriale et la paysanne, se rejoignaient dans le geste du prêtre qui célébrait…quoi? Rien..Ce n’est pas tout cependant.

L’église n’était plus une église. L’espace y avait fait irruption mais un espace cosmique déjà noir et cela ne se passait même plus sur terre, ou plutôt la terre se transforma  en une planète suspendue dans le vide d l’univers, le cosmos fit sentir sa présence  toute proche, nous étions en plein dedans. Au point que la lumière vacillante des cierges et même la lumière du jour, qui nous parvenait à travers les vitraux, devinrent noirs comme de l’encre. Nous n’étions plus à l’église, ni dans ce village, ni sur la terre, mais, conformément à la réalité, ou conformément à la vérité - quelque part dans le cosmos, suspendus avec nos cierges et notre lumière et c’est là-bas, dans l’espace infini, que nous manigancions ces choses étranges avec nous et entre nous, semblables à des singes qui grimaceraient dans le vide. C'était là un jeu bien particulier, quelque part dans les galaxies, une provocation humaine dans les ténèbres, l’évacuation de curieux mouvements et d’étranges grimaces dans le vide. Cette noyade dans l’espace s’accompagnait pourtant d’une extraordinaire résurgence du concret, nous étions dans le cosmos, mais comme quelque chose d’irrémédiablement donné, de déterminé dans les moindres détails. »

Cet extrait de l’écrivain polonais Witold Gombrowicz est absolument fascinant, et, bien qu’interprétable au gré des notions Freudiennes, il en déborde largement  le cadre. Mais il faut bien le saisir. Frédéric est LE personnage par le biais duquel le scandale éclate (même s'il faut toujours garder en tête que c'est le narrateur qui prête à Frédéric des intentions perverses)  mais quel scandale? Celui d’une réalité qui n’est que ce qu’elle est, donc d’une messe dans laquelle le prêtre, tout aussi cérémonieusement habillé qu’il soit est juste un humain, voire juste un être vivant, et ainsi de suite. Frédéric s’agenouille avec un peu trop de solennité démonstrative et tout s’écroule. La possibilité d’une conscience désacralisatrice apparaît

Qui de nous peut nier qu’il ne lui est pas arrivé d’être cette conscience là? Qui peut vraiment affirmer qu’il ne lui est pas venu à l’esprit dans une « cérémonie » que telle personne pourrait trébucher, tel rideau tomber, telle fausse note gâcher le protocole (et s’en réjouir?) mais plus encore que tout cela (qui n’est que du conditionnel) que la scène, aussi entourée qu’elle puisse être de symbole et de décorum ne soit que « physique », constituée de la chair mise à nu d’une réalité brute? 

Lire ce passage de Gombrowicz nous impose de réaliser que nous sommes comme placé.e.s par lui à la croisée des chemins du symbolique et du brut, du non sens radical et du sens nécessaire, du mensonge à soi-même et de la littéralité la plus crue, de la grâce et de la perversité. Cela tient à presque rien: les deux se côtoient et pour s’en rendre compte, il suffit de convenir qu’une partie de nous a très envie d’adhérer à cette littéralité, à cette lecture dont finalement il n’est pas bien clair qu’elle se trouve effectivement en Frédéric ou plutôt dans le commentaire du narrateur regardant Frédéric et lui prêtant des intentions qu’il n’a peut-être pas. Peu importe, cette lecture d’une mise en scène liturgique et sacrée existe, est compréhensible voire tentante, parce que de fait, ce n’est effectivement que ça: une messe.  

Mais, en même temps, nous comprenons également que dans la multiplicité de ces accessoires, de ces détails, de ces usages, de ces codes en vertu desquels une croix n’est pas seulement un bout de bois, une posture n’est pas qu’une flexion des genoux, un verre de vin n’est pas qu’un verre de vin,  un visage n’est pas qu’un morceau de peau, etc, quelque chose d’une existence humaine se structure et prend sens, cohérence. C’est une scène à l’aplomb de laquelle se joue un basculement de la non sacralité absolue et à bien des titres « réelle » à une eccéité pas moins brute ni réelle: oui ce n’est que ça mais C’EST ça! C’est à cet égard que la fin du passage est si cruciale: Oui les êtres humains sont bien ces singes grimaçant dans le vide (et se mentant à eux-mêmes)  mais ces grimaces dérisoires dés que nous les situons dans l’immensité d’un cosmos infini et sombre n’en sont pas moins « là », dans cet ordre là, dans ce rituel là, et dans une ordonnance « sacrée ». 




Il est dit dés le début par le narrateur que Frédéric ne fait pas semblant de prier et la formulation qui suit immédiatement sème le doute: « il ne donnait pas seulement le change aux autres en priant mais aussi à lui-même. » « Donner le change » signifie  « tromper quelqu’un en lui faisant prendre une chose pour une autre », donc mentir. Mais comment Frédéric peut-il à la fois prier sincèrement et se tromper lui-même en priant? Comment peut-il être à la fois un fidèle qui prie authentiquement et ce personnage « border line » par l’entremise duquel la scène entière sombre dans cette obscurité froide du cosmos? 

Ce passage d’une œuvre de Witold Gombrowicz est vraiment crucial pour le traitement de notre question. Il donne une amplitude pertinente et un peu inattendue à notre sujet. Qu’est ce qui nous est décrit ici? Les soupçons du narrateur quant à la participation ambigüe de l’une de ces connaissances: Frédéric, à une messe, cérémonie religieuse catholique en Pologne. Que ces soupçons soient justifiés ou pas n’est finalement d’aucune importance car ce qui est développé alors, c’est une sorte de désacralisation de toute la scène mais vraiment de la totalité de ce qui constitue une messe et même au-delà du visage des humains comparé à des postérieurs et  finalement à des singes grimaçant. Et, de fait, oui: une telle désacralisation est possible. Dans certains moments de « dépression », nous pouvons êtres traversé.e.s d’une sorte de réduction déstructurante de tout ce qui nous entoure jusqu’à ramener les êtres humains à des pantins de chair et d’os, les symboles religieux à des « objets », un lieu sacré à l’espace pur et brut. Rien dés lors n’est plus sacré et nous ne vivons que du littéral que du physique, que de la matière. 

Mais quel est le lien avec l’œuvre de Sigmund Freud? La perversité. Le narrateur rentre dans une lecture perverse, au sens de « déviante » de cette cérémonie, même si finalement il n’y est question que de réduire tous les éléments de cette scène sacrée à leur stricte matérialité. Or Freud a affirmé que les enfants humains étaient « des pervers polymorphes », en ce sens qu’ils empruntaient des voies « déviantes », multiples pour libérer les pulsions érotiques du ça, pulsions efficientes « dés le départ ». Freud a révélé l’existence d’une sexualité infantile, laquelle est aujourd’hui reconnue comme une donnée indiscutable de la psyché humaine. Il faut donc relativiser cette utilisation du terme de perversité. Ce que Freud veut dire en fait, c’est que chacune et chacun de nous ne peut exister dans une société humaine qu’en refoulant le ça, et que le « moi » se constituera comme cette ligne de fracture permanente et fragile entre le ça et le sur-moi.  Comme il a été dit: nous ne nous mentons à nous-mêmes, nous construisons notre « moi » sur la base d’un refoulement initial et finalement nous ne finissons jamais vraiment de le construire (même si pour Freud, l’enfance est déterminante).

Toutefois, avec Witold Gombrowicz, cette question du mensonge à soi prend une dimension qui n’est plus exclusivement psychologique et individuelle. Il est bon de préciser que cet écrivain s’est toujours dépeint lui-même comme un « réaliste acharné » et cela se perçoit clairement dans cette description désacralisante de la messe (sachant à quel point la Pologne est un pays catholique). Il n’est pas indifférent non plus de rappeler à quel point Freud a sévèrement critiqué la religion comme « infantilisation » (se chercher un dieu, c’est finalement pour lui, se chercher un Père). Tous ces éléments semblent nous orienter vers l’hypothèse que nous évoquions au début de notre travail: il y a bien quelque chose qui fait de l’être humain une sorte de menteur fondamental, structurel et ontologique (il en va finalement de sa façon d’être d’être un menteur). Ce n’est pas que l’être humain se mente systématiquement, c’est plutôt qu’il est contraint de « s’arranger », de se constituer sur la base d’une sorte de tractation existentielle première et finalement continuelle (entre la sexualité et les interdits). En d’autres termes, il faut une bonne dose de crédulité (perverse) pour se dire qu’en effet, tel espace serait « sacré », telle formulation « magique », tel acte « symbolique » , telle cérémonie intronisatrice d’une religion, d’un culte, etc. 



Mais, en même temps, il faudrait être aveugle et stupide pour ne pas réaliser qu’en-deçà de tout ce qui peut apparaître comme simplement « codé » ou ritualisé dans cette cérémonie, l’intuition même de la nature sacrée ou simplement précieuse de tout instant  « donné » est bel et bien effective et qu’en face d’un visage humain, comme le philosophe Emmanuel Lévinas  le fait remarquer avec profondeur dans la totalité de son œuvre, nous sommes mis en présence d’un infini (un visage humain c’est à la fois de l’épiderme et impossible de le réduire à cela). Pour ce philosophe, le commandement religieux présent dans les dix commandements est effectif dés la vison (ou l’impossibilité de cette vision parce qu’on ne peut pas réduire un visage à du « vu ») du « visage ».

Nous comprenons ainsi pourquoi le narrateur affirme que Frédéric prie « à ses propres yeux » et qu’en ce sens, il ne se ment pas en priant: grâce et perversité se frôlent, ou plus exactement: il n’est rien de plus gracieux ni de plus salvateur que de saisir toute manifestation du sacré à l’extrême limite de cette interprétation hyper-déstructurante qu’ « elle pourrait être ».

             Mais de quel conditionnel est-il ici question? De ce que Frédéric ne fait pas mais, en même temps, de ce qu’il évite de justesse en s’agenouillant « pour ne pas faire autre chose », étant entendu qu’il pourrait la faire et cette autre chose, c’est tout ce que décrit le narrateur de cette ombre envahissante qui teinte de noirceur la totalité de la scène et la fait verser dans la froidure d’un cosmos brut. C’est comme si chaque geste humain était aussi la retenue d’un plongeon dans un pur néant qui toutefois est bien là comme le rictus d’un univers insensé et absurde sur la base duquel nous donnons a contrario (et heureusement) un SENS à toute réalité perçue. Ce « néant » c’est aussi celui d’une société dans laquelle le ça freudien pourrait se libérer sans restriction et évidemment cela ne serait plus « une société », ni une « polis ». Ce n’est pas parce que Gombrowicz nous décrit le basculement qu’il nous invite à basculer. Peut-être nous indique-t-il au contraire, le point fondamental et critique de toute vraie foi (et il ne saurait ici être question de connoter ce point du décorum d’une religion spécifique mais peut-être plutôt du religieux, du sacré, de l’éthique). C'est quoi finalement: se mentir à soi-même? Se dire que cet être humain est le serviteur de Dieu ou bien qu'il est simplement un être humain. Les deux sont vrais (ou faux selon le parti choisi). Finalement la question du mensonge est en train de changer d'axe pour n'"être plus celui du vrai mais celui du Sens.

Que peut-on se dire en lisant ce passage? Qu’après tout la messe a lieu et qu’il n’est pas impossible que finalement toutes celles et tous ceux qui y participent sont des « Frédéric » conscient.e.s ou inconsciente.s. Ne pas se mentir à soi-même c’est savoir qu’on peut le faire et ne pas le faire à cause de cela, c’est poser l’existence humaine dans cet espace qui finalement est celui de la frontière entre la grâce la plus pure et la perversité la plus trouble. L’apport de Pascal et de Freud, au-delà de la profondeur de leur distinction nous a permis de saisir tout ce qui du mensonge à soi tient de la nature (Pascal) ou plus encore de la constructibilité d’un moi toujours en chantier (Freud). Mais avec Witold Gombrowicz, la dialectique (dualité productrice et féconde) de la perversité et de l’éthique acquiert une dimension supérieure (il faut préciser que la philosophie a toujours accompagné l’œuvre littéraire de l’écrivain polonais). Il est exclusivement humain de pouvoir se mentir humain et par conséquent exclusivement humain AUSSi de ne pas le faire, de laisser cette capacité sans suite, de s’effectuer exclusivement en tant qu’humain à se retenir de ce qui en effet est notre « signature »: le mensonge à soi mais par une résistance qui ne l’est pas moins: la puissance de ne pas…..


5) La puissance de ne pas….(Giorgio Agamben)

a) L’acte et la puissance (Aristote)

Il convient ici d’insister en effet sur un point essentiel: l’homme, être de parole et de conscience, est capable de se représenter, de se parler à lui-même, donc d’entretenir une distance réflexive avec lui-même. C’est ce pouvoir de la réflexion interne, ce mouvement intérieur par lequel l’esprit se pense, qui rend possible la duplicité : la puissance de se mentir, qui n’est pas forcément actualisée, mais toujours possible. Ce potentiel de se tromper soi-même (ou à l’inverse de se dire la vérité) est une zone indéterminée où l’éthique de la franchise (parrhèsia: le dire vrai en grec) côtoie la perversité du mensonge. Comme le rappelle Aristote : « L’acte est antérieur à la puissance, en définition, en temps et en substance » (Métaphysique). Pourtant, c’est bien parce que l’homme possède une puissance de se représenter qu’il peut actualiser le mensonge à soi-même, mais également choisir, par acte volontaire, la parole vraie, l’acte authentique. 

Pour bien saisir cette distinction et son importance pour le sujet, il est éclairant de distinguer la puissance et le pouvoir. Nous avons la puissance de faire telle ou telle chose quand nous en avons la possibilité, le potentiel, c’est-à-dire quand cette chose ou cette action est en continuité presque naturelle avec nos capacités mentales ou physiques. La puissance révèle une aptitude, une capacité, une intériorité susceptible d’actualiser telle ou telle réalité. De fait nous pouvons mentir sur notre ressenti, sur nos sentiments sur notre pensée. Nous pouvons troubler la continuité de cette expression entre l’intérieur éprouvé et le dire effectif. 

Avoir le pouvoir signifie autre chose: nous pouvons imposer une décision ou un avis  du fait de notre statut, de notre force physique. Le pouvoir n’a aucun rapport avec la nature, ni avec une pseudo intériorité, ni avec un possible. On a  le pouvoir quand on jouit hiérarchiquement d’une supériorité sur des personnes réputées inférieures auxquelles on va dicter notre décision ou notre choix sans qu’elles puissent s’y dérober. Avoir le pouvoir de mentir, c’est jouir de la supériorité que nous donne une connaissance, un savoir, une position pour mentir effectivement. Quand il s’agit de se mentir à soi-même, c’est encore plus troublant: Nous sommes tellement pris dans le vertige du pouvoir que nous nous soumettons nous-mêmes à un pouvoir que nous exerçons sur nous-mêmes. Pourquoi se haïr à ce point? Exercer un pouvoir, c’est finalement se rallier à la croyance en un acte sans puissance (c’est n’avoir pas lu Aristote) La puissance réside au contraire dans une toute autre sorte de vertige, celui du suspens de tout acte de domination. 



Devant le visage d’autrui, je sais exactement tout ce que je perds à exercer un pouvoir sur l’autre et tout ce que je gagne à libérer ma puissance de réalisation de cet infini que l’autre porte par son visage. Je peux tuer, asservir, humilier, insulter autrui (pouvoir) mais je peux me retenir de le faire et saisir l’infinie positivité de sa présence. C’est ce que dit bien le « visage », une vision qui se retient de transformer en objet vu. De fait, pour Emmanuel Lévinas, en face d’un visage, vous ne pouvez pas transformer ce qui est en face de vous en « matière », vous n’êtes jamais seulement devant des yeux, un nez une bouche de la peau, vous êtes devant ce qui porte en soi un sens, une signification , une « hauteur ». Le visage se manifeste à une hauteur qui st d’emblée éthique. Le visage nous déporte d’un monde de la matérialité brute pour nous élever à la dignité d’une reconnaissance éthique de l’autre en tant qu’autre, en tant que personne. « Tu ne tueras point » autrui, non pas que tu ne puisses pas le faire (pouvoir) mais parce que tu saisis toute la justesse et la pertinence éthique de te retenir de le faire (puissance de l’impouvoir). C’est justement parce que tu peux le faire que tu t’affirmes comme une modalité de présence et d’existence éthique en te retenant de le faire. 

b) Perversité (Witold Gombrovicz) et mauvaise foi (Jean-Paul Sartre)

Nous pouvons utiliser exactement les mêmes termes pour le mensonge à soi. L’éthique consiste à résister au pouvoir de faire une chose en se maintenant au seuil où s’exprime la puissance de ne pas l’actualiser.  Si l’être humain n’était pas doté de conscience, c’est-à-dire de cette capacité à se rendre compte de ce qu’il fait, de ce qu’il pense, de ce qu’il éprouve tout en le faisant, en le pensant, en l’éprouvant, l’idée de s’abuser soi-même ne serait praticable à aucun niveau. C’est bien le rôle central de la conscience comme puissance de représentation qui est ici pointé : la conscience humaine a la faculté particulière de se « mettre en scène » devant elle-même, de savoir ce qu’elle sait et de choisir d’y consentir ou non. Paul Ricoeur, dans « Soi-même comme un autre », explique que la conscience est capable d’interpréter ses propres actes, de les justifier ou de les rationaliser ; elle se représente à elle-même son propre état – c’est là où se niche la possibilité du mensonge à soi-même, mais aussi de la vérité intérieure (de la sincérité, de ‘l'intégrité, de l’éthique).

De ce point de vue, la scène de la messe dans le livre de Gombrowicz est exemplaire : les personnages, mus par une sorte de perversité subtile, participent à une mascarade où le jeu des apparences est central. Cette perversité consiste moins en une transgression directe qu’en une jouissance de l’ambiguïté : ils se complaisent dans le malaise, dans la représentation de leur propre désir et la manipulation de ce désir ; c’est un mensonge à soi-même qui n’est pas naïf, mais un jeu délibéré avec la frontière entre sincérité et tromperie.

Or c’est exactement (en mieux parce que Gombrowicz décrit une sorte d’insinuation presque totale, cosmologique, ontologique de cette subversion) ce que Jean-Paul Sartre, dans « L’Être et le Néant », décrit dans l’exemple de la femme séduite qui laisse sa main traîner (« comme une chose morte ») dans les mains de son séducteur. Elle joue à ignorer les intentions du séducteur tout en les connaissant très bien: ce qu’il veut c’est une relation sexuelle, mais elle fait semblant de ne pas le réaliser. Elle laisse donc sa main dans ses mains en faisant comme si cet abandon n’était pas le prélude évident de l’abandon du corps dans l’acte sexuel. Peut-être ne sait-elle pas trop où elle en est elle-même mais ainsi selon Sartre, elle ne s’engage à rien. Son propre corps est « là »  et sa main est dans la main de son prétendant.  la conscience choisit de ne pas voir ce qu’elle sait. La femme se ment à elle-même, mais il ne s’agit pas d’un simple oubli ; il s’agit d’un mécanisme de la conscience, qui se réfléchit, se met en scène et se dupe volontairement, peut-être aussi pour laisser monter en puissance le plaisir de « céder ».



Evidemment cet exemple bien connu « date » un peu et semble tout droit sorti d’une époque ancienne durant laquelle il semblait aller de soi que c’était au « mâle » de prendre l’initiative dans la relation, époque largement marquée par des mentalités patriarcales et masculinistes. Toutefois le fond de l'argumentation demeure. Toute relation sexuelle impliquant un « don », un acte de confiance et d’abandon à l’autre, il ne peut se comprendre ni s’effectuer autrement qu’à partir d’une entente authentique, d’un consentement mutuel qui aboutit à la sexualité sans s’y réduire de façon exclusive. En d’autres termes et même si cela peut sembler archaïque à certain.e.s, toute relation sexuelle implique une dimension éthique

Mais ce n’est pas du tout cela que Jean Paul Sartre souligne, c’est plutôt le combat que la femme (mais soulignons que cela pourrait tout aussi bien être aujourd’hui le « mâle ») livre contre le désir de céder et les « convenances ». Nous sommes même très loin de cette dimension éthique de tout acte amoureux. Il y voit donc la même perversité que Gombrowicz décrit dans la scène de la messe. La femme selon lui se ment à elle-même, élude un fait, une réalité comme s’il fallait bien qu’elle ait une main et qu’elle ne fait rien en laissant cette main dans celles d’un homme dont elle connaît bien en réalité les intentions. Il y a une portée symbolique dans le fait de laisser ainsi le « séducteur » prendre sa main à elle, mais elle fait semblant de ne pas le savoir. Elle est en train de se dire que cela n’engage à rien tout en sachant qu’en fait « si! »

« Mais voici qu’on lui prend la main. Cet acte de son interlocuteur risque de changer la situation en appelant une décision immédiate : abandonner cette main, c’est consentir de soi-même au flirt, c’est s’engager. La retirer, c’est rompre cette harmonie trouble et instable qui fait le charme de l’heure. Il s’agit de reculer le plus loin possible l’instant de la décision. On sait ce qui se produit alors : la jeune femme abandonne sa main, mais ne s’aperçoit pas qu’elle l’abandonne. Elle ne s’en aperçoit pas parce qu’il se trouve par hasard qu’elle est, à ce moment, tout esprit. Elle entraîne son interlocuteur jusqu’aux régions les plus élevées de la spéculation sentimentale, elle parle de la vie, de sa vie, elle se montre sous son aspect essentiel : une personne, une conscience. Et pendant ce temps, le divorce du corps et de l’âme est accompli ; la main repose inerte entre les mains chaudes de son partenaire : ni consentante ni résistante – une chose.

Nous dirons que cette femme est de mauvaise foi. »

Il va bien falloir décider à un moment: dire clairement ou pas si elle situait leur relation dans ce cadre là: celui de la relation amoureuse et  probablement sexuelle. Mais « pour l’heure » elle ne le fait pas. Elle est toute « en esprit ». 

Répétons à quel point cet exemple est « ambigu » (comment pourrait-il ne pas l’être puisque il a trait à la perversité propre aux êtres humains, notamment dans cette situation qui finalement est celle qui consiste à obtenir le consentement de la relation sexuelle). Il se trouve qu’en plus il existe « un cas Sartre » qui n’est vraiment pas (mais VRAIMENT PAS) à l’avantage du philosophe à l’égard d’une vie privée dont peu de choses nous échappent notamment à cause du journal publié de sa compagne Simone de Beauvoir » (on les voit se comporter finalement un peu comme un « pseudo » Valmont et une « pseudo » Merteuil, héroïne et héros vraiment pervers du roman « les liaisons dangereuses » de Choderlos de Laclos (sauf que là, justement ce n’est pas de la fiction)). Pour être parfaitement clair, cet exemple « empeste »  un climat masculiniste extrêmement toxique avec lequel malheureusement notre époque n’a pas du tout tranché, contrairement à ce que l’on entend dire ici ou là. Jean-Paul Sartre, en tant que personne, dans sa vie privée, a joué réellement de ce qu’il décrit ici, à savoir que ce n’est pas du tout un hasard (mais vraiment pas!) si dans son exemple c’est la femme qui fait preuve de mauvaise foi, et de fait OUI, c’est bien de domination masculine dont il est question ici. C’est abject, toxique,  sous cet angle là. 

Mais ce n‘est pas du tout ce qui a rapport avec notre sujet (vous ne serez pas interrogé.e sur la vie privée des philosophes heureusement). Il se trouve qu’il éclaire quand même quelque chose d’une perversité latente dans tous les rapports humains. Il nous apparaît donc possible, et nécessaire, de considérer ce rapport H/F dans la séduction de façon complètement réversible (faisons le dans la pleine conscience du fait que malheureusement ce n’est pas encore vraiment d’actualité et que cette réversibilité est l’enjeu d’un combat qui se déroule depuis très longtemps, et eu égard auquel les femmes sont encore perdantes comme le révèle plusieurs statistiques sur les inégalités H/F dans tous les domaines de la société occidentale). 




Ce qui nous intéresse dans cet exemple par rapport au sujet que nous travaillons (et répétons que nous sommes vraiment très, très attentif sur ce qu’il a de tendancieux sous la plume de ce philosophe là) c’est précisément tout ce qui rend les relations amoureuses humaines empreintes d’une couche très épaisse de mauvaise foi et d’inauthenticité, et donc de mesurer à quel point il faut batailler, lutter et précisément AVEC SOI pour parvenir à une authenticité radicale dans ce domaine là (domaine dans lequel cette authenticité est vraiment nécessaire). Etre de mauvaise foi, c’est remettre à plus tard le temps venu d’être vraiment authentique, avec soi aussi bien qu’avec les autres, le temps de ne rien sacrifier aux usages, au climat, au « on-dit » à ce que Heidegger appelle la pensée du « On », et plus profondément au désir mimétique. Si René Girard a raison (et malheureusement à bien des égards tout lui donne raison) alors c’en est fini de toute possibilité de rapport authentique. 

Supposons en effet que cette scène se déroule dans un bar, la personne désirée laissant sa main dans celle de la personne désirante n’est-elle pas en train de laisser agir le fait d’être courtisée dans un espace public offert au regard des autres? Pourquoi finalement la question essentielle de savoir si cela ne la dérange pas de laisser sa main dans celles de l’autre ne lui vient-elle pas d’abord à l’esprit? Si nous suivons Sartre, elle se manifeste bien à elle mais elle se raccroche à « une réalité alternative » (il n’est pas exclu que nous trouvions ici le sens le plus fort de cet oxymore puisque une réalité alternative ne peut exister).  La mauvaise foi sartrienne consiste ainsi à faire comme si certains faits de la réalité n’étaient pas réels. Cela donne aussi beaucoup de force à l’effet témoin (tel qu’il est décrit dans le film de Lucas Belvaux « 38 témoins » en lien avec le meurtre de Kathy Genovese). Ce n’est pas de la lâcheté mais c’était plutôt la manifestation concrète de la capacité humaine à se mentir à soi, à se raconter à soi-même une autre réalité que celle qui s’effectue bel et bien et ainsi à se distordre soi-même, à se complaire dans un jeu pervers auquel on ne peut que perdre et on y perd tout: le respect de soi, une consistance éthique avérée et le bonheur. 

c)  L’aidôs (la retenue) et le rapport à soi

Dans un article universitaire le professeur Jean Rurhardt  de l’université de Genève décrit ainsi un concept antique très difficile à définir: l’aidôs.  

« L’aidôs semble proche d’un sentiment de gêne ou de malaise que l’on ressent, placé sous le regard d’autrui. Il est toutefois distinct de la honte car les actions qui vous inspirent ce sentiment ne sont habituellement ni des actions présentes ni des actions passées. Ce sont des actions éventuelles que l’aidôs vous dissuade d’accomplir. Puisqu’elle vous empêche ainsi de les commettre, elle n’implique comme telle aucun sentiment de culpabilité. Plus qu’une gêne, qu’une honte ou qu’une peur, l’aidôs est une retenue. Elle vous interdit les gestes qui pourraient offenser autrui et les actes indignes des communautés auxquelles vous appartenez. Dans les cas que nous avons envisagés, l’action inhibitrice de l’aidôs résulte d’un sentiment que l’on a pour une personne humaine ou divine. Souvent associé à de la crainte ou à de la pitié mais distinct de l’une et de l’autre, ce sentiment s’apparente à un sentiment de respect, respect d’une personne à l’estime de laquelle on tient, que l’on veut éviter d’offenser, que l’on aidera si elle est menacée. Ce respect semble impliquer la reconnaissance d’une dignité qui appartient à la personne considérée et contribue à la définir, spécifique du dieu ou spécifique de l’homme. Il faut toutefois noter que ni le dieu ni l’homme ne sont une abstraction. Le dieu a des qualités et des compétences particulières, l’homme est situé dans le temps et dans l’espace ; il appartient à une famille et à une cité. l’aidôs respecte la dignité attachée à sa condition divine ou humaine. » 





L’éthique de ne pas se mentir à soi-même trouve donc, chez les Grecs, sa source dans la vertu de l’aidôs, cette retenue pudique qui n’est pas simple crainte du jugement extérieur, mais respect intérieur de ce qui en l’homme demande à demeurer vrai. Aidôs exprime le refus de la démesure – hybris – autant dans les actes que dans la pensée : elle retient le sujet au seuil du mensonge à soi, non par faiblesse, mais par égard pour sa propre mesure. Chez Aristote, cette mesure s’éclaire à travers la distinction de l’acte (energeia) et de la puissance (dynamis). L’être humain est être de puissance avant d’être acte : il porte en lui la possibilité contradictoire de dire vrai ou de se mentir. Or, ce qui fonde l’éthique, c’est la manière dont l’homme répond de cette puissance, c’est-à-dire la manière dont il se retient d’en abuser. Cette retenue n’est pas négation, mais accomplissement : en suspendant la possibilité du mensonge, il actualise une puissance intérieure plus haute – celle de ne pas faire. Aristote lui-même évoque la capacité du même principe à « pouvoir et ne pas pouvoir », à agir et à s’en retenir : la puissance contient en elle sa propre privation, comme une tension qui appelle le choix. 

Cette tension est reprise par le philosophe Giorgio Agamben, quand il pense la puissance de ne pas (potenza di non), non comme impuissance mais comme puissance pure, comme condition d’une liberté véritable. Ne pas se mentir à soi, c’est donc activer cette puissance négative qui fait exister le sujet éthiquement : il se sait capable du faux, et c’est précisément cette conscience qu’il suspend librement dans l’exercice de sa vérité. Dans cette retenue, qui devient pudeur de l’âme envers elle-même, se déploie une valeur typiquement humaine : celle de se rapporter à soi dans le respect du vrai. L’homme n’est pas défini par son incapacité au mensonge (c’est ce que Kant Voudrait), mais par sa puissance à s’en abstenir, à contenir le mensonge possible dans la vérité vécue. Cette abstention n’est pas répression mais libération : en ne se mentant pas, l’homme libère la part la plus noble et la plus vraie  de sa puissance, celle où se révèle sa droiture et s’accomplit sa parrhèsia (la parhésia est un type de discours qui dit la vérité de la sincérité), le courage du vrai. Ainsi, l’éthique de ne pas se mentir à soi-même n’est pas une morale du renoncement, mais une pratique de la puissance : elle atteste de l’intégrité du sujet parlant, capable de se retenir pour mieux se tenir dans la vérité.


Conclusion

  Le parcours de pensée qui conduit de Pascal à l’aidôs décrit une gradation des formes de rapport à soi : le divertissement pascalien illustre la fuite devant la vérité ; Freud révèle, en profondeur, la dynamique du refoulement ; Gombrowicz dénude la perversité de celui qui s’invente un masque pour ne pas se voir. Mais c’est l’Antiquité grecque, avec l’aidôs, qui reconduit cette problématique vers une éthique positive : non plus l’impuissance à se dire vrai, mais la dignité de se retenir de se mentir. Aidôs n’est pas peur, mais respect, pudeur devant soi-même ; c’est la limite intérieure qui sauve l’homme de la dispersion pascalienne et de la dénégation freudienne. En ce sens, l’aidôs accomplit la tension entre la puissance et l’acte dont parle Aristote : la vérité n’est pas donnée, elle se choisit dans l’usage mesuré de la puissance. Par l’aidôs, l’homme devient capable non seulement d’agir, mais aussi de ne pas – il exerce la puissance de ne pas mentir, que Giorgio Agamben interprète comme la condition essentielle de toute liberté authentique : être capable du possible sans y être asservi. L’éthique du non-mensonge est donc puissance suspendue : elle transforme l’impuissance en retenue volontaire. Deleuze l’aurait nommée affirmation du non : non pas négation triste, mais différenciation active, mouvement intérieur d’une puissance qui se choisit elle-même dans le refus du faux. C’est là que l’homme trouve sa libération – dans ce non qui lutte contre la facilité du oui, ce non à la tromperie de soi qui ne retranche pas, mais qui ouvre. Par là, l’aidôs ne supprime pas la possibilité du mensonge, mais elle la contient, la retient, et c’est dans cette retenue que l’humain se définit comme éthique. Peut-on se mentir à soi-même ? Oui, sans doute ; mais l’humanité de l’homme commence précisément là où il s’interdit librement de le faire, affirmant par son non la vérité de son être, la noblesse de son ethos, l’authenticité de son bonheur d'exister.