3) S’en sortir sans sortir - La parole résistante et la littérature
Il peut sembler paradoxal d’aborder la question des pouvoirs de la parole en insistant d’abord sur la nécessité pour la parole de se défaire du pouvoir de la langue mais cela nous permet d’aller tout de suite à l’essentiel, à tout ce qui dans la parole est brut, cru, pur, risqué, instantané et, par ce biais, puissamment libérateur.
C’est sans conteste Roland Barthes (1915 - 1980) qui exprime le mieux la possibilité d’une libération du pouvoir de la langue dans son célèbre discours inaugural à la chaire de sémiologie littéraire du collège de France:
Dans notre langue française (ce sont là des exemples grossiers), je suis astreint à me poser d'abord en sujet, avant d'énoncer l'action qui ne sera plus dès lors que mon attribut : ce que je fais n'est que la conséquence et la consécution de ce que je suis ; de la même manière, je suis obligé de toujours choisir entre le masculin et le féminin, le neutre ou le complexe me sont interdits ; de même encore, je suis obligé de marquer mon rapport à l'autre en recourant soit au tu, soit au vous : le suspens affectif ou social m'est refusé. Ainsi, par sa structure même, la langue implique une relation fatale d'aliénation. Parler, et à plus forte raison discourir, ce n'est pas communiquer, comme on le répète trop souvent, c'est assujettir : toute la langue est une rection généralisée.(…) La langue, comme performance de tout langage, n'est ni réactionnaire, ni progressiste ; elle est tout simplement : fasciste ; car le fascisme, ce n'est pas d'empêcher de dire, c'est d'obliger à dire. Dès qu'elle est proférée, fût-ce dans l'intimité la plus profonde du sujet, la langue entre au service d'un pouvoir.
En elle, immanquablement, deux rubriques se dessinent : l'autorité de l'assertion, la grégarité de la répétition. D'une part la langue est immédiatement assertive : la négation, le doute, la possibilité, la suspension de jugement requièrent des opérateurs particuliers qui sont eux-mêmes repris dans un jeu de masques langagiers ; ce que les linguistes appellent la modalité n'est jamais que le supplément de la langue, ou ce par quoi, telle une supplique, j'essaye de fléchir son pouvoir implacable de constatation. D'autre part, les signes dont la langue est faite, les signes n'existent que pour autant qu'ils sont reconnus, c'est à dire pour autant qu'ils se répètent ; le signe est suiviste, grégaire ; en chaque signe dort ce monstre : un stéréotype : je ne puis jamais parler qu'en ramassant ce qui traîne dans la langue. Dès lors que j'énonce, ces deux rubriques se rejoignent en moi, je suis à la fois maître et esclave : je ne me contente pas de répéter ce qui a été dit, de me loger confortablement dans la servitude des signes : je dis, j'affirme, j'assène ce que je répète.
Dans la langue, donc, servilité et pouvoir se confondent inéluctablement. Si l'on appelle liberté, non seulement la puissance de se soustraire au pouvoir, mais aussi et surtout celle de ne soumettre personne, il ne peut donc y avoir de liberté que hors du langage. Malheureusement, le langage humain est sans extérieur : c'est un huis clos. A nous, qui ne sommes ni des chevaliers de la foi ni des surhommes, il ne reste, si je puis dire, qu'à tricher avec la langue, qu'à tricher la langue. Cette tricherie salutaire, cette esquive, ce leurre magnifique, qui permet d'entendre la langue hors-pouvoir, dans la splendeur d'une révolution permanente du langage, je l'appelle pour ma part : littérature. »
Roland Barthes, Leçon inaugurale de la chaire de sémiologie littéraire du Collège de France, prononcée le 7 janvier 1977
Ce texte fait parfaitement « contrepoids » à celui de Ferdinand De Saussure tout simplement parce qu’il aborde la langue sous un aspect beaucoup moins favorable, et cela s’explique logiquement: Roland Barthes s’intéresse à la littérature alors que Saussure est en train de constituer la linguistique en tant que science. Pour que nous puissions vraiment saisir les pouvoirs de la langue, nous avons deux possibilités: 1) réaliser qu’en tant qu’elle porte la langue, la parole exerce le pouvoir de la langue (et donc s’y soumet) 2) Comprendre qu’il existe dans la parole un pouvoir de résistance à la langue qui va se manifester par la littérature, c’est-à-dire par une fuite, une évasion, ou mieux encore un « braquage », une insoupçonnable puissance de « subversion ». Ce qui va nous intéresser ici est évidemment plutôt le 2.
Or pour bien saisir cette puissance, il nous faut d’abord revenir avec plus de précision au fascisme de la langue. Et c’est dans ce texte que Barthes explique exactement ce qu’il entend par ce terme. Rappelons que le fascisme désigne (wikipedia) « un système politique autoritaire qui associe populisme, nationalisme et totalitarisme au nom d’un idéal collectif suprême. » Le fascisme s’oppose frontalement à tout régime parlementaire au sein duquel les décisions de la nation ou de la cité sont prises en commun dans des assemblées au sein desquelles chaque citoyen détient la capacité de prendre la parole, en son nom. C’est l’opposé de toute délibération collective. C’est le contraire de la notion de polis grecque telle que la conçoit Aristote. Hannah Arendt conduit cette opposition jusqu’à son terme en posant avec raison que tout totalitarisme est le contraire même de la politique ( au sens de polis).
Mais quel rapport avec la langue et la parole? Il y a dans la langue le pouvoir de soumettre une communauté à des règles parfaitement arbitraires qui vont s’imposer au citoyen « de fait », avant même qu’il naisse, de cela seul qu’il ou elle est née dans tel pays au sein duquel on parle telle langue qui impose telle règle (et cette règle va imposer un mode de penser, lequel détermine une façon de percevoir, donc finalement une façon d’être). C’est cela qu’il nous faut comprendre avant même d’entrer dans ce texte, le fascisme dont il va être question n’a pas d’équivalent. A bien des titres il est plus contraignant que les formes de totalitarisme qui se sont imposées jusqu’à maintenant (même si Victor Klemperer dans un livre intitulé « la langue du 3e Reich » décrit avec précision le pouvoir de la langue administrative du 3e reich à abêtir le citoyen pour rendre possible l’abjection). Roland Barthes nous propose de penser les catégories qui nous sont imposées de penser « d’une certaine façon » de telle sorte que, si nous comprenons bien ce qu’il nous décrit, nous comprenons à la fois qu’en effet, cela nous est imposé et qu’en un sens on n’y peut rien, parce que l’on ne voit pas comment on pourrait penser contre les catégories, les normes que la langue nous a fixés « dés le départ » . Cela justifie que nous travaillons vraiment ce texte pour le rendre totalement clair et compréhensible.
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Mais quelles sont ces catégories ou ces façons de penser? Roland Barthes n’en décrit que quelques unes:
- Le primat du sujet sur le verbe. Ce n’est ni plus ni moins qu’une certaine conception de la liberté que Roland Barthes est ici en train de remettre en cause en la rabattant sur une règle de grammaire. Je franchis le pas d’avouer l’amour que j’éprouve pour une personne à cette personne. C’est mon initiative et je vais lui dire que j’éprouve des sentiments pour elle. La structure de la phrase française veut que je dise cela de la façon suivante: JE VOUS AIME. Je est un pronom personnel du singulier qui, en tant que sujet de la phrase accomplit l’action (d’aimer). Vous est un pronom personnel à la 2e personne soit du pluriel soit du singulier de politesse et qui ici est le complément d’objet direct de l’action, celle à qui s’adresse l’action du verbe. « Aime » est la première personne du singulier du verbe aimer conjugué au présent de l’indicatif. C’est le prédicat de la phrase qui indique l’action. En logique on parle ici de sujet (je) prédicat (aimer) complément (vous). Il est difficile pour nous de voir ici autre chose qu’un acte libre parle biais duquel on prend l’initiative d’avouer quelque chose. Pourtant, ce que veut dire Roland Barthes c’est qu’il y a quelque chose de fasciste, voire de tout simplement faux dans cet énoncé, c’est qu’il fait croire qu’aimer est une action que j’aurais initiée en tant que « Je ». Aimer est la conséquence de « je ». Je vous aime parce que je veux vous aimer. Je suis actif dans cette action alors que ce n’est pas exact. Ce n’est pas le je qui fait que l’amour est, c’est plutôt aimer qui affecte en cet instant un « sujet » (lequel en réalité serait plutôt objet) en le rendant amoureux . Il y a donc toute une conception de l’action et de l’initiative des sujets qui vient purement et simplement de la langue et de la grammaire française. S’il fallait ordonner les fonctions d’une façon qui serait plus conforme à la vérité de la situation, il faudrait dire: « aimer fait aimer vous par mon je ». Ce n’est pas le sujet qui fait que ‘l’action est, c’est le verbe qui détermine le sujet (en déclenchant l’attraction vers « l’objet »). Cette perspective va très loin philosophiquement: elle nous fait comprendre que la langue est caricaturale et falsificatrice.
- La distinction des genres Féminin / Masculin. Il ne faut pas confondre le sexe qui est la détermination sexuelle qui nous été donnée biologiquement à la naissance (avant pour être exact) et le genre qui est la distinction sociale, linguistique, grammaticale divisant les êtres humains en homme et femme. La sexualité désigne l’ensemble des pulsions et des attractions psychiques qui ne peuvent aucunement se réduire à la fonction reproductive, comme Sigmund Freud l’a bien démontré. Autrement dit, nous naissons avec des organes génitaux qui nous situent plutôt d’un sexe ou d’un autre (mais la détermination sexuelle de l’embryon prouve déjà qu’à ce niveau, ce n’est pas aussi déterminé qu’on le pense habituellement comme le prouve Elsa Dorlin dans son livre « sexes genres et sexualités »). La sexualité fait déjà intervenir des facteurs historiques, sociaux qui tiennent aux expériences, à l’éducation, à la société aux moeurs de la civilisation dans laquelle nous sommes « formé.e.s ». Le genre est finalement une catégorisation linguistique selon laquelle il faut qu’un nom et qu’un sujet soit masculin ou féminin. Or il va de soi que cette distinction genrée caricature, simplifie et appauvrit la complexité de la généalogie de la sexualité. En fait, lorsque l’on entend des personnes françaises affirmer qu’il y a des mâles et des femelles et point barre, il faut bien se dire que ces personnes se laissent totalement imposer leur vision des humains par la langue et ne prennent pas en compte le fait que la sexualité est une histoire au fil de laquelle la personne fait l’expérience du fait que c’est plutôt le genre (langue française) qui impose son fascisme dans une réalité sexuelle beaucoup plus fluctuante, variable et dynamique. Cette vision tronquée repose sur l’idée fausse selon laquelle la sexualité ne serait qu’une fonction reproductive, ce que contredit radicalement toute expérience sexuelle vécue (cela voudrait dire que toute relation sexuelle « protégée » par l’utilisation de préservatifs ne serait pas « sexuelle »)
- La distinction Tu / Vous de politesse. En français, la nature même des rapports avec la personne à laquelle on s ‘adresse est fixée par le pronom personnel utilisé. Une personne que nous tutoyons et qui nous vouvoie est ainsi d’emblée posée comme subalterne. Le français est une langue éminemment hiérarchique où s’exprime clairement le pouvoir des uns sur les autres en fonction du rang social, de la politesse exigée par une fonction, un statut. Cela signifie aussi qu’en français, le rapprochement de personnes qui se sont d’abord vouvoyées va apparaître très clairement si elles décident de se tutoyer, alors que ce rapprochement se fera plus subtilement dans toute langue au sein de laquelle ne s’impose pas cette modalité d’dresse à autrui, comme en anglais. Lire les romans de Jane Austen (raison et sentiments) en français est particulièrement faussé à ce titre parce qu'en anglais justement le rapprochement entre personnages de milieux très différents peut s’y faire sous le couvert d'un seul et même pronom: « you » (mais pas en français)
Ce que ces exemples mettent très clairement au premier plan, c’est le fait qu’il y a « une grille de lecture » imposée par la langue qui se révèle aussi être une grille de perception et un conditionnement de la pensée dénaturant le contact brut avec une réalité beaucoup plus fluide, complexe et subtile que les structures grammaticales de la langue française nous le font croire, même si l’évolution de la langue (sous l’influence de la parole) peut sans cesse progresser vers une précision de plus en plus affûtée. Le terme de rection (qui vient de regere: gouverner) désigne la propriété d’un mot de commander un complément en suivant une règle préétablie par la langue. La rection c’est ce qui rend possible la co/rrection d’une formulation inexacte. Parler c’est prendre le risque d’être corrigé.e à cause d’un « mauvais » usage de la langue. C’est la raison pour laquelle Roland Barthes évoque l’assujettissement, avec une formulation où se dit toute l’ambiguïté du terme de sujet. Être le sujet de la phrase c’est être celui qui détermine l’action mais être le sujet d’un roi , c’est lui être soumis. Ce qui nous investit d’un rôle déterminant grammaticalement, c’est aussi ce qui fait de nous des sujets de notre langue au sens de serviteurs (sujet peut vouloir dire les deux: maître et esclave)
Le fait de connaître d’autres langues nous permet de réaliser à quel point celle dans laquelle nous avons été élevé nous a imposé une certaine façon d’être et de penser, non pas que les autres langues soient plus libres. Il n’y a pas de sens à parler de liberté de langue (alors que l’on peut parler de liberté de parole, nous y reviendrons). Grâce à la langue nous pouvons définir et, en un sens mieux comprendre et nous pouvons penser mais exclusivement avec les structures et les modes en vigueur dans cette langue. Etre réactionnaire, c’est être conservateur, vouloir que nous revenions à un ordre ancien. C’est le contraire de progressiste qui désigne la volonté de changement et l’ouverture à des transformations sociales, mais la langue est fasciste en ce sens qu’elle impose un cadre dont on ne peut pas sortir de telle sorte que quoi que nous disions, c’est la langue qui le dit.
La langue est fasciste parce qu’elle rend impossible la neutralité, c’’st-à-dire un être au monde « neutre ». Nous sommes toujours préalablement figés dans certains cadres de perception qui nous impose une certaine interprétation de la réalité. Aucune action ne peut plus être ce quelle est, et juste ce qu’elle est. Je ne peux pas frapper la table pour frapper la table, il est évident que cela exprime un énervement, un message, un sens. Le langage c’est la dictature de la signification et la langue le pouvoir de la structure de catégories de pensée et de perception imposés. Le nouveau né ne veut rien dire en criant. Il ne veut pas dire qu’il souffre, il souffre, mais il est immédiatement « récupéré (exactement comme lorsque l’on parle de récupération idéologique, lorsque une personne réussit à persuader une autre d’adhérer à son parti). Peut-être l’une des caractéristiques de la parole, dans tout ce qui, d‘elle, échappe à la langue, peut-il consister dans cette neutralité à laquelle nous avons été arraché.e.s bébé. Certes la parole est articulée par la langue mais en elle demeure quelque chose du premier cri.
Roland Barthes utilise alors le terme de profération qui est très proche de la parole mais il précise « fût-ce dans l’intimité la plus profonde du sujet », de telle sorte que c’est moins ici de la parole dont il est question que d’expression. Nous ne cessons de nous « parler » à nous même, mais ce n’est pas vraiment de la parole puisque de fait aucun « son » ne sort de notre bouche. Il y a en nous un flux d’impressions dont nous allons rendre compte avec des mots, et d’abord à nous-même, de telle sorte que nous nous disons quelque chose mais qu’en même temps, ce n’est pas de « parole » dont il s’agit ici. Cette distinction entre dire et parler est vraiment cruciale. Dire est un verbe intégralement transitif: on dit…quelque chose et il donc partie liée avec la langue. Par contre parler est soit un verbe intransitif: on ne parle pas quelque chose, soit un verbe transitif indirect: je parle à quelqu’un, ou je parle de quelque chose. Cette distinction manifeste également une forme d’autonomie du parler par rapport à la langue, autonomie que le dire n’a pas.
Le second paragraphe approfondit cette impossible neutralité de la langue (et du dire). Que désigne l’autorité de l’assertion propre à la langue? Quoi que nous disions, c’est « dit », c’est posé, affirmé. Nous pouvons bien sûr moduler une affirmation avec ce qu’on appelle des opérateurs, mais ces opérateurs, aussi modérateurs qu’ils soient n’en sont pas moins « dits », eux aussi. On pourrait dire que les mots sont toujours trop forts, toujours trop signifiants. Il nous est toutes et tous arrivé de nous excuser après un mot qui est sorti de notre bouche, ou de vouloir à tout prix relativiser, nuancer, et cela en pure perte. La formule consacrée alors est:
« - ce n’est pas ce que je voulais dire. »
Mais bien évidemment on l’a dit et toute tentative de modération, d’excuse voire de « retrait: « je retire ce que j’ai dit » est absolument vaine, inefficace. Elle ne fait que rajouter à la violence du terme initial employé. Ce dont on s’excuse, le plus souvent, c’est bien d‘avoir dit exactement ce que nous pensions. On peut certes avoir le sentiment d’un décalage entre l’intention et la profération, on l’a toujours en un sens, mais d’où cela vient-il? Du fait que ce flux d’impressions dans lequel nous sommes pris est toujours plus confus, plus complexe que les mots qui ont des contours nets, distincts. Le langage distingue, extrait LE mot d’un flux de sensations, de sentiments, de pensées confondu, continu dans lequel tout est aussi autre chose. Le rapport entre ce flux d’impressions et la langue est extrêmement intéressant et profond: c’est dans la prise en compte de ce flux « indicible » que la langue peut être saisie dans sa dimension asymptotique (se rapprocher d’un axe sans se confondre avec lui). On peut toujours dire mieux ou moins mal ce que l’on voulait dire mais tout simplement parce que ce que l’on veut dire est toujours indicible. Dire quelque chose, c’est toujours s’engager dans la tâche impossible de dire ce qui ne peut se dire. Tout énoncé de langue est dans l’à-peu-prés mais si l’on connaît beaucoup de mots on peut sans cesse réduire cette marge, sans que jamais toutefois, elle soit annihilée.
C’est ce qui explique l’autorité de l’assertion: ce qui est dit est dit. Il faut appeler un chat un chat même si le mot chat ne dira jamais la singularité factuelle de ce chat là. C’est exactement comme si les êtres humains, en utilisant la langue se résignaient mais en même temps de façon résolue et irréversible. Je ne pourrai jamais exprimer la singularité de la réalité mais ma langue me suggère des termes et il faut « trancher ». En vérité, je vous le dis…sauf que, si on le dit, ce ne sera pas exactement la vérité mais juste une approche, une caricature. Il y a toujours quelque chose en nous qui s’excuse de dire, ce qui traduit à la fois l’impossibilité de s’échapper de la langue et la conscience plus ou moins forte que nous avons du ratage de la langue, ratage structurel, fondamental. Quoi que je dise, ce n’est pas exactement ce que je voulais dire ou ce que je ressentais. Mais de fait je l’ai dit, et si c’est un jugement sur quelqu’un, c’est une « sentence » avec tout ce que cela suppose de terrible et d’irréversible. Là où cela devient encore plus troublant, c’est que sans le mot, je n’aurai absolument pas le ressenti de ce sentiment « là ». Par conséquent, je ne peux pas me passer de la langue pour exprimer ce que j'éprouve, ce que je pense, ce que j'ai l'intention de dire, mais à cause d'elle ce ne sera jamais exactement ce que j'éprouve, ce que je pense, ce que je veux dire.
La grégarité de la répétition: Nous pouvons ici utiliser une image pas très gratifiante mais très juste. Avoir une langue maternelle, c’est être né.e dans une décharge publique jonchée de mots usés et de formules rabattues que nous allons nécessairement ramasser pour nous exprimer, tout simplement parce que ces mots sont « déjà là » et parce que nous voulons êtres compris.e des autres membres de la communauté linguistique. A force de rendre les mêmes ressentis par les mêmes mots, nous allons finir par adhérer à l’idée que nous éprouvons les mêmes ressentis (ce qui est probablement faux). Un stéréotype est une idée banale, commune, reçue que l’on adopte sans vraiment réfléchir. Utiliser des stéréotypes, c’est se satisfaire d’une interprétation très superficielle de la réalité mais c’est aussi la garantie que tout le monde nous comprendra.
La grégarité de la répétition fait de nous des esclaves et l’autorité de l’assertion fait de nous des maîtres. Il y a un excellent exemple de cette dualité, c’est un journal télévisé. Le présentateur utilise souvent une langue simple, pas trop complexe parce qu’il faut être compris d’un maximum de téléspectateur.trice.s, mais, en même temps, il assène, impose une perception de la réalité partiale arbitraire, que nous subissons, même si c’est pour la contester, elle est « dite ». Aucune actualité ne nous informe de la réalité neutre de ce qui s’est passé. C’est nécessairement une certaine interprétation qui s’impose à nous autoritairement.
C’est dans le troisième et dernier paragraphe que s’énonce probablement la thèse essentielle du texte et ce qui, pour nous, est vraiment fondamental. Pour bien le saisir, il faut d’abord comprendre que le terme de pouvoir fonctionne dans les deux sens. La langue impose un pouvoir mais pas seulement le sien, elle nous impose aussi d’être les détenteurs d’un pouvoir, pas contre elle, mais contre les autres. Parler c’est asséner une vision, obliger les autres à se déterminer par rapport à mon énoncé, a fortiori si je jouis dans la société d’un statut hiérarchique élevé. La langue des médecins, des technocrates et souvent des professeurs est intimidante. La liberté est donc un idéal inaccessible. Pourquoi? Parce que la langue étant la détermination première et incontournable de tout sujet humain, on ne peut s’évader de son fascisme.
L’image de la décharge publique est sans appel: nous sommes toujours né.e dedans. Il ne peut y avoir de liberté que hors de la langue mais il n’y a pas de « hors langue ». Roland Barthes fait alors référence sans le dire à deux philosophes: Kierkegaard (chevaliers de la foi) et Nietzsche (surhomme). Ces deux auteurs ont en effet exploré des actes de foi ou d’éthique dont la profondeur et l’intensité nous font accéder à une dimension qui est au-delà des mots. Mais cela implique une forme d’héroïsme dont la plupart des êtres humains ne sont absolument pas capables.
il propose donc une forme de subversion de la langue dans la langue elle-même et c’est ce que l’on appelle littérature, poésie, théâtre, voire finalement « l’art ». De fait un artiste n’est jamais dans la grégarité de la répétition puisque il crée et il n’est pas non plus dans l’autorité de l’assertion puisque il n’impose pas un « énoncé », même quand il utilise la langue:
Or nous avons déjà évoqué le poète Ghérassim Luca dont la démarche est totalement conforme à ce que décrit ici Roland Barthes, et cela se perçoit avec une totale évidence dans l’une de ses œuvres qui s’intitule: « comment s’en sorti sans sortir »…sous entendu: du langage. Dans ces poèmes, Luca, fait totalement primer la sonorité des mots et des formules sur le sens, ce qui donne des résultats d’autant plus surprenants que parfois de ces phrases qu’évidemment nous avons du mal à comprendre (parce que ce n’est pas du tout leur propos) sortent des fulgurances de sens où s’expriment exactement la subversion de la littérature et la capacité du poète à tricher la langue, à la barbariser, à lui faire perdre son « latin » de telle sorte que son fascisme est totalement neutralisé et inopérant. Luca ne dit pas quelque chose mais il y a de la parole dans ces poèmes parce qu’il y a des mots exclusivement sonores. « je parle à peu prés ceci pour dire exactement cela. » Puisque structurellement les mots ratent ce qu'ils désignent, ratons les mots, faisons les bégayer pour qu'ils disent exactement "cela" non pas par leur signification conventionnelle mais par leur sonorité physique
Le passage le plus troublant et le plus génial est probablement celui-ci:
Pour le rite de la mort des mots
j’écris mes cris
mes rires pires que fous : faux
et mon éthique phonétique
je la jette comme un sort
sur le langage
Cette éthique phonétique, c’est le cri de la parole, d’une parole débarrassée du fascisme de la langue et qui ne veut plus rien dire, mais en même temps, c’est incroyablement juste: « mon éthique phonétique, je la jette comme un sort sur le langage ». Cette figure de style par le biais de laquelle la sonorité des mots crée des recoupements et supplante le sens s’appelle la paronomase. C’est comme si dans l’écriture la parole étonnamment surgissait:
Le tangage de la langue
Des paroles douces
et dès le départ celées :
la conque du silence frôle celle des récifs…
d’où ce récit
———————————
Happé par l’aimant du non-sens
je parle à peu près ceci
pour dire précisément cela
———————————
Je suis hélas !
donc on me pense
———————————
(L’aveugle vise l’aigle
et tire sur un sourd
————————————
C’est ainsi que je vis
ce que je vois
et que ma voix se voue
au moi qui s’éteint
———————————
Comme le « doux » dans le doute
suis-je le « son » de mes songes ?
———————————
A cette orgie de mots
et d’ascètes à l’écoute
mon Démon sonore agit
sur un monde qui se nie
se noie et se noue
au fond de ma gorge
———————————
Sorcier par ondes rythmes
hordes…
——————————
Pour le rite de la mort des mots
j’écris mes cris
mes rires pires que fous : faux
et mon éthique phonétique
je la jette comme un sort
sur le langage
——————————
En deçà de ceci
et au delà de cela
Hors hors de moi
———————————
Car être ailleurs
tiraille l’heure d’abord
et le mètre ensuite
leur arrêt est ici
mur du son
où l’on fusille un héros
infini
dont la houle cachée
jette un tissu de mots
– un infime drap de mort –
sur le nu d’une muette
couché comme un huit
dans les bras du zéro.
On réalise bien qu’il n’y a pas grand chose à répondre à la question de savoir ce que cela veut dire tant il est vrai ici que la parole écrase la langue, la phonétique écrase le sémantique, la paronomase écrase toute « argumentation ». L’un des aspects le plus profonds de ce genre de poésie, au-delà de cette incroyable capacité à court-circuiter le fascisme de la langue, c’est peut-être aussi de subvertir la notion de pouvoir en libérant la puissance de la parole.
4) Pouvoir et puissance de la parole
Nous nous rapprochons de plus en plus de l’intitulé précis de notre étude: les pouvoirs de la parole, mais en même temps, ce que Gherasim Luca libère dans sa poésie, c’est la capacité d’un certain usage de la langue de contrarier la langue comme pouvoir fasciste. Il est complètement impossible de faire de la poésie sans mots, donc sans être pris dans cette prison ou dans cette décharge dans laquelle parler, écrire suppose utiliser des termes "trainant par terre », usés, déjà utilisés avec une signification imposée.
Mais comme il le dit parfaitement il « jette un sort » sur le langage qui réside dans son « éthique phonétique » et ainsi s’extrait de la seule logique sémantique Son œuvre poétique vise non seulement à défier les normes et les codes linguistiques classiques, mais aussi à explorer la langue en tant que corps-langage, mettant en mouvement une dimension phonétique qui engage un corps, une oralité performative, et une invention quasi mystique, presque oraculaire de la parole. Luca développe ce qu’il nomme parfois sa « cabale phonétique », un langage s’affranchissant des structures sémantiques rigides pour créer une langue animée par les rythmes, les vibrations et les modulations de la voix, qui deviennent un espace d’érotisation, d’affirmation vitale, et de résistance éthique contre les enfermements identitaires, idéologiques et métaphysiques.
Sa voix, dans ses lectures performées, comme « comment s’en sortir sans sortir », fait vaciller la langue pour en extraire cette éthique phonétique incarnée par une déconstruction de l’orthodoxie grammaticale et une réinvention des mots, dépassant le sens au profit d’une expérience sonore corporelle et métaphorique. Cette démarche, comme le montre une critique attentive, dépasse la simple poésie sonore pour investir une ontogenèse (développement propre, idiosyncrasique, créatif) du langage, à la fois politique, éthique et métaphysique, où la langue refuse toute forme de normalisation et porte en elle une force de vie radicale et une insubordination aux normes établies.
Comme il a été dit, la figure de style utilisée par Luca est la paronomase, c’est-à-dire le rapprochement de mots dont les sonorités sont proches mais les sens distincts, voire pas vraiment conciliables du point de vue de leur signification. Mais précisément ce qui se crée alors est un effet de « double sens », comme si, dans cette logique de rapprochement purement phonique, quelque chose du sens se retrouvait déstabilisé, contrarié et finalement « sommé » de révéler quelque chose de lui-même: une sorte de « vouloir dire » dépersonnalisé, dépouillé de son fascisme habituel, quelque chose de plus brut et en tout cas de totalement inédit, improgrammable, nouveau à tous égards.
Habituellement l’intention précède toujours la voix et le son. Avec la paronomase, c’est exactement l’inverse, le sonore précède le vouloir dire auquel du coup il est impossible d’assigner une intention définie. Ça « peut » vouloir dire quelque chose, mais le trouble que cela provoque est physique. Il se produit directement dans l’écoute. C’est comme une incantation dont il n’est pas question de comprendre la signification mais de faire résonner en soi simplement l’amplitude sonore. Nous ne sommes pas très loin de la glossolalie. Cela désigne le fait de parler dans une langue que l’on ne comprend pas, soit qu’elle n’existe pas « humainement » soit qu’elle ne soit pas la notre. Il n’est pas rare que les enfants en bas âge fasse de la glossolalie: ils répètent à l’envi des sons qui leur plaisent et on voit bien qu’ils se réjouissent de les prononcer comme cela: gratuitement, phonétiquement. Parler dés lors, ce n’est pas du tout une expérience intellectuelle c’est une expérience musicale. Pour être exact, nous pourrions dire que nous frôlons la glossolalie avec la poésie de Luca, mais pour autant, nous restons dans la paronomase, c’est-à-dire que cela reste quand même « contrôlé » (dans la glossolalie, il y a perte de contrôle) , si peu que ce soit, mais ce contrôle n’est plus celui qu’exerce la langue sur le sujet, il est « autre chose », peut-être ce que nous pourrions appeler l’exploration de la puissance de la parole hors du pouvoir de la langue.
Mais, pour bien comprendre cet aspect, Il faut déjà pleinement saisir la distinction fondamentale entre le pouvoir et la puissance:
- Le pouvoir est relié à un collectif humain (une structure, une organisation une société) qui donne ou pas ce pouvoir. Il s’exerce effectivement dans la réalité, éventuellement par la force voire la violence, même si cette violence est légalement autorisée. On exerce un pouvoir parce qu’on en a le droit et que ce droit nous a été donné. Politiquement on peut prendre un pouvoir par la force et le légitimer après coup. Dans notre existence sociale, un métier exercé s’accompagne toujours d’un « pouvoir » petit ou grand qui définit le territoire dans lequel peut s’exercer le domaine de compétence qui nous a été attribué après une évaluation officielle. Retenons donc du pouvoir qu'il est extérieur, délégué, validé par une structure collective (société, organisation, entreprise, lois civiles, etc.), réel, éventuellement contraignant (pour soi et pour autrui), hiérarchique dans tous les sens du terme; il exerce une hiérarchie et il en découle, dépendant. Le pouvoir n’est pas auto-fondé, il ne se justifie pas en soi son exercice repose sur une autorité supérieure.
- La puissance est individuelle et naturelle. Elle est intérieure, propre à la personne. Elle désigne un potentiel. Ce n’est pas parce qu’on a une puissance qu’on l’exerce. La force de la puissance pourrait même résider dans son aptitude à faire sentir une « autorité » que l’on n’a même pas besoin d’exercer parce qu’on a réussi à la convaincre d’une façon qui n’est pas forcément claire ni dite une autre personne de nous faire confiance. Elle s’auto-légitime. La puissance n’ pas besoin d‘autre chose que d’elle-même pour se libérer.
En fait, il n’existe pas de domaine plus simple à envisager pour comprendre cette distinction que celui du choix de notre métier, de l’activité à laquelle on décide de consacrer sa vie. Si c’est le pouvoir, cela signifie que vous êtes guidé.e par le pouvoir que la société va vous donner statutairement parce que vous remplissez les conditions requises et que vous ‘lavez prouvé par votre succès à un examen un entretien, une évaluation, etc. Par exemple vous pouvez souhaiter devenir médecin parce que cela vous assure un certain pouvoir symbolique et effectif, vous gratifie d’une reconnaissance et d’un certain salaire, etc. Mais vous pouvez aussi choisir ce même métier parce que vous vous en sentez la puissance et que quelque chose de l’acte soignant libère en vous un potentiel dont vous vous sentez porteur.se. Il est vraiment important de se rappeler que la puissance est naturelle et que le pouvoir est social, politique.
Ce qui pose vraiment problème dans cette distinction, c’est la question délicate de leur relation: peut-on envisager l’une sans l’autre? Exercer un pouvoir sans en avoir la puissance: cela désigne quoi? Des personnes qui éventuellement ne croit pas à la connotation un peu confuse de la puissance. Si la société ou l’entreprise me donne un pouvoir, je l’exerce et puis c’est tout! Mais cela repose sur la capacité d’une évaluation ou d’un examen à établir effectivement la compétence d’une personne pour une tâche. Un directeur de service hospitalier peut ainsi avoir toutes les compétences techniques pour diriger le service en question sauf que son rapport au personnel qu’il a sous ses ordres peut se révéler absolument inapte à diriger des personnes par manque de tact, d’humanité ou simplement d’intelligence affective. Nous avons toutes et tous des exemples de ces ratages parfois très dommageables de « casting ». On « peut » exercer un pouvoir sans puissance, mais on perçoit bien que cela peut vivre au désastre.
La puissance peut s’exercer sans pouvoir et ce d’autant plus qu’elle n’a pas besoin d’une autre autorité qu’elle-même pour se libérer. La puissance d’une personne est plus difficile à définir parce qu’elle est intérieure, individuelle, et naturelle. Elle est « fluide » c’est-à-dire qu’elle suit son cours, sans heurt, ni rupture, ni contrainte extérieure ou intérieure. Il y a dans la sensibilité à la puissance d’une personne quelque chose qui relève de l’intuition, du pressentiment, de l’inné, du naturel alors que le pouvoir exercé par un chef ne relève évidemment pas du tout de ces mêmes catégories. Evidemment on peut faire tellement primer la société sur la nature que l’on rejette ou décrédibilise cette notion de puissance mais il est peut-être un peu difficile de rejeter totalement ces « intuitions » d’un exercice vain du pouvoir, d’une sorte d’entêtement absurde d’une autorité qui saisit bien à quelque niveau qu’elle ne s’appuie sur aucune puissance et se défoule dans une sorte d’hybris. Il pourrait être très fécond (et un peu flippant) de donner à cette interrogation sur l’exercice d’un pouvoir sans puissance dans le domaine de la justice légale et plus particulièrement de la punition, de la peine.
Si nous prenons au sens le plus précis philosophiquement cette opposition entre la puissance et la parole en l’appliquant à la parole et à la langue, il ne fait aucun doute que la langue est du côté du pouvoir, comme Roland Barthes l’a suffisamment démontré. « Dès qu'elle est proférée, fût-ce dans l'intimité la plus profonde du sujet, la langue entre au service d'un pouvoir ».
Roland Barthes veut dire par cette phrase que l'autorité de l’assertion fait de tout sujet parlant ou écrivant un maître, et que la grégarité de la répétition (reprendre des clichés pour exprimer des états ou des situations) fait de nous des esclaves, mais de toute façon nous nous situons ici dans un rapport de forces que nous l’exercions ou que nous en fassions l’objet. Nous avons vu que face à ce pouvoir totalitaire de la langue, seule la littérature constituait un échappement, une subversion par sa capacité à ruser, à tricher, à bégayer la langue, à la faire trébucher, à faire primer le son sur le sens, comme Gherasim Luca.
Si nous y réfléchissons, nous réalisons à quel point la paronomase est à elle seule, une indication claire de ce que la poésie, la littérature inclinent la langue du côté de la parole puisque il est question de l’acte physique de la phonation. Toute la difficulté de cet attelage langue / Parole vient, comme il a été dit, du fait que cet attelage est aussi conflictuel qu’inséparable. Il ne peut exister de langue sans parole ni de parole sans langue: on ne peut pas transiger avec cette corrélation mais l’on peut faire pencher les rapports dans un sens ou dans l’autre de telle sorte que soit la parole s’y soumet à la langue (reconnaissons que c’est ce qui se passe le plus souvent) ou bien que la langue s’y soumette à la parole, ou disons plutôt soit « dépassée » par elle, ce qui définit au plus prés la littérature.
Si nous appliquons à la distinction Parole / Langue l’opposition Pouvoir / Puissance en prenant vraiment en considération tout ce que Roland Barthes nous a fait comprendre, alors il va de soi que le pouvoir est du côté de la langue. Mais peut-on affirmer pour autant que la puissance soit du côté de la parole? En un sens oui parce qu’elle implique une forme de spontanéité, de naturel. La parole est contingente accidentelle, imprévisible et en ce sens elle est libre. Elle libère quelque chose. Mais en même temps, elle est un « acte » et nous avons vu que la puissance supposait un potentiel, une capacité, une possibilité. De prime abord, nous avons donc ici l’impression que ce n’est pas la même chose, que la parole, est anti qu’elle est un acte n’est pas une puissance.
Mais la conception d’Aristote entre l’acte et la puissance change cette conclusion. Pour le philosophe grec, en effet, puissance et acte sont deux éléments complémentaires de ce qui est. La puissance est la capacité qui peut se réaliser. Ce qui se réalise en acte actualise ce qui est en puissance. La réalité se « produit » effectivement à partir de ce qu’elle peut devenir. La puissance ne vient à la réalité que lorsque l’acte la fait advenir à la présence. Le fruit c’est l’acte du bourgeon, l’arbre c’est l’acte de la graine. L’acte c’est la perfection accomplie de la graine quand les conditions réelles sont réunies (et elles peuvent finalement ne pas l’être, donc il y a bien quelque chose de l’acte qui révèle la puissance, le potentiel: le devenir arbre de la graine). Dans la nature, tous les phénomènes finalement attestent de l’efficience d’une puissance qui se réalise en acte. On peut penser à l’éclair comme acte produit à partir de la mise en présence de deux potentiels, les charges électriques nuageuses. L’entéléchie, chez Aristote, désigne la puissance qui parvient à l’état de perfection dans l’acte.
Ce qu’il faut bien saisir ici c’est la notion de continuité: il y continuité de la puissance dans l’acte (puisque l’acte est l'aboutissement de ce que peut la puissance) et de l’acte dans la puissance (puisque la puissance se constitue aussi à partir de ce qui est rendu possible par des actes et des évènements factuels). La notion même de pouvoir rompt cette continuité. Rappelons que le pouvoir décrit finalement les processus mis en oeuvre par les humains dans les sociétés pour que des évènements s’y produisent, pour que de l’ordre y règne, pour qu’un contrôle de l’être humain sur les évènements puisse émerger, se développer). Le cercle vertueux et naturel de la puissance et de l’acte n’est pas facile, voire impossible à établir dans les rouages sociaux, institutionnels, politiques. C’est ce qui explique que les lois peuvent être contestées tout simplement parce que l’autorité qui est mise en place fût-elle démocratique est « décrétée » et pas libérée, naturellement induite. Il faut bien qu’à un moment donné l’autorité impose dans que l’on puisse être certain qu’une puissance naturelle s’y effectue.
On pourrait dire cela plus simplement: il ne peut pas exister d’organisation humaine sans institution. L’étymologie de ce terme est fascinante puisque « In situere » désigne le fait de situer à l’intérieur d’un ensemble. Ce qui se manifeste très clairement ici c’est le rapport entre la langue et une société humaine dans laquelle va s’exerce er un pouvoir. On est toujours déjà « dedans », dans l’institution et dans la langue. Il y a ici une rupture, un arbitraire, un pouvoir: il faut bien que l’institution soit AVANT et il faut bien que la langue soit AVANT (le cri du bébé interprété comme étant déjà un message). Par conséquent autant le pouvoir (en tant que rupture) est du côté de la langue, autant la puissance (en tant que continuité de la puissance et de l’acte) est du côté de la parole. Mais cela ne veut pas dire du tout que nous allons trouver de la langue sans parole (à part les langues mortes) ou de la parole sans langue. Ceci est de toute façon rigoureusement IMPOSSIBLE (nous l’avons déjà vu).
La conclusion évidente de tout ceci est la suivante (et c’est une conclusion nuancée, précise): dans notre utilisation du langage (corrélation Parole / Langue), il peut arriver que la langue prenne le pas sur la parole, et alors nous serons impliqué.e.s dans des registres de parole qui seront au service d’un pouvoir (il s‘agira alors d’imposer une domination, une hiérarchie par la parole, par une parole intimidante, intimant des ordres, mettant en oeuvre des manipulations). Mais il peut arriver qu’au contraire ce soit la parole qui prenne le pas sur la langue, comme c’est le cas dans les arts, dans le théâtre et dans la littérature. Dans cette perspective là, la parole libère une puissance et l’on peut dire qu’elle y est davantage en phase avec ce qu’elle est vraiment, authentiquement (même si nécessairement elle sera toujours liée à la langue).
Nous pouvons vraiment maintenant et seulement maintenant donner au titre de notre thème tout son sens: Il y a bien en effet des pouvoirs de la parole, ce sont ceux pour lesquels la parole suit l’institutionnalisation de la langue et aussi son pouvoir de séduction, de manipulation, d’asservissement de la personne visée. Toutefois ces pouvoirs de la parole entre en contradiction avec un autre registre de parole qui est celui de la parole vraie, authentique, libératrice de puissance.







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