dimanche 5 octobre 2025

Terminales 2 / 5 / 7 - Peut-on se mentir à soi-même? ( partie 1)

 


1) Somewhere

            Ce qui est troublant dans un tel sujet et ce qui constitue son fond problématique, c’est la coexistence dans le questionnement qu’il ouvre entre l’impossibilité logique radicale de se mentir à soi-même et l’évidence « existentielle », effective de cette attitude, à savoir que nous ne cessons de le faire et qu’une multitude d’exemples nous viennent en tête dés que nous y réfléchissons « honnêtement ». 

En effet, on ne voit pas comment nous pourrions nous mentir à nous-mêmes puisque le mensonge repose sur une déformation de la vérité entreprise par une personne qui la connaît. Dans le cas d’un mensonge à soi, on se trouve être à la fois du côté de la personne dissimulatrice et de celui de la personne abusée, ce qui n’est pas possible, à moins que la personne abusée en nous ne fasse semblant de croire à ce dont elle sait bien que c’est faux. Ce serait exactement comme si, dans la fable du corbeau et du renard de La Fontaine, nous étions à la fois l’un et l’autre, et par conséquent, comme  si le corbeau savait très bien qu’il est laid et ne sait pas chanter mais faisait semblant d’y croire, tout simplement parce qu’il est plus facile de vivre  dans ce mensonge là. La dissimulation se révèle dés lors être plutôt une simulation. Mais comment ne pas le savoir « à quelque niveau » ?

Cette dernière expression doit attirer notre attention et nous appeler à un approfondissement, à un travail de reformulation, notamment parce que le terme de « niveau » est toujours suspect en soi. On comprend mieux cela avec l’expression que l’on retrouve assez souvent dans les prises de parole « courantes » « quelque part ». Comment ne pas se rendre compte que l’on se ment à soi-même, « quelque part »? Mais c’est où: « quelque part »? Where is « somewhere ? »



Il faut partir à la recherche de ce « somewhere », de ce "quelque part", de cette terre promise de l’authenticité.  Si elle existe, alors de fait, on ne peut pas se mentir à soi-même parce qu’en nous la personne abusée fait semblant de l’être sciemment, volontairement. Si elle n’existe pas, si ce « somewhere » est un « nowhere », ce quelque part un « nulle part », alors non seulement on peut se mentir à soi-même mais on peut même baptiser ce quelque part d’un terme un peu plus satisfaisant: « l’inconscient » qui signifie finalement qu’il y a bel et bien une ligne de séparation en nous entre l’instance trompeuse et la personne trompée. Nous nous mentons à nous-même sans savoir que nous le faisons, de telle sorte qu’en nous se produit du « brouillage », de l’opacité, de la dissimulation perpétuelle et inconsciente. Le corbeau est à lui-même son propre renard et il est seul en fait mais « deux » dans sa solitude et il se raconte inconsciemment à lui-même l’histoire d’un corbeau qui est beau et qui sait chanter et vit dans un mensonge qui ne lui apparaît pas comme tel.  Vue sous cet angle, cette « fable » est d’ailleurs de très, très grande utilité, notamment sa morale: « Tout flatteur vit aux dépens de celui qui l’écoute » (nous ne pouvons vivre que grâce aux histoires que nous nous racontons, histoires dont nous avons oublié qu'elles sont fausses). Ici, le flatteur et le flatté sont une seule et même personne, de telle sorte que finalement l’un et l’autre œuvrent de concert dans une existence étrange d’interdépendance réciproque: le flatteur vit aux dépens du flatté et réciproquement parce que finalement l’un et l’autre ne cessent inconsciemment de remettre à plus tard le moment de reconnaître qu’ils sont la même personne et qu’il serait temps d’exister simplement, sincèrement, sans se raconter  à soi-même l’histoire d’un moi que l’on n’est pas. 

Il est un point qui nous apparaît de façon beaucoup plus claire à présent, c’est la nature des perspectives au regard desquelles la réponse est « non » ou « oui ». Autant il est vrai que logiquement le mensonge à soi-même est impossible, autant psychologiquement il est possible (peut-être même impossible à éviter). C’est exactement comme si la psychologie résidait entièrement et exclusivement dans ce qui tient d’un déni fondamental, originel humain. La psychologie, ce serait donc l’impasse logique dans laquelle nous nous engageons en maintenant une possibilité (le mensonge à soi) là même où logiquement ne se révèle qu’une profonde et radicale impossibilité. Se pourrait-il que la psyché, que la notion même de psyché  humaine (ensemble de tous les processus conscients et inconscients propres à chaque individu) soit un mensonge, une croyance arrangeante, une façon de contourner l’évidence logique de l’impossible mensonge à soi-même ? 

Dans ce conflit (guerre totale) entre logique et psychologie, il se pourrait que la philosophie trouve son lieu, son « somewhere », non pas qu’elle cherche à pacifier ce rapport conflictuel (qui le pourrait?), mais tout simplement parce qu’elle a fait de cette question de la connaissance de soi « sa » question et qu’en fait, aucune philosophie ne peut se concevoir sans se situer par rapport à la maxime du temple de Delphes reprise par Socrate mais PAS UNIQUEMENT: « Connais toi-toi-même. » 





2) Eviter le piège

            Il y a dans ce sujet un paradoxe profond, abyssal qui pourrait bien nous confronter à une attitude à la fois absurde, commune à tous les êtres humains et caractéristique de notre espèce qui serait le déni de la réalité avec tout ce que cela implique de redoublement: le déni du déni. Nous partons souvent du principe que la vérité est difficile à chercher mais ce que ce sujet discute, c’est la possibilité qu’elle soit plutôt difficile à admettre. C’est ce qui fait de cette question une interrogation que nous ne pouvons pas éviter et en même temps un piège dans lequel il ne faut pas tomber. 

En effet, nous savons bien que tout sujet de philosophie est, dans sa nature même, paradoxal, que la réponse est oui et qu’elle est aussi non, mais ici c’est encore pire: il y a quelque chose du « oui » qui finalement revient au « non », car si je me mens, je ne peux pas ne pas savoir la vérité, donc il n’y a pas vraiment « mensonge » puisque en réalité je ne peux pas être abusé. Je fais semblant de l’être car cela m’arrange à un certain niveau, nous préférons nous croire ignorant que complice de cette autre partie de nous qui nous trompe et qui en réalité ne nous trompe pas du tout. On pourrait presque dire qu’elle nous trompe avec notre accord, ce qui évidemment n’est pas tromper.

  En fait, quel que soit l’angle d’attaque par lequel on aborde la question du mensonge à soi, on est déstabilisé.e, contredit.e par les termes mêmes dans lesquelles elle se pose.  Si je me mens, je sais forcément quelle est la vérité que je me cache et donc je ne me la cache pas, je fais seulement semblant de me la cacher. Il y a une autre possibilité, c’est qu’à quelque niveau (somewhere) je me persuade vraiment de la proposition fausse que j’essaie de me faire admettre en tant que trompeur. Je suis vraiment trompé mais cela suppose alors une dissociation en moi, une rupture qui remet en cause la notion d’unité du moi: je ne suis pas une seule et même personne. Dés lors on s’aperçoit qu’il y a un paradoxe puisque nous étions de suivre la possibilité du « oui » et que finalement nous arrivons à un « non »  puisque ce n’est pas à moi-même que je mens mais à une autre personne qui semble siéger en moi mais qui n’est pas moi, c’est ce que l’on appelle « l’inconscient », mais je ne peux pas me mentir inconsciemment puisque tout mensonge au contraire est conscient, c’est-à-dire qu’il suppose que je sache ce que je fais.

Finalement le fond de ce problème semble se jouer dans la question de savoir si à force de faire semblant de croire à ce que l’on sait « par ailleurs » faux, nous ne finirions pas par nous abuser vraiment? Le propre de l’être humain ce serait justement un « problème », une essence vraiment problématique. Ce serait de consister fondamentalement dans « cette distorsion », de rendre possible et praticable cet impossible là: cultiver l’art du mensonge jusqu’à être à soi-même le trompeur et le trompé. Si ce sujet est aussi fascinant , c'est donc  pour deux raisons1) la réponse oui nous semble aussi objectivement impossible qu'humainement très probable, de telle sorte que.... 2) si cela se confirmait et si le "oui" apparaissait comme ce que l'être humain rend possible ou "praticable", alors l'humanité se définirait comme une tentative de modalité d'existence s'efforçant de se loger dans une fenêtre d'opportunité très étroite. Jusqu'où pouvons nous aller nous qui nous mettons sur les épaules ce travail là?   





Etymologie: ici une remarque étymologique troublante s’impose. Le mensonge et le mental viennent d’une racine indo-européenne commune: mens, man en sanskrit signifiant penser, se souvenir, avoir une opinion. De plus les mots germaniques man Mensch mand tout somme l’indo-iranien manu dérivent de la même racine mais signifient l’homme, l’humain. Il semble bien donc que l’humain soit étymologiquement la créature qui se ment par la mentalisation.

Nous retrouvons ici l’âme réflexive d’Aristote, mais dans un sens qui peut se retourner contre l’humain lui-même. L’âme réflexive est celle qui peut faire retour sur soi et se voir, se décrire, se représenter à elle-même. Si l’humain peut se tromper, c’est d’abord parce qu’il peut se dire à lui-même ce qu’il est ou bien même qu’il est. Ce retour à soi est donc en même temps et finalement pour les mêmes raisons ce qui rend praticable la lucidité sur soi et le mensonge. Au sens strict, cela signifie que l’être humain peut se mentir parce qu’il est aussi celui qui peut se voir tel qu’il est, et inversement, comme un conflit perpétuel au fil duquel se structurerait un être étrange et incroyablement ambigu: « the man » « la créature mentale capable de se mentir"  en brouillant les canaux de la connaissance de soi et de se connaître en luttant contre le mensonge à soi. 

Poser la question en la situant dans cette perspective nous permet d’éviter le piège de ce glissement du oui au non. Le problème n’est pas tant de savoir si l’être humain peut se mentir à lui-même puisque il semble bien que cette possibilité lui soit donnée dans le fait même de pouvoir se penser, se représenter à lui-même, se mentaliser mais plutôt de situer très précisément à ce niveau de complexité, voire de « perversion », de capacité de distorsion et de déni l’oracle de Delphes, sachant que cet « adage » incitant à la connaissance de soi est susceptible de donner prise à plusieurs interprétations, celle de Socrate, celle de Freud, celle de l’oracle lui-même, celle du bouddhisme, entre autres. 

Se pourrait-il qu’en réalité, au-delà (ou en deçà) de toutes ces interprétations, la formulation même de cet oracle soit un appel de résistance à la tentation du déni, qui de fait est plus qu’une tentation? Toi qui ne cesse de mentaliser ton être, reviens à la racine même de ton existence!  Peut-on envisager l’existence d’un être humain qui ne serait plus mental, qui serait à l’aplomb de son existence et plus dans sa surenchère mentale? Cela supposerait un ancrage dans un ici et maintenant contrastant singulièrement avec le « quelque part » d’un inconscient insituable. Cette dernière remarque est d’autant plus troublante qu’Humain vient du latin humus qui signifie « sol ». Existe-t-il une attitude dans laquelle serait praticable par l’être humain une aptitude à trouver et à se nourrir authentiquement de  l’ancrage dans son sol ou bien faut-il recomposer la question de savoir si l'on peut se mentir à soi-même de telle sorte qu’aucune puissance, qu’aucun « je peux » humain ne soit envisageable hors du mensonge à soi? 



3) Distorsion et divertissement Pascal

                            a- Le déni

            Résumons: si je me mens à moi-même, cela implique je me fais croire à moi-même volontairement quelque chose de faux. Le mensonge suppose que l’on sache la vérité que l’on dissimule à la personne que l’on trompe. Or on voit mal comment nous pourrions nous dissimuler à nous-mêmes ce que par ailleurs nous savons. Mais nous pouvons nous persuader nous-mêmes de la vérité d’une proposition fausse en nous « arrangeant » avec nous-mêmes. Avec quelle autre personne serait-il plus commode de « s’arranger », de « négocier », de « s’entendre », de « comploter » qu’avec soi-même, puisque de fait, c’est dans l’ombre d’un rapport intime à soi, d’une intériorité, de l’unité de la personne que secrètement nous fomenterions un complot étrange visant à  nous persuader d’une réalité fausse. 

        Mais alors, est-ce bien d’un mensonge dont nous parlons? Non, puisque « quelque part » nous savons que nous avons comploté. Nous ne sommes donc pas totalement trompé.e, nous faisons semblant de l’être. La dissimulation devient simulation (et ce n’est pas un mensonge). Une troisième possibilité est néanmoins envisageable: celle de l’oubli. Nous nous accordons avec nous-mêmes pour nous faire adhérer à une réalité que nous savons fausse et nous oublions cet accord. Mais ici aussi demeure un problème, à savoir qu’il faut bien que cet oubli soit consenti, voulu, donc conscient. Qu’est-ce qui peut faire tenir cet oubli dans la durée si ce n’est une intention? Qu’est ce qui en moi pourrait « se souvenir d’oublier », étant entendu qu’il nous faudrait alors soutenir cet oxymore?

         Ce qui pose problème ici est la notion d‘intérêt. Un menteur poursuit toujours un intérêt en mentant  et, de fait, ici, la proposition fausse à laquelle nous consentons à adhérer est avantageuse pour nous (ou du moins le croyons nous). Supposons que nous passions avec nous mêmes cet accord pour croire le faux et que nous l’oublions, comment cet intérêt ne disparaîtrait-il pas aussi dans cet oubli, de telle sorte que sans jeu de mot, on ne verrait vraiment plus l’intérêt de cet accord? De deux choses l’une: soit cet oubli est « faux » et en fait, c’est moi qui non seulement décide d’oublier mais maintient cet oubli faussement opérationnel tout en sachant qu’il ne l’est pas (et donc en me souvenant de ce que je suis censé oublier), soit j’oublie « vraiment » mais alors il faut bien qu’il y ait en moi un autre moi qui maintient l’oubli sur cette vérité et pas une autre, ce qui suppose une sélection, un choix, une intelligence, autant de caractéristiques qui composent réellement un « moi » mais Autre. Or s'il est autre, ce n’est pas à moi-même que je mens et la notion d’unité ou d’intégrité d’un moi souverain éclate, est dynamitée, donc ce n’est pas un mensonge de soi à soi. 

De quelque façon que l’on prenne cette question, nous revenons donc toujours au « Non »….Et pourtant, nous avons du mal à nous résoudre à la totale annulation du « oui », mais pourquoi?

             Peut-être nous faut-il convenir d’abord que nous ne cessons de faire semblant pour nous intégrer dans cette comédie sociale (la persona de Carl Gustav Jung). En second lieu, nous réalisons que nous sommes doté.e.s de cette capacité de nous représenter nous-mêmes à nous-mêmes. Nous disposons de cette âme réflexive pour reprendre le terme d’Aristote, ou plus simplement, d’une conscience grâce à laquelle nous « sommes à nous-mêmes » et savons ce que nous vivons tout en le vivant, ce que nous ressentons tout en le ressentant, ce que nous pensons tout en le pensant. Cette capacité à se savoir (cum scientia) nous dote indiscutablement d’une maitrise mais aussi de la possibilité de « jouer » comme un acteur qui serait à lui-même son propre metteur en scène ». Se pourrait-il qu’en nous l’acteur ou l’actrice ne suive plus les directives du directeur ou de la directrice? C’est comme si cette capacité à se diriger soi-même ne pouvait s’exercer que sur la possibilité même de son contraire. Se mentir à soi-même, troubler ce rapport d’authenticité et de transparence de la conscience, c’est de fait non seulement ce qui se produit mais aussi ce à partir de quoi la nécessité de se connaître soi-même prend une certaine teneur, une véritable amplitude. Cet avertissement (Connais toi toi-même!) ne résonnerait pas en nous de cet écho de tant de siècles si quelque chose de l’être humain ne s’y faisait pas entendre, comme une incitation à ne pas se perdre étant entendu que cette possibilité demeure. Dés lors l’injonction à ne pas se tromper soi-même et la possibilité de le faire composeraient cet étrange couple qui serait plutôt comme une mise sous tension d’un champ magnétique exclusivement humain, un champ d’aimantation dans la polarisation duquel s’expérimenterait l’humain comme l’évolution d’un phénomène électrique. 

La question qui se posera à nous sera celle savoir si nous devons nous contenter de cette réponse à la lumière de laquelle l’ambiguïté de cette possibilité combinée du oui et du non nous définit anthropologiquement, ce qui finalement reviendrait tout de même à répondre « oui », oui on le peut, même si dans la résistance à ce oui, quelque chose d’une rigueur et peut-être d’une éthique d’existence se maintient, se soutient, à moins que la question contienne une erreur ou une illusion qui rende la réponse aussi difficile, biaisée, improbable, cette illusion résidant dans le « moi ».  Une piste émerge de cette considération, celle qui consisterait à envisager que le problème ne vient pas de ce que nous puissions nous mentir à nous-mêmes mais que l’idée même de moi soit un mensonge et que nous y tenions tellement que nous préférons nous entêter inutilement dans cette question plutôt que d’avoir à reconnaître que notre moi n’existe pas



Ce que nous nous proposons de faire dans un premier temps est de nous interroger  sur ce qui pourrait justifier ce mensonge à soi qu’il ne semble pas possible de définir autrement que sous la forme d’un déni. Si la question se pose, c’est qu’en effet il existe une raison susceptible de justifier ce déni, ce mensonge à soi mais laquelle?

Ce texte est suffisamment important et difficile qu’il nous faut progresser en lui pas à pas, en n’oubliant jamais que Pascal est un auteur que l’on peut qualifier d’aussi puissant et profond que cynique, perpétuellement animé de l’intention d’humilier l’orgueil des êtres humains et  ainsi de les ramener à la seule vraie conduite qu’il jugera authentique à la fin de sa vie (courte): la foi chrétienne et plus encore « janséniste ». L’homme est malheureux et vain, c’est-à-dire absurde. C’est de cette façon que se termine ce passage et c’est ce qu’il faut garder en tête tant les subtilités du raisonnement de l’auteur vont sans cesse nous faire traverser des moments de doute par rapport à des thèses qu’il semble adopter dans un premier temps. Que l’être humain ne puisse être heureux que dans le divertissement, c’est-à-dire le mensonge à soi, c’est justement ce qui finalement expliquera qu’il ne le soit pas « réellement », qu’il ne puisse absolument pas l’être à cause de sa nature, laquelle est faible du fait de la faillibilité de sa condition « pécheresse ». 






Rien n’est si insupportable à l’homme que d’être

dans un plein repos, sans passions, sans affaire, sans

divertissement, sans application. Il sent alors son

néant, son abandon, son insuffisance, sa dépendance, 

son impuissance, son vide. 

Incontinent, il sortira du fond de son âme

 l’ennui, la noirceur, la tristesse, le chagrin, le dépit, le désespoir.
Blaise PASCAL, « Ennui » (131/622), in Les Pensées, 1669.


Quand je m’y suis mis quelquefois à considérer les diverses agitations des hommes et les périls et les peines où ils s’exposent, dans la cour, dans la guerre, d’où naissent tant de querelles, de passions, d’entreprises hardies et souvent mauvaises, etc., j’ai découvert que tout le malheur des hommes vient d’une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer en repos, dans une chambre. Un homme qui a assez de bien pour vivre, s’il savait demeurer chez soi avec plaisir, n’en sortirait pas pour aller sur la mer ou au siège d’une place. On n’achètera une charge à l’armée si cher, que parce qu’on trouverait insupportable de ne bouger de la ville ; et on ne recherche les conversations et les divertissements des jeux que parce qu’on ne peut demeurer chez soi avec plaisir.

  Mais quand j’ai pensé de plus près, et qu’après avoir trouvé la cause de tous nos malheurs, j’ai voulu en découvrir la raison, j’ai trouvé qu’il y en a une bien effective, qui consiste dans le malheur naturel de notre condition faible et mortelle, et si misérable que rien ne peut nous consoler lorsque nous y pensons de près.

Quelque condition qu’on se figure, si l’on assemble tous les biens qui peuvent nous appartenir, la royauté est le plus beau poste du monde ; et cependant, qu’on s’en imagine un accompagné de toutes les satisfactions qui peuvent le toucher, s’il est sans divertissements et qu’on le laisse considérer et faire réflexion sur ce qu’il est, cette félicité languissante ne le soutiendra point, il tombera par nécessité dans les vues qui le menacent, des révoltes qui peuvent arriver, et enfin de la mort et des maladies qui sont inévitables ; de sorte que, s’il est sans ce qu’on appelle divertissement, le voilà malheureux, et plus malheureux que le moindre de ses sujets, qui joue et qui se divertit. [L’unique bien des hommes consiste donc à être divertis de penser à leur condition ou par une occupation qui les en détourne, ou par le jeu, la chasse, quelque spectacle attachant, et enfin par ce qu’on appelle divertissement.]
De là vient que le jeu et la conversation des femmes, la guerre, les grands emplois sont si recherchés. Ce n’est pas qu’il y ait en effet du bonheur ni qu’on s’imagine que la vraie béatitude soit d’avoir l’argent qu’on peut gagner au jeu, ou dans le lièvre qu’on court : on n’en voudrait pas, s’il était offert. Ce n’est pas cet usage mou et paisible, et qui nous laisse penser à notre malheureuse condition, qu’on recherche, ni les dangers de la guerre, ni la peine des emplois, mais c’est le tracas qui nous détourne d’y penser et nous divertit. De là vient que les hommes aiment tant le bruit et le remuement ; de là vient que la prison est un supplice si horrible ; de là vient que le plaisir de la solitude est une chose incompréhensible. Et c’est enfin le plus grand sujet de félicité de la condition des rois, de ce qu’on essaie sans cesse à les divertir et à leur procurer toute sorte de plaisirs.

Le roi est environné de gens qui ne pensent qu’à divertir le roi, et à l’empêcher de penser à lui. Car il est malheureux, tout roi qu’il est, s’il y pense.

Voilà tout ce que les hommes ont pu inventer pour se rendre heureux. Et ceux qui font sur cela les philosophes, et qui croient que le monde est bien peu raisonnable de passer tout le jour à courir après un lièvre qu’ils ne voudraient pas avoir acheté, ne connaissent guère notre nature. Ce lièvre ne nous garantirait pas de la vue de la mort et des misères, mais la chasse — qui nous en détourne — nous en garantit.

Dire à un homme qu’il soit en repos, c’est lui dire qu’il vive heureux ; c’est lui conseiller d’avoir une condition tout heureuse et laquelle il puisse considérer à loisir, sans y trouver sujet d’affliction ; c’est lui conseiller... Ce n’est donc pas entendre la nature.

Aussi les hommes qui sentent naturellement leur condition n’évitent rien tant que le repos : il n’y a rien qu’ils ne fassent pour chercher le trouble. Ce n’est pas qu’ils n’aient un instinct qui leur fait connaitre que la vraie béatitude... La vanité, le plaisir de la montrer aux autres.

Ainsi on se prend mal pour les blâmer ; leur faute n’est pas en ce qu’ils cherchent le tumulte, s’ils ne le cherchaient que comme un divertissement ; mais le mal est qu’ils recherchent comme si la possession des choses qu’ils recherchent les devait rendre véritablement heureux, et c’est en quoi on a raison d’accuser leur recherche de vanité ; de sorte qu’en tout cela et ceux qui blâment et ceux qui sont blâmés n’entendent la véritable nature de l’homme.

Et ainsi, quand on leur reproche que ce qu’ils recherchent avec tant d’ardeur ne saurait les satisfaire, s’ils répondaient, comme ils devraient le faire s’ils y pensaient bien, qu’ils ne recherchent en cela qu’une occupation violente et impétueuse qui les détourne de penser à soi, et que c’est pour cela qu’ils proposent un objet attirant qui les charme et les attire avec ardeur, ils laisseraient leurs adversaires sans répartie. Mais ils ne répondent pas cela, parce qu’ils ne se connaissent pas eux-mêmes. Ils ne savent pas que ce n’est que la chasse, et non la prise, qu’ils recherchent (…)

Ils ont un instinct secret qui les porte à chercher le divertissement et l’occupation au-dehors, qui vient du ressentiment de leurs misères continuelles ; et ils ont un autre instinct secret, qui reste de la grandeur de notre première nature, qui leur fait connaitre que le bonheur n’est en effet que dans le repos, et non pas dans le tumulte ; et de ces deux instincts contraires, il se forme en eux un projet confus, qui se cache à leur vue dans le fond de leur âme, qui les porte à tendre au repos par l’agitation, et à se figurer toujours que la satisfaction qu’ils n’ont point leur arrivera, si, en surmontant quelques difficultés qu’ils envisagent, ils peuvent s’ouvrir par là la porte au repos.

Ainsi s’écoule toute la vie. On cherche le repos en combattant quelques obstacles ; et si on les a surmontés, le repos devient insupportable [par l’ennui qu’il engendre. Il en faut sortir et mendier le tumulte. Nulle condition n’est heureuse sans bruit et sans divertissement, et toute condition est heureuse quand on jouit de quelque divertissement. Mais qu’on juge quel est ce bonheur qui consiste à être diverti de penser à soi !] car, ou l’on pense aux misères qu’on a, ou à celles qui nous menacent. Et quand on se verrait même assez à l’abri de toutes parts, l’ennui, de son autorité privée, ne laisserait pas de sortir du fond du cœur, où il a des racines naturelles, et de remplir l’esprit de son venin.
Ainsi l’homme est si malheureux qu’il s’ennuierait même sans aucune cause d’ennui, par l’état propre de sa complexion ; et il est si vain, qu’étant plein de mille causes essentielles d’ennui, la moindre chose, comme un billard et une balle qu’il pousse, suffisent pour le divertir.

Pensées (1669 publiées après sa mort)  Pascal  (1623 - 1662)





Ce qui est remarquable et dangereux chez Pascal c’est qu’il écrit à la fois comme un philosophe et comme un missionnaire de l’église chrétienne voire janséniste et qu’il ne faut jamais oublier cela. Ce qu’il nous permet de réaliser est à la fois pertinent et profond et « dirigé », orienté par une finalité religieuse fondée sur sa foi.  Il ne fait aucun doute qu’il va nous permettre de mieux saisir la question du sujet et de réaliser ce qui chez l’être humain pourrait s’apparenter à un mensonge à soi fondamental, mais rien ne doit nous empêcher , nous de nous demander en fin de compte si ce ne serait pas lui aussi, à un moment donné qui se mentirait à lui-même. Gardons simplement en tête que Pascal n’accorde pas à l’être humain beaucoup de valeur. 

D’où vient que nous soyons malheureux? De ceci que nous ne pouvons pas rester tranquillement à la même place, que nous ne cessons de chercher ailleurs une amélioration de notre situation, alors que nous disposons de tout ce qu’il faut pour exister juste là, « comme ça ». Les êtres humains « s’agitent ». L’observation calme, détachée, pure de sa vie suivant son cours tranquillement sans activité déterminée nous apparaît comme une punition, un drame, voire un enfer, alors que finalement si nous nous en contentions, nous serions heureuse.x. 

« Ne pas savoir demeurer en repos dans une chambre »: cela ne semble pas vouloir dire dormir, mais réaliser qu’il n’y a pas forcément quelque chose de mieux à faire que de rester chez soi attentif.ve au temps qui passe. Le malheur vient de ceci que l’on va à la guerre où l’on risque d’être blessé, tué, fait prisonnier, à la cour où l’on sera jugé peut-être discrédité, ou pire humilié par une remarque assassine par un geste que l’on a fait ou pas fait, etc. 

Nous sommes malheureux parce qu’il nous arrive quelque chose. Par conséquent, si nous nous mettions en situation telle qu’il ne nous arrive rien, nous ne serions pas malheureux, alors pourquoi ne le faisons nous pas? Pourquoi ne pas rester chez soi? 

Parce que nous nous y ennuyons: c’est la réponse qui nous vient à toutes.s  et c’est aussi celle de Pascal sauf qu’à  ce terme il donne un autre sens. Le terme d’ennui est présent dans les quelques lignes qui viennent d’un autre passage des « Pensées » et auquel nous pouvons faire référence maintenant: 

« Rien n’est si insupportable à l’homme que d’être dans un plein repos, sans passions, sans affaire, sans divertissement, sans application. Il sent alors son néant, son abandon, son insuffisance, sa dépendance, son impuissance, son vide. Incontinent, il sortira du fond de son âme l’ennui, la noirceur, la tristesse, le chagrin, le dépit, le désespoir. »
Blaise PASCAL, « Ennui » (131/622), in Les Pensées, 1669.


Cet ennui n’est pas un vide mais un plein et ce qui vient remplir ces instants brefs de désœuvrement où nous n'avons plus rien à faire, à composer, à être, à jouer (faire semblant) c’est une VERITE: il n’y a rien qui puisse expliquer, justifier, légitimer, donner du poids du sens et de la valeur à son existence. Il nous est « donné » de vivre mais cela ne nous est pas « dû ». Cette expérience que je vis en cet instant me situe de facto en face de ce vide de « raisons ». C’est un peu comme une évidence qui viendrait remplir l’instant de mon inoccupation de son vide. Cela peut sembler paradoxal qu’un vide vienne « remplir » ce temps d’inactivité mais c’est quand même un plein ne serait-ce que parce que c’est « vrai » pour quiconque n’a pas peur de se l’avouer. Je sais bien que je suis mais je ne sais pas ce qui justifie que je sois, ni que je sois celle ou celui que je suis.  Lorsque nous sommes seul.e.s chez nous, sans rien à faire, cette conscience de notre contingence remonte de cet oubli dans laquelle nous la maintenons et nous plonge dans la dépression la plus totale, dans le malheur. Le pire qui puisse nous arriver, en fait c’est de demeurer en face de soi parce qu’alors le vide devient aveuglant, prégnant, total.  Le terme de « contingence » est fondamental: est contingent ce qui pourrait ne pas être. Réaliser que l’on est contingent c’est comprendre que l’on aurait pu ne pas exister, que tout dans notre existence aurait pu ne pas avoir lieu et que du coup rien n’est plus hasardeux que le fait que je sois. Je ne suis en rien « fondé » à exister. 

Comprendre ce sentiment d’être contingent.e et l’angoisse qu’il provoque immédiatement, c’est saisir le fond du divertissement, et surtout réaliser que l’écrasante majorité des activités que nous exerçons, incluant celles que nous disons les plus essentielles, n’ont pour finalité que de nous détourner du face à face avec ce néant qui est l’absence de justification et de sens que nous pourrions donner à notre vie. Il n’y en a pas et, par conséquent, nous voulons penser à autre chose. Pourquoi ne cessons nous de nous agiter en nous précipitant vers des évènements susceptibles de nous infliger des troubles vraiment conséquents et donc des malheurs? Parce que finalement ces malheurs causés par des aléas, par des aventures, par des actions, des entreprises, etc, sont moins terribles que le malheur fondamental d’être en face de la vérité pure de notre condition absurde. 

Il se produit donc déjà une inflexion très nette par rapport à la première thèse défendue. Ce n’est pas du tout le fait de ne pas pouvoir rester chez soi qui crée le malheur mais le fait d’y demeurer au contraire. C’est comme si le temps accordé à la réflexion faisait changer la nature des propos défendus. Les humain.e.s sont malheureux.ses parce qu’ils ou elles ne peuvent pas se divertir du néant dans lequel les plongerait la solitude, mais dés qu’ils ou elles le peuvent , ça va mieux.

Vient alors l’exemple du roi. Il peut jouir autant qu’il le veut des prérogatives presque illimitées de l’exercice de son pouvoir, cela ne lui garantira aucun bonheur s’il n’est pas diverti de sa condition parce qu’aussi roi soit-il, il reste un humain et que même un roi existentiellement parlant n’est pas justifié plus qu’un autre à exister. Ici on mesure bien où se situe la réflexion de Pascal. Nous ne sommes pas du tout dans une dimension sociale, politique, légale ou juridique. De fait, un roi a plus de droits qu’un roturier mais ici ça ne change rien que fait qu’en tant qu’humain, il n’a aucune idée de ce qui justifie qu’il soit. Même un roi sera plus malheureux que n’importe lequel de ses usités si ce dernier a du divertissement et pas lui. Ce qui maintient le roi hors de la dépression c’est son bouffon, c’est sa charge, c’est ce qui l’occupe de même que pour nous nous ne pourrons être heureux que pour autant que nous évitons de penser le non sens de notre condition en allant travailler, vivre, aimer, avoir des enfants, une vie professionnelle, une vie de famille, bref une multitude d’évènements qui peuvent nous exposer à des malheurs mais pas celui de se rendre compte que rien ne justifie qu’on soit, malheur métaphysique, profond, structurel, radical, viscéral, existentiel. 

Les humains sont en proie à une agitation incessante parce qu’ils  sont animés d’un sentiment d’urgence panique à ne pas se mesurer à eux-mêmes, au néant de leur condition authentique. Il faut noyer le poisson, s’occuper l’esprit à ce qui ne nous laissera pas seuls avec nous-mêmes un peu comme ces moments de notre vie où une déception est suffisamment grave pour polariser nos pensées (deuil ou chagrin amoureux. Toute occasion de divertissement est alors bonne à prendre pour que nous pensions à autre chose.  C’est exactement cela qu’il fait avoir en tête pour comprendre  ce passage: nous sommes toujours attaché.e.s à ne pas penser à ce qui secrètement nous tétanise, nous terrifie: l’absence de sens de notre condition contingente et de ce fait, tout ce qui nous occupe est bon à prendre, même si nous nous en plaignons, notre travail, les aléas de nos vies professionnelle, sentimentale, familiale, etc.




Nous pourrions dire que nous préférons une existence de petits plaisirs et de petites douleurs plutôt que de rester polarisé.e sur le grand malheur de cette solitude dans laquelle nous ne pouvons plus détourner le regard de la vérité sur l’absurdité de notre condition (de dasein). En d’autres termes, nous vivons dans le déni de notre condition de dasein. Le mensonge à soi est ici manifeste, quasi-constant et il faut reconnaître que beaucoup de détails existentiels à qui sait les relever s’expliquent ici par Pascal: cette hyper-activité dans laquelle se démène beaucoup de nos semblables, notre quête effrénée de plaisirs, notre tendance à nous fixer sans cesse de nouveaux objectifs de vie alors que nous savons bien « quelque part » qu’ils ne se révèleront pas aussi avantageux que nous faisons semblent de le croire, ces efforts démesurés pour améliorer des conditions de vie qui sont déjà extrêmement  confortables, bref cette disposition incessante à faire comme si l’essentiel était accessoire et l’accessoire essentiel. Si la philosophie se définissait comme la capacité à faire face par la pensée au non sens de la condition humaine , alors la vie de l’écrasante majorité des humain.e.s se passerait dans le déni de la philosophie.

Résumons: nous savons bien que l’exercice de telle charge, de tel métier, de telle divertissement comme la chasse ou le jeu ou la conversation ne nous apportera pas un résultat convaincant mais ce n’est pas cela que nous cherchons. Nous n’attendons vraiment de tout ceci que le résultat suivant: que notre esprit y soit distrait. De quoi? De la prise de conscience de notre situation d’être humain contingent susceptible de mourir à tout moment sans que sa vie ne soit investie du moindre sens ni de la plus infime justification. Tout est absurde, hasardeux, sans finalité ni sens. Nous existons sans savoir pourquoi, ni en vue de quoi, ni à quoi tout ceci peut bien correspondre. Quelque chose de notre existence se produit sans offrir la moindre prise à toute tentative de rationalisation, mais quoi précisément? Le "fait" de cette existence elle-même. Il y a là de quoi nous rendre fous ou dépressifs, donc il faut qu’on s’occupe et ici trouvent leur place toutes ses activités dont nous disons qu'elles sont essentielles quand nous savons bien qu’elles sont accessoires: pas seulement notre métier mais aussi notre vie familiale, nos loisirs, nos occupations. C’est pour évacuer le véritable sujet essentiel que nous qualifions d’essentiel ce qui est accessoire et d’accessoire ce qui est essentiel. Une fois que l’on a bien assimilé ce déni constitutif de notre vie sociale humaine, tout s’explique. Nous passons notre vie à nous abrutir d’occupations pour ne pas avoir à faire face au fait que nous sommes contingents, que notre existence n’a aucun fondement. Nous détestons la solitude, nous bougeons sans cesse, nous n’avons « pas que ça à faire », nous méprisons les personnes qui méditent, qui rêvent, qui réfléchissent ou celles qui ne centrent pas leur vie sur l’activité perpétuelle

Il nous importe peu de rentrer bredouille de la chasse parce qu’au moins pendant plusieurs heures, nous nous sommes divertis, et qu’au final nous ne chassons jamais vraiment pour avoir du gibier mais pour avoir autre chose à penser que soi-même. De même ce qui fait que le roi est heureux n’est pas qu’il soit roi mais qu’il soit diverti.


            b) La nature humaine et le péché 

Pascal a pris l’habitude de se moquer de « ceux qui font les philosophes ». Il ne serait pas forcément content que nous le considérions comme philosophe ou que nous l’étudions comme tel car même s’il ne semble vraiment pas possible d’affirmer qu’il ne réfléchit pas à la condition humaine de la même façon que le font les philosophes il ne tire pas les mêmes conclusions parce que pour lui, la foi est toujours au-dessus de la raison et que si la réflexion est utile c’est juste pour nous mettre en face de sa limite et de la nécessité de croire plus que de savoir. Pascal est un philosophe et un scientifique mais plus encore que tout ceci il est un chrétien. Faire reproche à l’être humain du caractère illogique de cette attitude qui consiste à ne se livrer à une activité non pas pour elle-même mais pour la possibilité qu’elle offre de se détourner d’une autre, c’est totalement vain parce que c’est « notre nature ».




Ce terme là va prendre de l’importance dans la suite du passage. Pascal est en train d’approfondir son analyse parce qu’il perçoit bien qu’il y a une contradiction. Il y a 1) une vérité: la condition de l’être humain est contingente 2) un bonheur rationnel et raisonnable mais inaccessible : s’en rendre compte et l’accepter 3) un bonheur faux frelaté mais accessible et arrangeant: le déni et le divertissement. 

Par conséquent, nous disposons selon Pascal 1) d’une vérité 2) d’un bonheur 3) d’une nature. Une certaine attitude devrait se dégager de cela, celle d’accepter sa nature, de consentir à une nature qui de fait nous interdit l’accès au bonheur. Nous ne sommes pas obligés de nous tromper sur ce qui fait notre bonheur et de croire que c’est le gibier, l’argent, la renommée,  etc. qui nous rendent heureux, et pourtant nous ne cessons de montrer le gibier que nous ramenons de la chasse, l’argent que nous avons gagné ici ou là, nos honneurs, nos médailles notre montée en grade dans telle ou telle hiérarchie. En d’autres termes, nous ne cessons de produire sans cesse devant les autres les signes extérieurs d’un bonheur faux. 

Le vrai bonheur n’est pas social ni extérieur ni « manifesté ». Il n’a aucunement à être attesté: il consiste purement et simplement à ne pas se leurrer sur la fragilité physique ET métaphysique de son existence. Mais selon Pascal, il n’est pas dans la nature de l’être humain d’accéder à ce bonheur là. Pourquoi? Parce que sa nature est pécheresse, « peccable » (il est très intéressant de noter à propos de ce terme que nous utilisons davantage son contraire: « impeccable » et pour désigner toute autre chose que ce qui n’est pas susceptible de sombrer dans le péché, mais tout simplement ce qui est parfaitement propre, « clean ». Bref l’être humain est sali par le péché). Par conséquent, l’être humain se divertit pour échapper non pas finalement à la réalité contingente de sa condition mais au fait d’y penser. Et c’est ici qu’ii y a un problème, un « énorme » problème qui pourrait bien en fait être le fond de la question qui nous est posée, à savoir que le divertissement est un déni et qu’à ce titre, il est un mensonge à soi reposant sur le fait que nous savons la vérité donc que quelque chose en nous n’est pas complètement leurré, trompé. Notre attitude est bancale et Pascal affirme que c’est parce que notre nature l’est.

C’est bien le point essentiel: nous ne nous divertissons pas pour éviter notre condition mais le face à face avec notre condition, ce qui ne peut pas complètement nous empêcher de penser que c’est peut-être possible, en fait, de rester tout seul dans cette chambre à fixer dans les yeux notre condition de dasein. Mais ici nous nous éloignons de Pascal. 

Il est vrai que pour le suivre il faut adhérer au présupposé des trois religions monothéistes de la nature pervertie de l’être humain: c’est l’épisode du fruit défendu, épisode extrêmement troublant philosophiquement.




Adam et Eve sont au jardin d’Eden, paradis dans lequel ils sont libres de manger les fruits de l’arbre de vie qui donnent l’immortalité. Par conséquent, ils ne connaissent pas la mort. Ils ne sont pas contingents, ils ne sont pas des « dasein ». Mais l’Eternel leur interdit de manger les fruits de l’autre arbre (apparemment il n’y a que deux arbres au paradis), celui de la connaissance du bien et du mal. On peut donc en déduire raisonnablement que les fruits de cet arbre donnent à celles et ceux qui les mangent la conscience (puisque pour connaître le bien et le mal il faut être conscient. Donc à ce moment là, au tout, tout début Adam et Eve ne sont pas conscients. Ce qui est fascinant ici c’est que conscience et contingence semble aller de pair et que ce couple constitue en fait ce que l’éternel nous interdit. Restez comme vous êtes: immortels et inconscients, vous ne connaissez pas votre bonheur, mais c’est justement cela qui définit le bonheur que je vous ai donné d’emblée et qui vous rend parfaits « impeccables ». Si vous mangez les fruits de l’autre arbre, vous allez hériter d’une seconde nature peccable cette fois, ci et ce qu’il faudra entendre par « être heureux » résonnera d’un tout autre sens. Je vous ai donné la perfection et vous ne le savez pas évidemment, mais si vous « décidez » de le savoir, vous ne l’aurez plus parce que si contingence rime avec conscience, immortalité rime avec « imbécilité » .

Il faut lire et relire la genèse et réfléchir sur ce que cette histoire implique, en tant qu’histoire, mais pas seulement (l’oppression dont la femme est victime dans les trois religions est assez parlante en soi sur son poids social puisque trois religions sont finalement nées de cet étrange épisode: le judaïsme, le christianisme et l’Islam) , c’est qu’il contient un secret lourd de sens qui a à voir avec notre sujet, lequel? Eve et Adam ont précipité la condition humaine dans un chemin très particulier qui est celui de se connaître soi-même en étant conscients mais par là même de devenir mortels (puisque manger de ce fruit revient à être chassé.e.s du paradis ETERNEL. Ce qu’il leur revient alors de connaître, c’est qu’ils sont voués à la mort, qu’ils « sont pour la mort », comme dirait Martin Heidegger. L’enjeu et les termes de l’interdiction du maître des lieux (Dieu)  est alors parfaitement claire et notre condition d’humain.e.s s’énonce ainsi clairement. Eve et Adam pouvaient choisir entre 1) jouir de l’immortalité dans un abrutissement « béat » (imbécilité heureuse)  2) réaliser « ce qui se passe », prendre conscience de soi mais à partir d’une condition malheureuse puisque empreinte de mortalité et d’absurdité.

Préfères tu savoir que tu ne cesses de mourir et que ton existence ne va nulle part ou bien ne pas savoir que ton être est nécessaire et « fondé » par Dieu qui est l’être par excellence? Eve et Adam ont choisi la première option, celle du péché qui est sans conteste la plus aventureuse et la plus intéressante mais aussi la plus terrifiante. Le fruit défendu, c’est notre deinos à nous finalement. 

Il ne sert vraiment à rien de s’interroger sur la justesse du choix d’Adam et Ève ne serait ce que parce que ce serait se méprendre sur le sens et le contexte de cette histoire. Il y a une VERITE qui s’énonce dans cette histoire: celle du dasein, c’est-à-dire que, de fait, nous sommes jetés dans l’existence sans savoir pourquoi ni pour combien de temps. Toute cette fable avec Adam et Eve le péché, le serpent n’a de sens et d’importance que pour nous faire comprendre cela. Nous pourrions donc parler de vérité existentielle mais évidemment il n’y a pas de vérité historique à chercher ici. 




Mais pour nous élèves de philosophie qui avons à réfléchir sur la question de savoir si nous pouvons nous mentir à nous-mêmes à partir du divertissement de Pascal, c’est extrêmement enrichissant.  Pourquoi?  

Parce qu’il est évident que si Eve et Adam avaient choisi la première option, se mentir à soi-même aurait été rigoureusement impossible. A partir de la deuxième prend corps une possibilité étonnante, sidérante: celle de se mentir à soi-même (se divertir)  sur ce que l’on sait par ailleurs être vrai (notre contingence et notre mortalité). La lecture et la thèse de Pascal prend alors un certain poids. Ceux qui font les philosophes ne lisent pas assez la bible et ne tirent pas suffisamment les leçons du péché originel, c’est notre nature (celle qu’Eve et Adam ont choisi pour nous) que de savoir que notre existence est vaine et dérisoire, courte et d’en éviter le plus possible la révélation. Ici trouve également son explication la thèse Pascalienne la plus profonde, à savoir que l’être humain ne cherche pas à tirer la seule conclusion tenable de la condition pécheresse de sa nature: la foi. Il n’y a rien d’autre à faire de cette vie misérable que de la vouer à notre créateur, a fortiori parce que nous sommes conscient.e.s de notre peccabilité. Il nous faut vivre dans la conscience coupable du fait que toute conscience est coupable et nous repentir d’exister, nous repentir d’avoir tué le fils de Dieu, etc. Ne pas se mentir à soi, c’est réaliser que cette existence que l’on sait finie doit s’accomplir dans l’infini de notre dette à l’égard de Dieu, par la croyance, la prière, l’humilité, la repentance, bref tout ce que Nietzsche a fustigé comme apologie chrétienne de la faiblesse, etc. 

            Il nous faut lire les pensées comme une sorte de brouillon: Pascal n’a pas remis ses notes en place. Il est mort avant. Pour Pascal, les êtres humains se mentent à eux-mêmes à la fois  s’ils pensent qu’ils peuvent dépasser leur nature et rester chez eux en se confrontant à la réalité de leur situation ontologique (l’être) contingente, et aussi s’ils pensent par exemple, qu’ils veulent vraiment le lièvre qu’ils poursuivent à la chasse, ou ‘l’argent pour lequel ils travaillent, ou la femme ou l’homme qu’ils cherchent à conquérir: tout ceci n’est que prétexte à s’occuper pour se divertir. A la limite, un être humain qui se divertirait en sachant très bien qu’il ne fait que se divertir ne se mentirait pas à lui-même. Mais les philosophes qui s’efforceraient de lui conseiller de rester chez lui en se confrontant à sa situation authentique (on peut ici penser à Heidegger) sont pour Pascal (ou seraient puisque Heidegger est né trois siècles après Blaise Pascal) « inconséquents » puisque de toute façon, la nature de l’être humain ne peut absolument pas s’y résoudre.  On pourrait d’ailleurs en dire autant de tous les philosophes de l’antiquité qui sous des formes diverses incitent les humains à chercher l’ataraxie: l’absence de troubles, aussi bien les stoïciens que les épicuriens (mais répétons le avec des sagesses différentes). L’humain, au contraire cherche le trouble, il lui FAUT du trouble, de la guerre, de l’amour déchiré, romantique, du risque, de la conversation, de la chasse, de la lutte (bref il lui faut Netflix et l’assemblée nationale française en ce moment…je plaisante!!!)


            c) Désir mimétique (René Girard) et mode d'existence inauthentique)

Mais il se produit alors un blanc: Ce n’est pas qu’ils n’aient un instinct qui leur fait connaitre que la vraie béatitude... La vanité, le plaisir de la montrer aux autres.

C’est fascinant: nous assistons à la pensée de Pascal se déroulant presque en temps réel. Que la vraie béatitude…Quoi?  Pascal ici se trouve en face de ce qu’il nie depuis le départ, tout en l’affirmant : « la vraie béatitude se trouve dans le repos et la solitude ». Donc les humains ont bel et bien un instinct, une intuition VRAIE.  Il faut bien qu’ils sachent que le vrai bonheur « serait là » mais qu’ils ne parviendront pas à tenir le coup et donc qu’ils se divertissent. A la source même de ces divertissements qui sont donc à la fois littéralement vains et utiles il faut qu’il y ait une intuition cachée que le bonheur « serait » là: dans la capacité humaine à s’accepter contingent, mortel , hasardeux. 

Et Blaise Pascal écrit alors « bizarrement »: « la vanité, le plaisir de la montrer aux autres. » Ce n’est pas un raccourci d’édition: c’est ce que l’on retrouve des notes de Pascal et en soi, cela n’a pas de sens. Montrer quoi aux autres? La preuve qu’ils ont atteint le but supposé du divertissement: donc le lièvre, l’argent gagné au jeu, mais aussi au travail, le diplôme obtenu, les manifestations extérieures de richesse qui prouvent que la société nous reconnaît, nous récompense pour les bons et loyaux services effectués, les territoires gagnés à la guerre, etc. Quiconque réfléchit ici à ce dont il est question poursuivra de lui-même: finalement c’est tout ce que nous avons coutume d’appeler une vie réussie, sans nous apercevoir que ce ne sont que des attestations de ce que le divertissement a certes été productif, « rentable », mais qu’il n’est pas « le bonheur ».  Les humains ne résistent pas au plaisir de montrer aux autres qu’ils ont réussi à attraper le lièvre de telle sorte que toutes et tous s’engagent dans une espèce de concours débile au sein même du divertissement   qui est déjà en lui-même une compensation par rapport à notre inaptitude structurelle à nous confronter tranquillement à la vérité de notre condition contingente. Ne rions pas: c'est exactement notre vie qui ici est décrite, c'est exactement derrière cela que la quasi totalité des humain.e.s court, et nous même aussi très probablement.

                    Si on a lu le texte déjà dans son entier, on sait qu’en fait à cet instant, dans ces trois points de suspension, Pascal est en train de réaliser l’idée des deux instincts, idée fondamentale parce qu’en fait l’être humain y est décrit comme « coincé » entre deux déceptions: celle d’un repos qui finalement les angoisse et leur donne envie de courir partout et celle de l’agitation qui fatalement, nécessairement les déçoit, qu’ils obtiennent leur supposé but ou pas. Nous ne sommes pas très loin de la célèbre citation de Arthur Schopenhauer (1788 - 1860) : « la vie oscille comme un pendule de droite à gauche, de la souffrance à l’ennui. » alors même que les bases de cet auteur sont radicalement « autres » : extraites de la philosophie indienne et athées plutôt que chrétiennes.  Cette citation qualifie selon Schopenhauer le désir. Et, de fait, il semble qu’il y ait un rapport avec le désir dans le fait que l’humanité, malgré une connaissance confuse de ce que le divertissement ne leur apportera qu’une réponse très superficielle à leur trouble ne résistent pas à la tentation de s’y livrer quand même, de rapporter avec fierté le lièvre, ou l’argent, ou la charge obtenue, ou les signes extérieurs de leur réussite. Mais quel est ce désir? Celui de paraître aux yeux des autres humains comme «  le gagnant » de la vie, étant entendu qu’en faut il y a une compétition dans le divertissement. Il ne s’agit pas seulement de se détourner de la solitude qui nous mettrait en face de notre condition réelle, il est affaire de manifester aux autres dans cette sortie hors de chez soi que l’on a « réussi », même si secrètement on sait bien que l’on a réussi un concours truqué, faux, à côté de la plaque. 

Peut-être commençons nous de réaliser l’importance de ces points de suspension dans la compréhension du mensonge à soi-même. Il nous faut prendre en compte ce désir de paraître aux yeux des autres, sachant qu’il s’agit là d’un thème qui revient souvent sous la plume acéré de pascal pour fustiger la bêtise et l’aveuglement des humains. Notons également que c’est cela que « ceux qui font les philosophes » ne comprennent pas: ils ne réalisent pas à quel point c’est la nature des humains que de se livrer à cette compétition insensée. C’est un peu comme si les humains se galvanisaient autour d’une course dont ils savent pas ailleurs que la récompense, le déroulement, les modalités sont inauthentiques, mais il suffit de regarder autour de nous et peut-être en nous, pour nous rendre compte que cela fonctionne parfaitement et que nous mêmes, nous y sommes inscrits. 

Il peut être utile ici d’approfondir la thèse d’un auteur du 20e siècle qui fait parfaitement écho à ce qui est dit par Pascal de la vanité, du plaisir de montrer aux autres les preuves extérieures de notre « réussite ». Il s’agit de René Girard et de sa théorie sur « le désir mimétique et la violence sacrificielle. » René Girard s’est lui-même décrit comme un Durkeimien Pascalien (Durkheim étant sociologue). La conception anthropologique de René Girard va se révéler d’une très grande utilité pour saisir la raison qui explique que les l’humanité se ment à elle-même. 

C’est très simple: la thèse de René Girard s’appuie sur la triangularité du désir humain. Nous pensons que nous désirons quelque chose ou quelqu’un, mais c’est faux il y a toujours un troisième terme qui ‘insinue et qui détourne cette orientation, c’est « l’autre », ou la société si nous préférons. Je pense désirer cette voiture très chère, mais il se trouve que dans mon quartier plusieurs familles ont cette voiture et ne se lassent pas de la montrer devant leur garage. Je la veux, non pas pour elle-même mais pour montrer aux autres que j'ai socialement réussi et que je peux, moi aussi, m’acheter cette voiture. Peut-être cet exemple ne vous atteint-il pas parce que les voitures ne sont pas votre domaine de prédilection, mais songez alors aux vêtements que vous achetez, au portable dernier cri, à l’ordinateur que vous avez pouvoir montrer à vos amis, ou, pire encore, à la femme superbe, au mannequin dont vous pensez peut-être avoir conquis le coeur (même si en vous même, quand vous vous regardez dans la glace, vous savez bien que votre charme a agi à partir de votre compte en banque). Les publicitaires connaissent bien la part de presque qui va « absurdement » s’attacher à tel ou tel produit, cristalliser tous les désirs et devenir ainsi le « graal » à partir duquel pourra se lancer la compétition du divertissement. 




Qu’est-ce que cela signifie concrètement? Que nous ne désirons jamais un objet, une condition, une personne pour elle-même mais pour ce qu’elle représente aux yeux des autres. Ce que l’on désire, c’est le désir de l’Autre. On veut conquérir cette fille alors même que l’on sait très bien que sa fréquentation nous décevra. On se ment à soi-même en croyant que l’on en est amoureux, mais pourquoi? Parce qu’elle est « la reine du bal », celle que tout le monde regarde et donc nous voulons paraître aux yeux des autres comme celui qui a remporté « la joute », alors même que nous n’éprouvons pour elle pas le moindre sentiment. Ce que nous voulons c’est passer notre vie à susciter autour de nous comme un sillage d’admiration jalouse, de rancoeur et d’envie. Nous nous mentons à nous-même comme à un autre parce qu’en fait l’autre est toujours déjà présent dans notre désir et que nous nous laissons prendre  (volontairement) au jeu de ce désir mimétique.

L’analyse de René Girard ne s’arrête pas là: sa grande puissance d’explication lui vient également du fait qu’il insiste sur la violence que ne peut éviter de provoquer le désir mimétique. Si effectivement se produit cet effet de polarisation autour des mêmes objets, personnes ou conditions, alors nécessairement vont se produire des affrontements. Selon Girard, le désir est fondamentalement mimétique dés son origine. La mimesis (imitation en grec) est le mode d’être du désir humain. La religion apparaît dans l’histoire des humains, comme ce qui va canaliser cette violence chaotique sur un bouc émissaire, sur une personne et c’est tout simplement ce que nous appelons le sacrifice. René Girard explique ainsi le fait que de nombreuses religions dans le monde soient sacrificielles. Elle est une tentative d’organisation de la violence engendrée par le désir mimétique. Une violence mimétique va se convertir et se socialiser en une violence sacrificielle et fédératrice, organisatrice, socialisante. Un individu devient celui qui va concentrer sur sa personne toute la violence des humains au sein d’une communauté. 

Résumons: ce qui nous fascine ici ce sont les trois points de suspension de Pascal entre « vraie béatitude » et « la vanité, le plaisir de la montrer aux autres ». C’est exactement comme si, tout occupé qu’il est à sa démonstration, Pascal réalisait qu’il ne peut pas contourner l’évidence à la lumière de laquelle il est clair que les humains savent bien qu’ils se mentent à eux mêmes, sans quoi ils ne précipiteraient avec tant d’agitation dans le déni du divertissement. Donc ils savent bien ce qu’ils font et après les trois points de suspension Pascal évoque la vanité.  Qu’est ce que cela veut dire? Que quelque chose prend le relais du divertissement, du déni, du mensonge à soi (c’est-à-dire du fait que nous voulons à tout prix éviter la solitude où la vérité de notre contingence se dévoile et se vit). Mais quoi?

Dans ces activités vers lesquelles nous nous précipitons pour éviter cette pensée, une compétition va naître et nous allons vouloir apparaître comme les gagnants. C’est exactement comme si notre orgueil allait agir au coeur même d’une démarche dont par ailleurs, nous savons bien qu’elle est totalement mensongère.  Or c’est ici qu’un parallèle peut s’opérer avec René Girard, philosophe français du 20e siècle qui n’a jamais caché son admiration pour Pascal.  Mais la thèse de Girard va vraiment très loin. Selon lui, le désir est comme « coulé » dans l’inauthenticité. Nous ne désirons jamais vraiment l’objet du désir mais juste le fait qu’il soit désiré par l’Autre. Ce que l’on désire, c’est gagner cet objet non pas pour ce qu’il est mais pour apparaître aux yeux des autres comme celui qu’il l’a obtenu. Il suffit de rajouter à l’image de la chasse que Pascal utilise beaucoup le plaisir de montrer aux autres chasseurs que l’on a gagné le lièvre. Finalement Girard complète le tableau pascalien. Pourquoi les humains ne répondent pas qu’ils savent très bien que c’est la chasse et pas le lièvre qu’ils désirent? Parce qu’ils ne le savent pas dit Pascal étant entendu que leur nature est corrompue. Mais Girard répond autre chose, peut-être de plus crédible: parce que l’on gagne la considération des autres et que l’on suscite leur jalousie quand on arrive à avoir le lièvre. Ce qui est vraiment commun à ces deux auteurs, c’est l’aveuglement des êtres humains, aveuglement « conscient », volontaire, mais là où Pascal va chercher une cause fondée sur le religion et sur le péché, René Girard évoque le désir mimétique. Les deux auteurs se rejoignent finalement sur la notion de « vanité », notion à peine citée par Pascal mais totalement mise en valeur par Girard. Il y a une bonne dose d’amour propre et de vanité dans le fait de vouloir gagner une compétition que l’on sait par ailleurs vaine.




Finalement Pascal ne sait pas top où situer la lucidité. Il en existe une qui réside dans le fait de connaître sa condition contingente mais l’être humain la fuit. Il en existe donc une autre qui réside dans la conscience que nous cherchons le divertissement, mais finalement l’être humain n’en est pas vraiment capable non plus car il ne se connaît pas lui-même. Mais alors l’être humain serait vraiment « heureux » dans le divertissement. Il y aurait ici une forme de « logique » à peu prés stable qui pourrait remettre en cause l’idée essentielle: l’absurdité du comportement de l’être humain. 

Nous avons alors l’impression que Pascal (qui réfléchit en même temps qu’il écrit - Ce point est vraiment crucial: « les pensées » nous font rentrer dans l’ouvrage même de ce que penser est pour Pascal, de ce que c’est en train de faire, de produire. Cela participe vraiment à la beauté de cette oeuvre) est en train de se rapprocher d’une sorte de conclusion qui est aussi une forme de synthèse. Or cette synthèse dans son ambiguïté résume toute la difficulté du mensonge à soi.  Les humains sont dans le déni de leur condition contingente. Etre en repos signifie pour eux laisser remonter à la surface de leur existence présente le néant de leur présence sur terre, de leur vie. C’est insupportable, d’où la nécessité de se divertir par le travail, par le loisir, par tout ce qui peut nous occuper l’esprit de telle sorte que la vérité qui s’y trouve ne soit jamais affrontée, prise en conscience, réalisée.  L’être humain parce qu’il ne peut pas s’accepter et il ne le peut tout simplement parce qu’il est « inacceptable » de se voir tel que l’on est, c’est-à-dire sans but, ni raison, ni assurance de survivre, hasardeux, contingent. 

Il n’existe donc pas de bonheur humain sans divertissement, mais en même temps, s’il n’est de bonheur que dans le détournement de sa condition vraie, cela signifie que tout bonheur est faux. Or il reste en l’être humain cet instinct secret, vestige de « sa première nature » , mais de quoi parle-t-il ici? D’un souvenir vraiment improbable de ce que l’humain était avant qu’Adam et Eve ne mange le fruit, à savoir intégralement heureux. Evidemment il y ici un problème de logique: Adam et Eve pouvait en effet manger les fruits de l’arbre de vie et rester au paradis mais « sans le savoir » puisque le fruit de l’arbre de la connaissance du bien et du mal était interdit (et que ce fruit est a conscience). Pascal prétend ici (et il semble vraiment difficile de soutenir que Pascal puisse faire une erreur de logique compte tenu de son activité de mathématicien…mais vraiment!!!). Il effleure la notion d’inconscient. Il ne peut pas ne pas rester à Eve ni à Adam, une sorte de souvenir très confus de la perfection qu’ils ont abandonnée. 

Ainsi la boucle est bouclée et tout s’explique. Il s’agit bien d’une boucle, d’une sorte de condition malheureuse infernale dont l’être humain ne peut en aucune façon sortir: nous ne pouvons nous réjouir de la solitude parce que la pensée de notre inconsistance métaphysique surgit donc nous nous divertissons mais en même temps 1) ces divertissements ne sont pas sans dommages, sans accidents et 2) il nous reste une intuition confuse de ce que le bonheur vrai ne peut résider dans cette agitation. Nous tendons alors au repos par l’agitation mais nous ne pouvons y demeurer une fois que nous l’avons obtenu. Nous passons notre existence à fuir une situation dont nous savons par ailleurs qu’elle assurerait notre bonheur si nous pouvions la soutenir: le repos. Mais nous ne le pouvons pas, nous sommes rejetés ainsi continuellement hors de nous-mêmes par nous-mêmes pour tendre vers des divertissements qui ne sont rien de plus que des moyens de s’oublier. 

Synthèse:  Pascal décrit le divertissement comme le principal moyen par lequel les hommes refusent de penser à leur condition réelle, marquée par la misère et la mort. Il en fait un procédé d’auto-illusion, où l’esprit s’expose à des distractions pour échapper à la grande vérité existentielle. Il écrit ainsi :

« L’homme se découvre une infinie misère, et rejeté de lui-même, il cherche à se rassurer en fuyant cette pensée. Le divertissement est un moyen naturel et passif pour détourner l’esprit de ses vrais tourments. » (frag. Divertissement n°4) .

Ce divertissement, concrètement, prend les formes de jeux, plaisirs, passions, et autres occupations (métier)  qui mobilisent l’attention pour empêcher la pensée du malheur profond, notamment l’inéluctabilité de la mort et la contingence de la vie humaine.

La question du mensonge à soi-même est au cœur de ce phénomène. Pascal ne le dit pas explicitement dans ces mots, mais la démonstration va de soi : si l’homme se détourne de la vérité essentielle par des divertissements, c’est qu’il détourne sa propre conscience de ce qu’elle sait intimement vrai. Cet auto-mensonge n’est pas pure hypocrisie, mais plutôt une répétition de mécanismes psychologiques où l’homme préfère un plaisir ou un passe-temps illusoire pour ne pas faire face à l’angoisse existentielle. Il s’aveugle ainsi, se cachant la vérité de la mort et de la finitude.

La dernière étape du raisonnement pascalien est de souligner que cette fuite et ce mensonge à soi-même ne peuvent être surmontés que par la foi en Dieu. La prise de conscience de sa misère appelle une réponse ultime qui n’est autre que la foi. S’en remettre à Dieu c’est rompre le cercle vicieux du divertissement et de l’auto-mensonge, s’ouvrir à la vérité pleine de la condition humaine et trouver la rédemption.  Le divertissement chez Pascal est une preuve irréfutable que l’homme peut se mentir à lui-même, en détournant volontairement son esprit des vérités ultimes sur sa condition misérable et mortelle. Cet auto-mensonge implique une fuite existentielle profonde.

Comment cette fuite existentielle a-t-elle pu devenir un mode de vie « a human Way of life »? Grâce à René Girard nous pouvons répondre à cette question: « par le désir mimétique ». L’animal humain est cette créature étrange qui passe sa vie à courir après des produits de consommation qu’ils ne recherchent pas pour eux-même mais grâce auquel il jouira auprès de ses semblables et de ses proches d’une image de pratique avantageuse. Que chacune et chacun de nous regarde autour de lui et il ou elle verra de ses yeux ce spectacle là, tout ceci, au final, pour refuser de se confronter à cette condition qui est la notre et pour ne pas être en mesure de la vivre en elle-même pour elle-même dans le repos de sa solitude. 




Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire