Imaginons la situation suivante : nous connaissons un couple heureux, mais voilà qu’un jour nous avons la preuve irréfutable de l’infidélité du mari. La question se pose alors à nous de savoir s’il vaut mieux « dire la vérité » à l’épouse ou garder cela pour soi pour ne pas faire d’histoires ou pour ne pas entraîner dans la vie de cette femme, avec laquelle nous sommes amis, un drame, une dépression. On peut imaginer toutes les variantes possibles dans la gestion de cette situation mais le fond du problème n’est pas là. Il se situe plutôt dans la question de savoir s’il suffit qu’une information soit vraie pour qu’il soit « automatique » qu’on la révèle. Y-a-t-il déjà en soi, dans la vérité d’un fait toutes les conditions nécessaires et suffisantes à sa divulgation ?
On imagine mal Galilée gardant pour lui la vérité de l’Héliocentrisme, mais sommes-nous sûrs que parmi les membres du tribunal du saint office qui l’a condamné, il n’y en ait pas quelques-uns qui ont parfaitement pressenti la justesse des thèses avancées par l’astronome mais qu’ils les ont jugées moins fausses qu’ « impubliables ». Les peuples d’Europe avaient-ils les oreilles pour entendre une vérité si révolutionnaire ? Considérer que toute vérité est bonne à dire revient à faire primer le critère de l’exactitude « pure », absolue, sur celui de la réceptivité émotive ou sensible, voire de la capacité de réalisation intellectuelle du ou des destinataires du message. Comment pourrions-nous faire entendre une vérité à quelqu’un si nous ne préparons pas d’abord le terrain, si nous n’essayons pas préalablement de gagner sa confiance ?
Mais, en même temps, nous acceptons alors de soumettre « la vérité à condition », celle des circonstances idéales de l’écoute juste. La personne devient alors ouverte, disponible à l’égard de vérités qu’elle peut entendre. Or qu’est-ce qu’une vérité qui ne peut être énoncée comme telle que dans la bouche d’une personne qui, parce qu’elle aura réussi à se mettre dans les situations adéquates, sera seule habilitée à la dire ? Qu’est-ce qu’une vérité contrainte d’attendre les conditions favorables de sa reconnaissance comme vérité ? Si une vérité ne peut être reconnue comme telle qu’à certains moments, dans certaines circonstances très précises, cela suppose qu’elle ne détient pas par elle-même ce fond de justesse irréfutable et perpétuel, cette constance « inusable » qui constitue le propre d’une vérité.
Il y a, en effet, quelque chose de contraire à la notion même de « vérité » dans l’attitude qui consiste à attendre et à favoriser le bon moment de sa divulgation, c’est le fait qu’en un sens, le terrain de la vérité est toujours déjà préparé, c’est-à-dire que le caractère indiscutable de son admission comme vérité est justement ce qui fait d’elle une vérité. Nous n’avons pas à attendre la bonne occasion de dire la vérité parce que la vérité est toujours déjà attendue, il n’y a qu’elle que nous attendons, ou, en d’autres termes, ce qui fait d’elle une vérité c’est sa capacité à forcer les éventuels barrages de l’écoute, à s’imposer. Saisir le moment de dire la vérité, c’est se résoudre à ne dire que la vérité d’un moment, l’instant opportun de la convenance entre une nouvelle et l’aptitude à « l’encaisser » du destinataire. Cela signifierait donc que ce qui fait d’elle une vérité, c’est la capacité personnelle de « contenance » de l’auditeur, capacité subjective, variable, changeante. Dans cette perspective, nous n’attendrions jamais des autres autre chose que des vérités compatibles avec notre capacité nécessairement limitée de les admettre. Un croyant ne pourrait entendre que des vérités de croyant, un athée que des vérités d’athée, un homme de droite que des vérités de droite, etc. Chacun de nous ne progresserait qu’au gré de la ligne droite délimitée par ses ornières comme ces chevaux de trait dont on attend les sillons réguliers du labourage. Cela reviendrait à valider cette représentation d’une société au sein de laquelle ne circulent et ne se contredisent que des croyances.
Nous avons tous tendance, en effet, à interpréter les faits en fonction de nos choix, de nos opinions, de nos façons de penser ou de ce qu’il nous plait de penser. Nous ne demandons rien d’autre aux évènements que de nous conforter dans nos croyances et nous nous arrangeons pour qu’en effet ils le fassent. Cela veut dire que nous ne nous confrontons jamais au réel pur mais toujours armé d’un certain bagage idéologique, d’une certaine représentation du monde, laquelle n’attend que d’être confirmée par une certaine lecture des faits. Informer brutalement une femme de l’infidélité de son mari, c’est lui donner l’occasion de sentir ce point de faille, cette ligne de frontière qui existe pour tout un chacun dans le monde entre ce qui existe et ce que nous vivons comme existant. Cette épouse mène une vie de couple heureuse et nous la confrontons à la réalité stricte, irréfutable d’une relation fausse, pourrie par le mensonge. Nous lui révélons l’existence d’un monde qui n’est pas tissé du fil de nos croyances, d’évènements purs dont la matière n’est pas celle de nos représentations mentales ni celle du désir de notre inclination à croire ceci plutôt que cela. Nous la faisons sortir d’un rêve étant entendu qu’en un sens, c’est bien par ce penchant que nous nous laissons tenter, celui de nous créer de toute pièce le songe d’une réalité habitable, vivable. Peut-on vivre sans se faire des idées sur ce que nous vivons ? N’y aurait-il pas quelque chose d’inhumain à appliquer cette maxime selon laquelle il est toujours bon de dire la vérité, indépendamment des conséquences ? Il y a « ce qui est » et ce que les limites imposées par une bonne santé mentale modélisent, formatent et adaptent à ce que nous sommes capables de concevoir comme « étant ».
Dans le film des frères Wachowski : Matrix, Morpheus dit à Néo que la plupart des hommes ne sont pas prêts à être débranchés de la matrice, c’est-à-dire qu’ils ne sont pas disposés à revenir à la réalité stricte, brute de leur situation. Quelque chose de nous est prêt à être trompé pourvu que la version virtuelle de l’existence qui nous sera donnée soit « praticable », « viable ». Plutôt qu’une existence réelle impossible à domestiquer, à adoucir, à prévoir, à formater, nous souhaitons une existence mensongère mais vivable, c’est-à-dire programmée. Et c’est à cette programmation que nous nous apprêtons de provoquer un « bug » en révélant à cette épouse que son mari la trompe.
On comprend mieux le sens de « bonne » dans l’intitulé de la question de savoir si toute vérité est bonne à dire : cela veut dire « nécessaire ». N’y aurait-il pas, dans le fait de dire la vérité, la marque d’une nécessité absolue, inconditionnelle, dépassant du cadre de cette autre nécessité qu’est celle de maintenir à flot les conditions de conservation de notre intégrité physique et psychique, de notre identité ?
Dans l’une de ses œuvres : « D’un prétendu droit de mentir par humanité », le philosophe Kant prend un autre exemple. Imaginons que l’un de nos amis arrive chez nous et nous dise qu’une bande d’assassins est à sa recherche pour le tuer. Nous l’accueillons dans notre maison et ses poursuivants sonnent à la porte. Ils nous demandent alors si cet ami est bien ici. Faut-il considérer alors que « toute vérité est bonne à dire ? » L’écrivain français Benjamin Constant évoquant ce cas de figure répond « non » parce que nous ne sommes redevables de quelque chose qu’à ceux qui ont droit à cette chose et ces assassins n’ont, du fait de leur mauvaise intention, pas droit à la vérité. Mais Kant conteste cette prise de position au regard de cette thèse tout à fait compréhensible : défendre que la vérité soit un devoir seulement à l’égard de ceux qui y ont droit revient à faire dépendre la vérité d’une proposition de la personne à qui on la transmet. Les termes de « droit et de devoir » ont un sens « moral » et juridique, ils reviennent finalement toujours à évaluer une attitude ou un acte au regard de la bonne intention de son auteur. Le malfaiteur est défavorablement jugé quand il est certain qu’il a agi délibérément « mal », avec une mauvaise intention. Quand une bonne volonté aboutit à des actes répréhensibles, le jugement moral s’adoucit. En d’autres termes, il ne dépend finalement que de nous d’agir bien, c’est purement et simplement une question de bonne volonté. C’est cette bonne volonté qui donc détermine nos droits. Par contre, je ne saurai pas faire dépendre de la bonne volonté de la personne à qui je parle la vérité des informations que je lui transmets. Cela reviendrait à dire que le critère en fonction duquel une information est vraie ou fausse varie selon la nature de l’intention du destinataire du message. Si un « méchant » me demande le temps qu’il fait, je serai alors en droit de lui mentir, de lui dissimuler une vérité à laquelle, en tant que méchant, il n’a pas « droit ».
La vérité est le rapport de conformité entre une proposition et un fait. Je dis la vérité quand, alors qu’il fait beau, je dis qu’il fait beau. Je suis porté à dire la vérité pas tant à cause de la nature morale de la personne à qui je parle que parce qu’il fait beau. Nous sommes ici confrontés à l’extériorité d’un fait pur : le beau temps, à l’égard duquel la vérité se définit comme stricte conformité. Si je dis à un méchant qu’il pleut alors qu’il fait beau parce qu’il est méchant, je ne fais pas que trahir cette personne mais aussi la définition même de la vérité comme conformité entre une proposition et une réalité. Je ne crois pas que la vérité soit suffisamment « vraie », nécessaire, pour se dégager complètement de l’appréciation sociale de l’intérêt qu’il y a à dire la vérité à quelqu’un dont « on ne sait pas ce qu’il en fera ». Si je soumets le fait de dire la vérité à la condition de savoir ce que le récepteur du message en fera, je pars du principe que l’utilisation d’une vérité est plus importante que la vérité elle-même. Cela reviendrait à instituer une société dans laquelle toute personne n’adresserait aux autres que des messages contenant les informations qu’il aurait intérêt à lui faire croire, et même si cette déformation ne se concevait qu’à l’égard des « méchants » pour sauvegarder les intérêts d’une société bonne, il n’en demeurerait pas moins que la vérité serait complètement bafouée, transformée en autre chose qui serait la notion d’intérêt public. Faire dépendre la révélation de la vérité de l’usage qui en sera fait, c’est d’une part présumer d’un futur qui au sens strict nous échappe parce qu’il n’est pas encore arrivé et d’autre part considérer que la vérité compte moins que les conséquences réelles de sa divulgation, ce qui revient à l’instrumentaliser. Mais une vérité instrumentalisée n’est plus une vérité, elle devient un mensonge arrangeant. Quand on dit quelque chose de vrai seulement quand cela arrange nos affaires, ce n’est plus en tant que vraie qu’elle est transmise, mais en tant que « commode ».
Cette considération est à appliquer par chacun de nous au quotidien de sa vie. La plupart du temps, nous ne disons la vérité que quand « cela nous arrange », quand cela ne prête pas à conséquence et ne contrarie ni nos plans ni nos intérêts ni notre image, mais cela ne veut pas dire que nous disons la vérité de temps en temps, cela signifie que nous ne la disons jamais, parce que nous la soumettons en permanence à un critère qui lui fait perdre pour toujours sa seule signification. Ce n’est jamais dans la vérité que nous vivons mais dans la confusion de tous les « mensonges arrangeants » qui ne cessent de se croiser et d’interagir dans toute vie socialisée. Cela en vient à un tel point que nous qualifierons comme « ayant les pieds sur terre » l’attitude de celui qui ne cessera de dire ce qui arrange ses affaires, comme si « là » une normalité sociale se constituait du fait même de n’avoir plus aucun rapport avec le vrai.
Que chacun de nous s’interroge un minimum sur la teneur des messages qu’ils ne cessent d’échanger avec ses proches et tous les gens qu’ils croisent dans une journée, il se rendra compte que « dire la vérité » n’intervient quasiment jamais dans ses motivations, il s’agit plutôt de séduire, véhiculer une certaine image de soi, entretenir les idées que l’on se fait sur nous, ne pas s’écarter de l’impression générale qui nous a fait accepter dans telle « représentation », dans tel cadre. Nous parlons pour « nous faire des relations », dans tous les sens du terme, et si la vérité est susceptible de brouiller dans l’esprit de nos interlocuteurs la bonne image qu’ils ont de nous, nous n’hésitons pas un seul instant à la trahir, à la déformer.
Evidemment le cas envisagé par Emmanuel Kant peut nous sembler un peu différent, il s’agit de sauver notre ami. Mais le fait que l’écrasante majorité des personnes mentirait en pareille situation doit nous interpeller un peu : n’est-ce pas l’indice du fait que les conséquences humaines de la communication de nos messages l’a toujours emporté, sans discussion, sur l’exigence de leur vérité ? Ici, cette supériorité peut, en plus, se donner les allures d’un altruisme, d’un secourisme, mais ce n’est qu’un trompe-l’œil. Nous ne disons jamais la vérité pour elle-même, une sorte d’automatisme socialisé et inconscient s’insinue toujours dans notre prise de parole, évaluant en un temps record les conséquences immédiates de notre réponse dans l’attitude de l’auditoire et surimposant ainsi, à la révélation brute, naïve et donnée de « ce qui est », l’anticipation de l’effet que la nouvelle va produire dans l’esprit et le comportement du récepteur. Une logique de communication fondée sur votre présupposition des opinions, des intentions, des pouvoirs de votre interlocuteur prend toujours l’ascendant sur une pure logique de conformité exacte à la réalité.
Il faut bien comprendre ce que Kant nous dit ici. Il ne décrit pas ce qu’il ferait lui en tant que personne, il affirme simplement qu’aucune bonne raison ne saurait être avancée pour justifier le mensonge, lequel constitue, toujours et indépendamment des circonstances, une faute, ou plus exactement « une injustice à l’encontre de l’humanité en général ».
En effet, personne ne parle à quelqu’un sans miser si peu que ce soit, sur le fait d’être cru par son auditeur. A quoi servirait-il de parler sans cela ? Quand on dit quelque chose à une personne, on inscrit une parole dans de la matière attentive, « enregistrante », dans une écoute sur laquelle on compte pour être admis « sur parole » précisément. On ne peut envisager d’émission de message sans ce fond d’écoute là. Cela signifie que nous comptons en permanence sur ce que Kant appelle « un devoir en général », à savoir le crédit que toute personne nous fait de dire la vérité. Je ne commettrai pas d’injustice à l’égard de ces meurtriers potentiels en leur mentant mais j’en commettrai une aux yeux de ce devoir général là qui ne doit jamais être fonction des moments ni des personnes. C’est comme si j’annulai en quelques secondes ce fond de confiance prévalant dans tous les rapports entre les hommes et grâce auquel je pars du principe que telle personne à qui je demande mon chemin dans une ville inconnue ne va pas s’amuser à me mentir. Quand on me demande mon nom, je ne vais pas m’en inventer « un », sauf si, justement, j’ai déjà renoncé à toute idée de devoir, de justesse, d’honnêteté et de confiance entre les hommes, auquel cas je suis déjà un ennemi du genre humain.
Nous ne pouvons concevoir d’humanité sans pacte et de pacte sans confiance. Un être humain a du « répondant ». Il est, en tant qu’homme, un vis-à-vis plus fiable qu’un animal ou le temps qu’il fait car ces « interlocuteurs » là ne peuvent me donner des gages sur la teneur de leur attitude future. Ce qui fait l’humanité, c’est cette efficience contractuelle du rapport par quoi je peux me tenir pour dit ce qui est dit, c’est-à-dire « vrai ». Mentir est saper l’existence de ce fondement là, c’est nier l’essence contractuelle de l’espèce humaine.
Mentir c’est détourner le cours de ce qui arrive au bénéfice de vos convenances personnelles. Même si vous mentez avec de bonnes intentions, comme celle de sauver votre ami des griffes d’assassins, vous défaites les termes de la permanence d’un contrat contenant l’exigence absolue de conformité à « ce qui est » au vu de ce que vous prévoyez et prenez sur vous d’éviter mais la situation que votre mensonge va créer deviendra alors entièrement votre fait. Si vous dites que votre ami n’est pas chez vous et qu’en réalité il soit justement en train de sortir par la fenêtre de la cuisine. Si les assassins le retrouvent en dehors et le tuent, votre mensonge sera la cause de sa mort. C’est un argument que Kant utilise et auquel il ne faut pas répondre en critiquant l’utilisation du conditionnel : « si.. » Le philosophe allemand ne veut pas du tout se prêter au petit jeu des anticipations ou des « si.. », il tend au contraire à le faire cesser. Si vous dites la vérité et qu’il meurt, vous n’avez pas nié l’humanité ; rien ne vous empêche d’ailleurs de le défendre, de vous battre, voire de mourir pour empêcher sa mort.
Le propos ici est de définir la vérité comme la condition même de l’humain et de qualifier comme non conforme à ce devoir d’humanité toute soumission de cet impératif à des intérêts, à des situations ou à des préalables. Dire le vrai est la condition minimale requise pour que quelque chose comme l’Humanité voie le jour. L’humanité, c’est le genre commun à tous les hommes et cette nature commune ne peut prendre forme que dans notre aptitude à nous lier les uns aux autres par des pactes, par des traités, des engagements. C’est finalement cela qui est la source du droit : la confiance née du pacte. Mentir, c’est rendre inopérable cette capacité qu’ont les hommes à compter sur les hommes, à miser sur la transmission. C’est comme si tous les hommes ne constituaient qu’un seul homme grâce à cette capacité communicative et « fiable ». Avec le mensonge, l’humanité vole en éclat laissant chaque homme à la vision étroite de son existence individuelle. Toute vérité est donc « bonne à dire » pour elle-même, indépendamment des conséquences, parce que la vérité est un devoir inconditionné sans lequel la notion même d’humanité perd son sens.
Sur le point précis de l’opposition entre Benjamin Constant et Emmanuel Kant, il ne semble pas que le philosophe allemand ait tort : il est impossible de défendre l’idée que certains n’auraient pas « droit » à la vérité. La seule possibilité d’émettre un argument sérieux contre lui réside dans cette notion d’humanité. L’un des points essentiel de sa démonstration consiste en effet à opposer à la sensiblerie niaise d’une conception de l’humanité supposant qu’on est humain dés que l’on fléchit sur la rigueur de son devoir, une vision formelle, universelle, objective. C’est justement pour l’humanité qu’on ne peut pas mentir, pour que l’humanité tienne et « fasse bloc », pour qu’elle puisse se constituer sur la base d’échanges non falsifiés. Finalement Kant réfute l’idée que la vérité puisse dépendre de l’intérêt particulier qu’on a à la dire et finalement aussi de l’intérêt public du moment parce que serait trahir la parole au sens strict : « trahir la notion même de parole », mais va-t-il assez loin dans cette voie ? Ne réfute-t-il pas un intérêt au nom d’un autre intérêt plus étendu mais néanmoins « limité » et moins absolu, inconditionnel, qu’il semble le penser ? Il s’agirait d’une vérité assez objective pour n’être pas même soumise à la condition de faire l’humanité, une vérité qui « serait » indépendamment de la nécessité de constituer le fond de cette efficience contractuelle sans laquelle l’humanité n’existerait plus, vérité brute d’un univers « donné », ici et maintenant. Kant décrit rigoureusement et de façon aussi juste qu’implacable les conditions nécessaires à ce qu’une vérité humaine soit, et l’on pourrait dire, sans jeu de mots qu’il décrit le mouvement d’implication réciproque par lequel la vérité humaine participe à l’évidence d’une humanité vraie et inversement, mais qu’une vérité humaine reste une vérité arbitraire au regard d’une pure vérité factuelle, c’est ce qu’il n’envisage pas.
Il convient bien de préciser que cette notion de vérité factuelle va, en effet, à l’encontre de la définition la plus classique et la plus reconnue de la vérité qui la caractérise comme le rapport de convenance entre ce qui est et ce qui est « posé » ou « dit ». Il s’agit plutôt d’une vérité qui consiste dans la seule « réalité » et qui donc ne s’applique pas à des jugements, à des propositions, à du discours. Est vrai ce qui est réel « avant » que j’en dise quoi que ce soit. C’est exactement de cette conception de la vérité que parle Nietzsche : « Quand je donne la définition du mammifère et que je déclare, après avoir examiné un chameau : « voici un mammifère », une vérité a certes été mise à jour, mais elle est néanmoins de valeur limitée, je veux dire qu’elle est entièrement de valeur anthropomorphique (tendance de l’homme à tout ramener à lui-même) et qu’elle ne contient pas un seul point qui soit « vrai en soi », réel et valable universellement, abstraction faite de l’homme. Celui qui cherche de telles vérités ne cherche au fond que la métamorphose du monde en les hommes, il aspire à une compréhension du monde en tant que chose humaine et obtient dans le meilleur des cas, le sentiment d’une assimilation. »
On perçoit bien que Nietzsche et Kant ne donnent pas du tout le même sens au terme « universel ». Pour Kant est universel ce qui peut être dit, jugé ou pensé par tout homme, en tout lieu, en tout temps. Pour Nietzsche, ce terme désigne le fait indiscutable d’être au monde. Il existe une vérité du chameau qui ne consiste pas du tout dans le fait d’être un mammifère, ni d’être baptisé par l’homme « chameau ». Cette vérité, c’est qu’il existe, et c’est tout. La question de savoir « en tant que quoi il existe » est déjà une question d’homme, donc suspecte au regard de cette vérité « pure », laquelle réside dans le simple fait d’être. C’est une vérité de la situation qui ne vient aucunement de la capacité qu’a l’homme de la restituer objectivement par des mots, mais plutôt du fait « d’être en effet », d’être existante. Vrai signifie alors « qui existe » alors que, par ce terme, Kant entend finalement « cette interprétation humaine des faits sur laquelle les hommes ne peuvent que s’entendre, vérité « dite » ». C’est la raison pour laquelle, selon Kant, toute vérité est bonne à dire parce qu’il n’y a de vérité qu’à partir d’un « dire humain », laquelle fonde la base d’une confiance mutuelle, d’un fond d’échange, d’un « croire sur parole » grâce à quoi un genre spécifiquement humain peut s‘édifier alors que Nietzsche décrit ici une vérité existant toujours avant d’être dite et seulement là parce qu’après, elle sera dénaturée en interprétation humaine.
Autrement dit, Kant va aussi loin que l’on peut aller dans les exigences imposées aux hommes de constituer une vérité « fédératrice », sur le fond de laquelle les hommes ne peuvent que s’entendre. Quand on réfléchit, on réalise que le menteur joue précisément d’une donnée évidente et première du genre humain, notre aptitude au témoignage, au double sens du « rapport » (le lien et le fait de rendre compte d’un fait), au dialogue, à la responsabilité (ce mot vient du latin « responsa » qui signifie répondre). C’est en ce sens que l’on peut expliquer cette inclination perpétuelle à la confirmation. Notre voisin nous dit qu’il fait beau et il attend que nous lui disions : « oui ». Cette entente que nous fondons sur des paroles ne rajoute rien au fait qu’il fasse beau mais il instaure une relation humaine de dialogue dans laquelle, en lui répondant, je réponds de lui et réciproquement. Qu’est-ce que cela veut dire : « répondre de lui » ? Je le reconnais comme digne d’être mon semblable, je lui fais place dans la communauté des hommes, j’instaure un rapport d’égal à égal et si « cela va sans dire », c’est justement à partir de l’évidence de cette base qu’on peut « dire », et seulement là. En falsifiant le rapport de conformité à la chose dont on parle, le menteur détruit ce lien d’homme à homme. Il n’y a plus dés lors aucun sens à parler car cela ne construit plus rien, ne va nulle part. Pouvoir faire l’humanité sur la base de la constatation commune qu’il fait beau suppose, en effet, la communauté de traduction entre une réalité donnée : le soleil et les termes d’un commentaire. On comprend ainsi tout ce que le fait de dire la vérité suppose de dimension morale. Pensons à ces personnes âgées qui vivent seules et viennent moins chercher du pain dans une boulangerie qu’un dialogue, une reconnaissance d’humain à humain, une conversation. Il s’agit pour elle de restaurer la force d’un lien social que la solitude atténue peu à peu. Parler, c’est installer de « l’humain » comme un climat, une atmosphère, c’est forcément « dans cela » qu’on parle et c’est aussi ce qu’on fait arriver en parlant. Défaire une maille de ce réseau, c’est faire s‘écrouler la totalité de l’ouvrage. Nous ne pouvons pas remettre à plus tard le temps d’être homme au milieu des hommes, fussent-ils des assassins, des voleurs, des profiteurs. Kant essaie de montrer que Benjamin Constant qualifie d’humaine une conduite qui est justement tout le contraire. Il y a quelque chose du fait de mentir à des assassins qui va tout à fait dans leur sens, qui se soumet au leitmotiv de leur action destructrice. Ils brisent le pacte et nous leur disons : « d’accord ». C’est ça le mensonge.
Cependant c’est justement dans la compréhension voire l’acceptation de l’argumentation de Kant que se situe la possibilité de son dépassement par Nietzsche, car Kant, tout en s’opposant avec autant de justesse à l’attitude consistant à se détourner de la vérité au profit de son intérêt personnel ou de l’intérêt du moment ne conduit pas jusqu’à son terme le mouvement de dire la vérité pour la vérité. La vérité est le prétexte sur lequel le dire installe une communauté de parole. On atteint le fond de cette définition : « est vrai ce qui peut être dit de tout le monde, en tout lieu et en tout temps ». L’intérêt du vrai est donc de créer une totalité d’hommes, de lieu et de temps. Mais on comprend alors tout le sens de la phrase de Nietzsche : « La vérité est un mensonge dont on a oublié qu’il en est un » Il n’est question fondamentalement pour les hommes que de s’entendre sur le dos d’une réalité dont ils produisent un commentaire, un rapport, une « version » et il leur importe davantage que cette version soit commune plutôt qu’elle soit vraiment conforme à la réalité stricte de ce qui est. D’ailleurs si les hommes allaient au bout de ce mouvement de restitution du vrai, ils percevraient l’inefficacité du langage, lequel traduit en mots communs des données toujours nouvelles et particulières. Toute vérité est peut-être bonne à dire mais si c’est de vérité pure dont il est question, il faut se garder du mensonge allant de pair avec le fait de la dire.
Ce n’est plus du tout de la possibilité de parler pour dire éventuellement le faux dont il est question maintenant mais de la réalisation de cette évidence qu’il est toujours faux de parler. On parle peut-être toujours pour ne pas vivre la vérité. Quand un amoureux déclare sa flamme, il cède sous la force de la vérité d’un ressenti à la hauteur de laquelle il ne parvient pas à demeurer. Il faut qu’il le dise, c’est-à-dire il faut qu’il mente, il faut qu’il fasse comme s’il croyait que cela peut se communiquer, se dire avec des mots déjà bien connus, banalisés, murmurés par tous les amoureux du genre humain qui créent ainsi la communauté « bêlante » du troupeau des amoureux humains. Se pourrait-il que l’humanité vive sous le coup de ce mensonge généralisé ? Nous vivons sans cesse des ressentis nouveaux dont la force inédite et décuplée nous effraie suffisamment pour que nous nous la dissimulions à nous-mêmes en la masquant sous l’apparence de symboles communs qui dénaturent et réduisent leur intensité à des expériences communes par le biais des expressions communes. Nous avons tellement réussi que nous nous ennuyons à mourir en ne percevant plus du réel que la routine installée par des mots. Quiconque parvient à dépasser le mur des mots est fasciné par la richesse d’une réalité muette, fluctuante, variable, bigarrée et inlassablement créatrice. C’est précisément dans ce dépassement des mots que l’art consiste selon le philosophe français Bergson. L’art, c’est l’expression de cette vérité au bout de laquelle Kant lui-même n’est pas allé pour avoir voulu créer le système clos d’un « collectif humain ».
Un fait quotidien peut confirmer l’existence de cette vérité intraduisible en mots, c’est le silence. Quand nous sommes face à une personne silencieuse, nous sommes mal à l’aise parce que, comme Kant nous le fait comprendre, nous ne sommes plus mis en situation de répondre à quelqu’un, de répondre de lui, d’attendre qu’il réponde de nous. Nous ne sommes plus en train d’installer du climat humain. Les choses retombent sur elle-même, sur le fait brut de leur plasticité comme un soufflet. Mais nous pouvons considérer dans une perspective plus proche de la pensée de Nietzsche que c’est aussi toute la texture exacte d’un pur moment de vérité donnée qui nous gêne et nous embarrasse. C’est comme un scandale dont il nous faut faire taire le mouvement de réalisation en parlant, en disant n’importe quoi pourvu que cet espace de vérité soit comblé, trahi, détruit et que le mensonge des « ça va ? Bien et toi ? » reprenne le dessus. « Ouf ! Il s’en est fallu d’un poil que nous vivions vraiment ».
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