L’attention portée au « devenir autre objet de l’objet » inverse le rapport de l’homme aux choses. Ce ne sont plus les objets qui naissent « tout faits » du génie créateur des hommes, ce sont les hommes qui s’intercalent dans les variations eco-systémiques des éléments et les propriétés naturelles des matières premières. Ce n’est plus vraiment dans son esprit qu’il s’agit pour le designer de chercher la bonne idée mais plutôt dans l’écoute attentive, aguerrie de ce que peuvent les forces. L’un des terrains de recherche les plus intéressants sous cet angle est constitué, d’une part, par l’ethnologie, l’étude des peuples, principalement ceux que certains ont tendance à considérer comme les moins civilisés, et, d’autre part, par l’éthologie, l’étude du comportement des animaux.
En prêtant attention à cette usine de retraitement cyclique de produits infinis qui s’appelle la nature sur le fond de laquelle jusque là nous bâtissions de toutes pièces le mirage hallucinant de produits finis voire jetables (le cycle de vie, c’est la conscience enfin avérée de l’irréalité du jetable), notre appréciation des sociétés dites avancées se transforme, voire s’inverse. Les modes de vie des sociétés tribales que la foi en notre fausse « supériorité occidentale » avait tendance à considérer comme arriérées deviennent les plus modernes, et, en un tout autre sens du mot « technique », les plus technologiquement performantes. Mais quel est ce « nouveau » sens d’une « nouvelle technologie » ?
Peut-être convient-il de rappeler en premier lieu que l’art est né du mot grec « techné ». Le philosophe Michel Foucault a passé les dernières années de sa vie à réfléchir au concept de « techné tou biou » « art de vivre ». Que deviendrait la technologie si nous n’attendions plus d’elle qu’elle nous fasse passer de l’Ipad 1 à l’Ipad 2 mais qu’elle s’assume en un tout autre sens qui serait celui de son assimilation à des «techniques d’existence », qu’elle nous fasse peu à peu rentrer dans la complexité de tout ce qu’exister suppose de rouages, de finesses, d’agencement, de composantes. Nous n’envisageons pas un seul instant la possibilité qu’il ait fallu à l’enfant sauvage concevoir une quantité incroyable de stratagèmes, de tactiques, d’approches de solidarités élémentaires pour simplement « exister ». Vivre dans un trou de terre est trop misérablement connoté pour que nous réalisions toute la justesse de cet habitat dans son exploitation de la force géothermique.
Mais ce n’est pas là le sens que donne Foucault à la « techné tou biou ». il désigne plutôt une « stylistique de l’existence ». Etre est affaire de style. Exister : ça se travaille. Rien n’est tout fait. Tout est à faire et principalement nous-mêmes. Etre humain devient une matière souple, ductile, un peu comme une mousse à mémoire de formes. Et même si Foucault ne s’est intéressé à ce concept qu’au regard de son évolution historique, ou plutôt dans son rapport à une généalogie d’être soi, rien ne nous empêche de porter à cette infinie malléabilité de la « matière humaine » un autre type d’intérêt marqué par l’empreinte imposée à l’homme par « un devenir autre objet de l’objet » forcément marqué par ce devenir propre des forces et des éléments que nous avons déjà évoqué. La voie dont Foucault ouvre le pas est celle d’une technologie intime, aucunement soucieuse de s’extravertir. Il n’est pas question d’accroître son pouvoir par la technique mais plutôt de se sentir consister dans une certaine façon d’être, dans les fluctuations de techniques d’existence multiples qui décident de nous davantage que nous ne décidons d’elles. Et si l’homme ne pesait pas davantage sur la nature qu’au titre d’aiguilleur de mutations des devenirs propres de ses matières premières ?
Foucault a suffisamment mis à mal la notion de sujet humain, de personne préconstituée pour que nous orientions son travail en un sens qui serait plutôt celui des travaux de Gilles Deleuze et de ses devenirs élémentaires ou devenirs animaux. A partir du moment où l’homme fait moins advenir une chose qu’il ne module les devenirs cycliques des matières premières, la notion de destination finale et humanisée de l’objet perd de son importance au bénéfice d’une zone d’indistinction dans laquelle il est offert à l’homme de cesser de se concevoir comme un constructeur mais comme une « donnée variable » d’un univers « donné » constitué d’éléments donnés et « mutants ». Cela signifie qu’un homme n’habite plus une maison avec une ossature bois comme maison mais comme devenir maison du bois, c’est-à-dire d’une matière première dotée de la puissance d’autres « devenirs », prise de conscience par laquelle s’ouvre non seulement la piste d’un travail de recherche dans lequel le bois cesse d’avoir des « propriétés » exploitables pour manifester des solidarités avec « la matière humaine » mais aussi par quoi l’homme se voit ramené à l’évidence de cette condition d’avoir son chemin à faire parmi les choses et de prendre corps dans le sillon de toutes les connexions qu’il va tisser avec les corps des choses. Peut-être n’est-il pas complètement stupide d’envisager la possibilité que l’attention portée au cycle de vie de l’objet transforme le rapport de l’homme à l’objet en une fascinante alchimie pour laquelle il ne serait plus question que de faire couler le métal en fusion de « l’être chose » de toutes les choses. Revenir au pur trouble de la présence mondaine, effective, à ces étonnements d’enfants devant la douceur de la ouate, la rugosité de la pierre, la chaleur de la terre. Etre « tout chose » non seulement de se sentir chose au milieu des choses mais de s’intégrer ainsi à la puissance presque muette de leurs devenirs.
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