"En tant qu'objet présent dans le temps et l'espace du monde, je m'offre aux appréciations d'autrui (...) Etre regardé, c'est se saisir comme objet inconnu d'appréciations inconnaissables, en particulier d'appréciations de valeur. Mais précisément, en même temps que, par la honte et la fierté, je reconnais le bien-fondé de ces appréciations, je ne cesse pas de les prendre pour ce qu'elles sont: un dépassement libre du donné vers des possibilités. Un jugement est l'acte transcendantal (1) d'un être libre. Ainsi être vu me constitue comme un être sans défense pour une liberté qui n'est pas ma liberté. C'est en ce sens que nous pouvons nous considérer comme des "esclaves", en tant que nous apparaissons à autrui. Mais cet esclavage n'est pas le résultat -historique et susceptible d'être surmonté - d'une vie à la forme abstraite de la conscience. Je suis esclave dans la mesure où je suis dépendant dans mon être au sein d'une liberté qui n'est pas la mienne et qui est la condition même de mon être. En tant que je suis objet de valeurs qui viennent me qualifier sans que je puisse agir sur cette qualification, ni même la connaître, je suis en esclavage. Du même coup, en tant que je suis l'instrument de possibilités qui ne sont pas mes possibilités, dont je ne fais qu'entrevoir la pure présence par delà mon être, et qui nient ma transcendance pour me constituer comme moyen vers des fins que j'ignore, je suis en danger. Et ce danger n'est pas un accident mais la structure permanente de mon être-pour-autrui."
(1) Transcendantal: émis par une instance supérieure
Quelques phrases de commentaire: Jean-Paul Sartre insiste beaucoup ici sur la nature fondamentalement dangereuse et nécessairement complexée de notre relation avec l'autre, avec tout autre, indépendamment du lien que nous entretenons avec lui. Etre dans la durée et la visibilité du monde, être "là maintenant" implique que nous nous y manifestions avec, en un sens, la même réalité plastique que celle des objets (c'est bien là dessus que jouent tous les films de science-fiction comme "Blade runner" ou "clones", à savoir la confusion toujours possible entre un homme et sa réplique). Etre regardé par quelqu'un c'est passer de la possibilité d'être visible à la réalité d'être vu. On s'offre donc à un regard qui est animé par une conscience, laquelle présuppose un jugement. Quand nous sommes fiers et honteux, nous nous dédoublons, nous envisageons nos actions avec le regard qu'un autre a, ou pourrait avoir, de telle sorte que nous laissons ce regard s'entremettre entre nous et nous-même. il suffit de penser à tous les instants pendant lesquels nous ressentons ces sentiments là pour juger de la permanence de cette insinuation de l'autre dans le fait de notre propre appréciation pour se faire une idée du climat dans lequel nous vivons. Quand nous tenons un journal intime, quel besoin avons-nous de donner à nos impressions de la journée la forme extérieure d'une écriture, lisible, ne serait-ce que par cet autre regard que "je" peux porter sur moi-même. Dans son livre "le gai savoir", le philosophe allemand Nietzsche affirme que c'est à force de vivre avec les autres que nous sommes devenus conscients. La nécessité d'exprimer aux autres nos ressentis nous aurait amenés à devenir à nous même un autre, et de ce processus de dédoublement serait née la conscience puisque qu'être conscient suppose toujours l'acte de se voir, de se rendre compte, de se mettre à distance de soi-même.
Mais sartre n'envisage ici que le rapport à l'autre personne. Etre exposé au jugement d'Autrui, c'est avoir à produire une prestation devant un être auquel implicitement vous reconnaissez le droit de l'évaluer. Nous évoluons ainsi constamment devant les regards de "hautes autorités"auxquelles nous donnons le titre d' "arbitres des élégances". Eux savent comment ils faut parler, bouger, s'habiller, se tenir, etc. En tant qu'objet de jugement, nous sommes prisonniers et nous reconnaissons que nous le sommes. On pourrait dire que chacun de nous est seul à n'être pas libre au milieu des autres êtres humains libres. Dans "le Procès" de Kafka, le personnage principal "K" ne remet jamais en cause son statut d'inculpé. Il n'y a même pas besoin de savoir de quoi parce que cette obligation d'avoir à donner les preuves de son innocence constitue le fond structurel de tout rapport à autrui. C'est sur la base d'une culpabilité première que notre "être pour autrui" se constitue. Quoi que je fasse, c'est nécessairement sur le fond de mon consentement à l'assignation de la nature de mon geste à la qualification de mon être que je le ferai. Vivre en société revient donc à passer par une succession interminable de petites procédures pour lesquelles nous sommes toujours en attente de la sentence du jugement. Et ce jugement ne suffira jamais à me caser une fois pour toutes dans le rang des "coupables " ou "non coupables" parce que toute action relance incessamment une nouvelle procédure. Nous sommes toujours visés par la machine folle d'un ministère public qui ne cesserait jamais de faire appel d'un premier jugement trop indulgent. Ainsi la vulnérabilité est la condition donnée de tout être humain vivant en société. Nous ne pouvons nous construire que sur le fond de cette fragilité originelle et ineffaçable. Après tout cette culpabilité nous est déjà décrite dans la Genèse de l'ancien testament puisque le récit décrit comment et pourquoi l'humanité est toujours déjà fautive.
Tout ceci justifie le terme d'"esclave" qui revient à plusieurs reprises. Je suis esclave parce qu'en étant vu, je ne peux rien aux yeux de quelqu'un qui, à mon égard, "peut tout".
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire