dimanche 18 septembre 2011

Eco-triporteur

 Eco triporteur – Street Marketing

Le concept est celui d’un support publicitaire mobile, écologique et interactif. L’effet de pollution visuelle du placard « incitatif » est court-circuité par l’humilité du triporteur qui d’une certaine façon vient à vous plutôt que de vous attirer vers lui. Ce qui caractérise la notion même de publicité, c’est, quoi qu’on en dise, l’infatuation. Une marque vante son produit. L’affiche peut contenir des arguments mais on sait bien qu’elle fonctionne plutôt sur des accroches visuelles, du « tape-à-l’œil ». Cette dernière expression est intéressante quand on la prend littéralement dans son acception agressive : ce qui tape l’œil. L’affiche fixe est placardée, elle trône, elle nous convoque. Nous la regardons en levant les yeux vers elle, comme des sujets leur monarque. Elle occupe un espace important et vise à saturer votre champ de vision. Il s’agit pour elle d’occuper le terrain du visible. Rien de commun avec la publicité triportée qui fait son chemin dans la ville, comme cela existait déjà sur les bus ou avec des supports motorisés mais justement le triporteur est plus lent et toujours empreint d’une image de labeur et de pénibilité.
Il est difficile, en effet, de se détacher complètement du passé colonial du triporteur : le pousse-pousse. Nous pensons tous à ces anglaises avec leur robe en crinoline et leur ombrelle tractées dans des rues populeuses par un autochtone, arc-bouté sur sa machine, gagnant péniblement sa vie en pédalant dans les rues de Pékin. Aussi révolue que soit techniquement, socialement et historiquement cette image du passé, peut-être en reste-t-il toujours dans nos esprits un léger soupçon d’humilité. Après tout, l’efficience de ce conditionnement publicitaire s’appuie tout de même sur une énergie humaine en plein effort. Il y a probablement là un ressort inconscient notable. Aussi payé qu’il soit pour le faire, quelqu’un prend la peine de pédaler pour susciter en vous le désir d’acheter, d’aller au cinéma ou à telle manifestation. En d’autres termes la promotion s’appuie sur de la locomotion alimentée par un effort physique humain en acte, ce qui ne peut pas ne pas contraster avec l’inhumanité de ces zones commerciales péri-urbaines excédée de panneaux flashy qui rivalisent de couleurs et de gigantisme pour attirer vos yeux.
Peut-être y a-t-il ici quelque chose de plus profond à noter concernant la spécificité du travail de conditionnement publicitaire de l’éco-triporteur. L’affiche mise sur l’immédiateté. Il faut faire sensation, générer quasiment une sorte de traumatisme visuel, ébranler du nerf optique. L’éco-triporteur par sa lenteur et sa modalité de diffusion dans le réseau urbain fait son chemin comme on dit d’une idée, en l’occurrence celle d’acheter. Quelque chose de ce mode de locomotion mise donc sur un travail de conditionnement lent par le biais duquel l’idée d’acheter vient progressivement au consommateur. La possibilité d’aller voir tel spectacle ou d’acheter telle marque de dentifrice se répand petit à petit dans la ville en empruntant simplement ses réseaux de la même façon qu’une idée éclot dans la complexité infinie des combinaisons neuronales de notre cerveau. Vous n’êtes pas catalogué par ce mode de publicité comme un acheteur compulsif. L’éco-triporteur suit la piste d’une sorte de modélisation du processus neurologique de la formation de nos idées par le biais du parallélisme entre le tissu urbain et les labyrinthes synaptiques de notre cerveau.
Dans « A la recherche du temps perdu », Marcel Proust utilise, pour décrire le travail de réminiscence qui va permettre au narrateur de faire revenir à la surface du souvenir le bloc d’enfance suscité par la madeleine, l’image de ces fleurs japonaises en papier qui se déplie dans l’eau, autrement dit qui chemine dans des plis. Se déplacer dans une ville, c’est toujours dessiner des figures géométriques plus ou moins compliquées dans un tissu urbain, c’est faire des liens, des nœuds, œuvrer dans la complexité, errer dans un labyrinthe, suivre son petit bonhomme de chemin, c’est nier complètement le « vol d’oiseau », machiner de l’espace.
On pourrait dire que l’affiche placardée induit une sorte de modélisme mental de l’idée fixe, obsessionnelle au contraire de la modalité de promotion mobile qui illustre dans son cheminement la venue à l’esprit « zigzagante, hasardeuse, errante, probabiliste ». Quel est exactement le support de cette promotion visuelle ? Au-delà du caisson d’affichage tracté par le triporteur, il y a le contexte imprévisible de la rencontre urbaine. Vous auriez pu ne pas croiser cette affiche mais vous l’avez croisée de telle sorte que loin de vous envahir, elle apparaît comme ces évènements furtifs et opportuns qui tiennent de la chance et s’inscrivent d’autant plus dans notre esprit qu’on n’est pas bien sûr de les revivre.
On pourrait ici penser à ces attractions foraines de l’ancien temps qui proposaient de découvrir une ville étrangère et « mythique » en s’installant sur un vélo dont le pédalier n’était aucunement relié à des roues mais à un décor roulant faisant ainsi défiler aux yeux du client qui ne bougeait pas d’un pouce les silhouettes mobiles de bâtiment très connus en carton découpé. De la même façon c’est ici le décor urbain qui de son propre mouvement suit son cours comme un fleuve si bien que marchant à pied, vous êtes au sens propre dépassé par l’actualité, déposé par elle comme un train vous laisse à quai, en vous faisant prendre conscience de votre immobilité.
C’est bien là l’un des traits les plus marquants de la publicité ou des annonces d’évènements. Jamais nous ne nous sentons moins en phase avec « ce qui se passe » que lorsque nous n’avons pas vu le dernier film dont « tout le monde parle », ou pas acheté le dernier modèle de l’article « que tout le monde a » etc. ce que nous réalisons alors, c’est que notre immersion dans la ville passe par une multitude de canaux transmetteurs de stimulations publicitaires projetant petit à petit l’image idéale du citadin actif, toujours au fait de ce qui se passe dans sa ville. Le mouvement roulant du pédalier tient de la régularité d’un pas avec lequel il nous appartient d’être en phase si nous ne voulons avoir toujours un temps de retard dans les conversations conviviales avec nos concitoyens. Les publicités marquantes ont cette capacité impressive de renfermer dans un slogan, trois notes de musiques ou telle mise en situation du produit des époques. Nos parents se souviennent de « y’a bon banania », comme peut-être certains de nous n’oublieront le « la victoire est en eux » d’adidas. On peut n’être aucunement attiré par le produit, quelque chose du message promotionnel s’est imprimé à jamais dans nos neurones.
C’est le principe même de ce que Gilles Deleuze appelle « la ritournelle » et le mouvement de territorialisation. En d’autres termes la publicité n’assure pas seulement une fonction promotionnelle, ou plutôt cette fonction s’appuie sur un quelque chose de beaucoup plus profond, ancré dans une forme de ritualisation ancestrale du vivant. Il s’agit de créer du « chez soi ». Un enfant marche seul dans la rue la nuit il sifflote trois notes connues, orchestrées, qui font une ritournelle et il a moins peur parce que l’ordre et l’habitude reprennent le dessus. De la même façon les affiches récurrentes, bien connues satisfont en nous l’automatisme de la territorialisation. Elles dessinent un cercle à l’intérieur duquel vivre nous fait moins peur, cercle sacré comme ces figures que décrivent les rites vaudous ou les délimitations mythiques des fondateurs de cités. Certains oiseaux émettent des trilles (battement rapide entre une note et sa voisine, interstice entre deux notes) en vue de créer les « murs de son » circonscrivant leur territoire. (le tag ne tiendrait-il pas de la même disposition du vivant à se situer, à s’ancrer dans un milieu ?)
On s’approche ici du « côté obscur de la force de la publicité », de son soubassement et probablement de ce qui constitue le secret de la bonne publicité, soit les notions de « code », de « milieu » et de « répétition ». C’est dans cette émission continuelle de messages sonores et visuels répétitifs que nous nous constituons inconsciemment une sorte « d’être à demeure », comme si nous ne pouvions pas nous recueillir hors de tout quadrillage impressif. C’est la capacité quasi hypnotique de ressentis récurrents à nous immerger dans l’épaisseur de l’habitude qui définit alors la puissance première et insoupçonnée de la pub.

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