dimanche 25 septembre 2011

"Mérite-t-on d'être aimé(e)?"

Il semble impossible de vivre en société, parmi les autres, sans travailler à être reconnus et aimés par celles et ceux dont nous croisons la route. Cet objectif nous apparaît accessible pour peu que nous produisions les efforts appropriés à cette visée. Comment provoquer l’amour de nos proches si nous ne leur rendons aucun service et ne nous appliquons pas à leur offrir une existence plus agréable ? Mais l’amour se plie-t-il vraiment à un « mode opératoire » aussi simple et rationnel ? La plupart des parents ne donnent pas tout ce qu’il est en leur pouvoir de donner à leurs enfants pour être payés de retour en « monnaie d’amour ». Ils donnent sans se poser de question parce que l’amour qu’ils éprouvent pour leurs enfants est « inconditionnel », donné, brut. L’amour désigne un sentiment dont l’apparition échappe complétement à cette logique habituelle de nos actions selon laquelle « on n’a rien sans rien ». On peut être aimé sans avoir rien fait pour l’être. Ce n’est pas du « donnant donnant ». La question se pose donc de savoir si l’amour échappe totalement à la notion de « mérite » ou bien si le fait d’être aimé pour ce que l’on est, indépendamment de ce que l’on fait ne nous amènerait pas à reconnaître en tout être humain une sorte de valeur en soi digne par elle-même de susciter l’amour « du prochain ». Ne mériterions-nous pas d’être aimés « gratuitement », indépendamment de nos mérites quelconques, comme si notre existence suffisait à nous gratifier d’emblée de ce droit premier et inaliénable d’être aimés pour ce que l’on est ? (remarque en « voix off » : on mesure bien l’enjeu d’une telle question : aussi loin qu’un homme puisse aller dans le mal, dans l’action abjecte et destructrice, le crime contre l’humanité – on ne peut s’empêcher de penser ici à la Shoah – ne serait-il pas, malgré tout, investi naturellement, du simple fait de sa qualité d’existant, d’une valeur digne par elle-même de susciter l’amour ? Commettrait-il l’irréparable, il n’en serait pas moins « vivant » et ne serait-ce qu’à ce titre, porteur d’un bien aussi précieux qu’inestimable : la vie. Quelque chose en nous se révolte contre une telle affirmation : une certaine conception de la justice par le biais de laquelle nous considérons qu’un homme est toujours engagé par ses actes, qu’il doit en rendre raison et en payer le prix si ses actes sont méprisables. Nous avons du mal, à juste raison, à évaluer le bien que l’existence d’Adolf Hitler aurait procuré à l’humanité mais, en même temps, si nous réfléchissons, nous sommes forcés de convenir du fait qu’en tant qu’existant, Hitler est doté de cette même gratification que nous chérissons chez nos enfants ou les personnes avec lesquelles nous partageons notre vie. De la personne que j’aime, j’aime le fait qu’elle existe, et ce fait d’exister, Hitler l’avait aussi, même si tout le problème vient du fait que c’est « en tant qu’Hitler » qu’il l’avait).
La question de savoir si « on » mérite d’être aimé peut se comprendre de deux façons différentes. En premier lieu, elle nous interroge sur la compatibilité de la notion de mérite avec celle d’amour. Sommes-nous aimés en récompense de « nos bons et loyaux services » ? L’amour est-il comme le couronnement d’efforts vertueux ? L’amour est-il question de mérite ? En second lieu, elle peut être comprise de façon plus directe : les êtres humains adoptent-ils des attitudes, des mentalités, des « modus vivendi » susceptibles de les rendre « aimables » « dans l’absolu ». Pourquoi nous aimerait-on ? Existe-t-il quoi que ce soit en nous : nos actes, notre statut, notre dignité d’êtres humains ou d’êtres vivants qui serait à même de susciter un impératif d’amour ? Il conviendra, dans cette perspective de se garder de toute condamnation gratuite du genre humain. Le problème est plutôt de tenir compte du « on ». Comme aucune personne en particulier n’est désignée, la question concerne, pour le moins la totalité des hommes et nous percevons bien que la question « par qui ? » ne suppose pas de réponse. Existe-t-il, en soi, une valeur propre au fait d’être humain, valeur justifiant que nous soyons forcément, évidemment aimés ? Nous examinerons ces deux lectures différentes du sujet successivement.
Le terme de « mérite » désigne d’abord l’exactitude du rapport de proportion entre ce que nous faisons et ce que nous recevons. En ce sens, on peut mériter une punition ou une douleur. Le mérite suppose un jugement, sur le modèle de ce qu’un jugement pénal accomplit, à savoir d’abord une évaluation et ensuite une sentence. En un sens, le mérite marque la volonté des hommes d’annuler totalement la possibilité de la nature chaotique, hasardeuse, absurde de l’existence. Il ne « faut » pas que vivre soit une expérience aléatoire au cœur de laquelle ne s’activerait pas l’efficience d’une juste balance entre nos actions et l’orientation bonne ou mauvaise des évènements qui nous arrivent. On peut ainsi penser à la formulation qu’il nous arrive d’exprimer lorsque nous sommes frappés par un drame : « je n’ai pas mérité ça ». Dans cette lamentation, nous reconnaissons implicitement que nous vivons toujours avec cette arrière-pensée qu’est l’efficience, en continu, d’un principe de justice, comme si, dans la vie, les bonnes actions étaient toujours récompensées. Il est donc clair que la notion de mérite participe de la nécessité de donner du sens à l’existence humaine, d’établir un rapport de cohérence entre les efforts que nous produisons et ce que la vie nous donne en retour, étant entendu qu’elle a quelque chose à nous donner.
On pourrait dire que cette conception impose à tous nos actes le schéma technique du « donnant-donnant ». « Toute peine mérite salaire ». Nous éduquons nos enfants selon cette idée suivant laquelle leurs actes sont soumis à évaluation et rétribués en conséquence. Il s’agit finalement de les accoutumer le plus tôt possible à la réalisation du fait que nos actions ne se limitent jamais à leur effectuation physique, mais qu’elles ont une dimension morale. C’est à la hauteur de cette dimension morale qu’ils peuvent craindre la punition ou espérer la récompense, les deux composantes de ce qu’on mérite. Aussi dure que puisse être cette éventuelle punition, il est clair que la notion de mérite contient quelque chose de « réconfortant » : nous ne vivons pas dans un monde aveugle, brut, physique et littéral dans lequel ce qu’on fait ne serait purement et simplement « que ce qu’on fait ». Il y a un ordre, une providence rationnelle qui « veille au grain » et donne à l’impact physique d’une action la valeur ajoutée d’un sens moral au regard duquel il est « juste » qu’on soit récompensé ou non.
Il arrive pourtant que, malgré nos précautions, quelque chose de ce monde aveugle, absurde, brut et « sans valeurs » déchire le voile de cette représentation d’un univers juste dans lequel nos actes sont toujours payés de retour. Certains évènements ou mouvements s’imposent à nous en remettant en cause notre adhésion au postulat d’un monde sensé. L’amour fait partie de ces mouvements. Dans la pièce de Racine, Phèdre, avouant à sa servante son inclination pour son beau-fils Hippolyte, décrit exactement l’affleurement de cette dimension terrible, absurde et violente à ce monde tranquille de nos affaires courantes qu’il bouleverse de fond en comble :
Phèdre : « De l’amour j’ai toutes les fureurs.
0enone : Pour qui ?
-       Tu vas ouïr le comble des horreurs.
J’aime…à ce nom fatal, je tremble, je frissonne. J’aime…
-       Qui ?
-       Tu connais ce fils de l’amazone. Ce prince si longtemps par moi-même opprimé.
-       Hippolyte ? Grands Dieux !
-       C’est toi qui l’as nommé
-       Juste ciel ! Tout mon sang dans mes veines se glace. O désespoir ! O crime ! O déplorable race ! »
Il n’y aurait pas grand sens à se demander si, dans cette pièce, Hippolyte mérite d’être aimé par Phèdre. Non seulement il n’a rien fait pour cela mais le lien familial qui les unit exclue par principe l’idée même de rapport amoureux. L’amour, dans toutes ses acceptions, semble bien faire signe de la survivance en nous, de mouvements absurdes, inexplicables, irréductibles à tout schéma de rationalisation de nos actes sous la férule du sens que leur donnerait leur valeur méritante. L’enfant qui naît est aimé pour ce qu’il est, soit un enfant qui naît, et dans la plupart des cas, il baigne dans un climat qui se trouve être toujours déjà celui de l’amour.
Pourtant il est troublant, particulièrement au regard de l’acception érotique de l’amour, de constater que de nombreux amoureux dont la passion n’est pas réciproque, s’obstinent à obtenir de la personne aimée la réciprocité de leurs sentiments comme si c’était possible. Si l’amour n’était que cette puissance irrationnelle frappant au hasard ici ou là, on peut légitimement penser que cette éventualité ne serait pas même envisagée. Notre capacité à manifester à la personne que l’on aime l’évidence de notre « amabilité », au sens étymologique n’est donc pas douteuse dans l’esprit de la plupart des amoureux. Après tout, lorsque les Précieuses du 17e siècle proposent à leurs prétendants de suivre les étapes de « la carte du tendre » dans un périple d’au moins une dizaine d’années, elles accordent à la notion de mérite un rôle essentiel et font de la conquête un authentique parcours du combattant.
Mais mériter consiste-t-il à faire étalage, démonstration de ses mérites ou à « être méritant » dans un sens qui ne suppose pas obligatoirement la production d’efforts ou de preuves ? Ce terme est assez vaste pour pointer vers ce que l’on appelle parfois des « qualités de cœur » ou vers un « moi » qui serait par lui-même digne d’être aimé. Pascal, après avoir évoqué la beauté physique évoque ces qualités intérieures et les met en balance avec le « moi », en leur donnant finalement un poids suffisant pour occulter complètement la notion d’identité réelle ou de personnalité intime. Selon lui, on n’aime jamais ce qui fait de quelqu’un « cette » personne mais seulement ses qualités :
« Celui qui aime quelqu'un à cause de sa beauté, l'aime-t-il ? Non : car la petit vérole, qui tuera la beauté sans tuer la personne, fera qu'il ne l'aimera plus.
Et si on m'aime pour mon jugement, pour ma mémoire, m'aime-t-on, moi ? Non, car je puis perdre ces qualités sans me perdre moi-même. Où est donc ce moi, s'il n'est ni dans le corps, ni dans l'âme ? Et comment aimer le corps ou l'âme, sinon pour ces qualités, qui ne sont point ce qui fait le moi, puisqu'elles sont périssables ? Car aimerait-on la substance de l'âme d'une personne, abstraitement et quelques réalités qui y fussent ? Cela ne se peut, et serait injuste. On n'aime donc jamais personne, mais seulement des qualités.
Qu'on ne se moque donc plus de ceux qui se font honorer pour des charges et des offices, car on n'aime personne que pour des qualités empruntées. »
On mérite donc d’être aimé à proportion des qualités que l’on « a » étant entendu qu’on ne saurait être aimé pour ce que l’on « est » : « Aimerait-on la substance de l’âme abstraitement et quelque qualités qui y fussent ? Cela ne se peut et serait injuste. »  Pascal s’indigne-t-il ici contre ce que la raison l’amène à juger improbable ou bien contre une réalité indiscutable qu’il conteste absurdement à cause de son injustice ? N’est-ce pas précisément cette injustice là qui constitue la nature même de toute aventure amoureuse authentique ? N’est-il pas finalement beaucoup plus abstrait d’aimer « la mémoire » ou le « jugement » qu’une personne sans être capable d’énoncer une seule qualité la rendant aimable à nos yeux ? Tout est réversible dans cet extrait, à tel point qu’il est possible d’opposer à l’auteur qu’on n’aime jamais des qualités mais seulement des personnes.
Il semble difficile de mériter quoi que ce soit indépendamment de critères d’appréciation. Ce sont ces critères que l’on retrouve dans la notion de « qualités ». Si nous ne sommes plus seulement méritants par rapport à nos actes, nous pouvons l’être au regard des capacités qui définissent notre personnalité. Mais Pascal a parfaitement raison de pousser cette logique jusqu’à cette conclusion : si un « moi » se fait aimer pour ces qualités, ce n’est plus le moi que l’on aime mais les qualités telles que l’on pourrait les retrouver chez d’autres aussi. Poussé par sa logique, Pascal confond peut-être amour et admiration.
Mais alors quel est le propre de l’amour dans toutes ses acceptions ? Pourquoi est-ce le même terme que nous utilisons pour définir notre attraction pour un aliment, une saveur, la personne aimée, l’ami, le parent, un animal domestique, un film, etc ? Toute sensation d’amour est un « ravissement », pas nécessairement agréable pendant lequel nous sommes miraculeusement sortis d’un monde artificiel, rationnel et humain à l’intérieur duquel tout se mérite pour faire l’épreuve d’une réalité brute, donnée, physique, en deçà de toute notion de bien ou de mal.

 Le texte de Pascal nous permet de réaliser que le « moi » est, en un sens, une notion très abstraite. Nous sommes aimés pour ce que nous sommes, mais ce que nous sommes n’est pas davantage une collection de qualités qu’un « moi ». Peut-être la réponse à la question de savoir ce que nous aimons de la personne que nous aimons est-elle  tellement évidente, sous nos yeux que nous ne la voyons pas, à savoir que ce que nous sommes c’est tout simplement « là ». Aimer quelqu’un c’est être sensible à son charme. Même un enfant, surtout un enfant, libère, à son insu, dans ses attitudes une sorte de « grâce ». Il nous ravit d’autant plus qu’il ne cherche aucunement à nous séduire.
Mais en quoi consiste exactement le charme de quelqu’un ? C’est ce que l’on a l’habitude de qualifier d’indéfinissable. Quelque chose de la personne que nous aimons nous touche par sa nature inimitable et cette unicité se manifeste dans les gestes les plus anodins. Etre amoureux, c’est s’extraire de cette torpeur dans laquelle nous ne voyons que des similitudes, des conformités entre les attitudes des personnes qui nous entourent pour percevoir des habitudes, des gestuelles, des intonations particulières comme des sillons par lesquels se dessine l’unicité d’un « style ». Cela ne compose pas un « moi » dans la mesure où cela n’a aucun rapport avec une unicité de caractère, de personnalité « profonde ». Bien au contraire, c’est tout en surface, et il n’est question ici que de faits physiques. Même si nous l’exprimons poétiquement, ce que nous aimons chez la personne est une façon unique de s’inscrire dans une réalité où ne font que se mêler des forces : lumière, gravitation, température, pression atmosphérique, son, etc.. Il est impossible d’exister hors de ce contexte. Ce qu’il est donc absolument impossible de remettre en cause pour tout être vivant, c’est la réduction de sa présence dans l’univers à des chiffres quantifiant les intensités sonores de sa voix, les modulations de lumière des déplacements de son corps, les coefficients de résistance de ses postures à la force de gravité, etc. On perçoit bien là toute la différence entre le quantifiable et le quantifié puisque ces chiffres sont aussi irréfutables que non mesurés. Il faudrait que nous portions sur nous en permanence des appareils de mesure. Mais la production infinie et incessante de ses chiffres constitue bien une réalité et nous n’en sommes pas davantage conscient chez nous que chez l’autre. Ce n’est pourtant pas parce que nous n’en sommes pas conscients que nous ne les percevons pas « à un certain niveau ». Tout être vivant est un certain impact de présence au monde et on ne voit pas comment nous ne pourrions pas être inconsciemment sensible à cette résonance. Il arrive parfois qu’une personne entrant dans une pièce change complètement l’atmosphère sans que l’on sache bien pourquoi. Nous parlons alors de « forte présence » et aucune expression ne saurait être plus justifiée. Nous savons donc ce que nous aimons chez la personne dont nous sommes amoureux : ses intensités de présence. Comment pourrions-nous mériter d’être aimé si nous le sommes pour ces intensités que nous ne nous savons même pas émettre ?
On ne mérite donc pas d’être aimé si par le terme de mérite on entend la rétribution légitime de nos bonnes actions ou intentions car si comme le dit André Gide : « on ne fait pas de bonne littérature avec de bons sentiments », on ne fonde pas davantage d’amour authentique sur des mouvements vertueux ou des élans du cœur. Ce n’est pas l’honnêteté morale d’une personne qui atteint notre sensibilité amoureuse ou simplement aimante. On ne peut être vraiment  ému, au contraire, que par les manières d’être de l’aimé(e), celles qui se manifestent quasiment à son insu. Aimer quelqu’un à cause de ce qu’il accomplit de « bien », c’est, par son intermédiaire, aimer le bien. Ferait-elle le mal ou ce que nous jugeons comme tel, que nous ne l’aimerions plus ; ce n’est donc pas elle que nous aimons.
Mais peut-être existe-t-il dans l’amour quelque chose de plus « premier », de plus irrépressible, l’évidence d’un don que l’on ne peut pas ne pas faire et pas seulement à son enfant, ce qui serait en fait « la base de tout rapport » entre les hommes, voire entre les êtres. Si nous ne méritons pas d’être aimé en fonction de nos actes ou de nos qualités parce que cela suppose un critère (c’est alors ce critère là que nous aimons), peut-être méritons-nous d’être toujours d’abord aimé, comme un capital d’avance, qui nous serait « du », simplement parce que nous sommes. Nous retrouvons ici la distinction que faisaient les grecs de l’antiquité entre l’amour comme Eros (amour sexuel) et l’amour comme Agapé (amour désintéressé pour tout autre, compassion). Le caractère inconditionnel de l’amour serait alors censé répondre à une nature inconditionnelle du mérite. La question de savoir par qui nous mériterions d’être aimé n’a plus ici aucun lieu de se poser. Méritons-nous d’être aimé, « comme ça », dans l’absolu, indépendamment de notre personnalité, de notre caractère, de nos traits particuliers, de nos actes ?
On comprend bien que la notion de mérite est posée maintenant dans une autre perspective temporelle : autant, dans la partie précédente, il était question de mériter à partir de quelque chose, donc d’un mérite comme récompense, autant il s’agit ici d’un mérite d’encouragement. Nous n’avons aucune idée de ce que peut devenir une personne à laquelle nous accorderions d’abord comme base même de notre relation de l’amour. Dans quelle mesure la bienveillance inconditionnelle de cet accueil ne serait-elle pas à même de réveiller en elle « cette fibre du don » ? Nous mériterions d’être aimé non plus à la lumière de ce que nous avons déjà fait mais à celle de ce que nous serons capables de faire dés lors que l’on nous aimera, comme un investissement de départ mais désintéressé et universel.
La plupart d’entre nous concevons un certain scepticisme à l’endroit de ces messages d’amour universel, souvent à connotation religieuse. L’amour du prochain ne semble pas rayonner au travers des évènements historiques qui jalonnent l’évolution de l’humanité. Peut-être convient-il donc de se détacher de la forme même du commandement ou du devoir pour s’interroger sur la possibilité d’un don d’amour effectif, en acte, malgré les apparences. Rousseau finalement ne donne pas d’autre contenu à ce qu’il appelle la pitié : « Elle est un sentiment naturel qui, modérant dans chaque individu l’activité de l’amour de soi-même, concourt à la conservation mutuelle de l’espèce. » Les opposants à cette thèse pourront toujours objecter que la pitié est une façon dissimulée de se sentir supérieur à ce que l’on prend en pitié, ils ne pourront pas totalement occulter l’efficience d’un malaise plus ou moins prononcé au spectacle du mal ou de la douleur de l’autre. Il faudrait s’interroger sur la nature exacte de la joie que nous éprouvons à rendre service à des inconnus, en leur indiquant une direction, en leur donnant du feu ou bien en leur offrant quelques euros quand nous sentons qu’ils en ont besoin. S’agit-il seulement du plaisir de paraître compatissants ou bien de la satisfaction du devoir accompli au regard des valeurs apprises durant notre éducation ? N’y aurait-il pas quelque chose de plus profond, de plus « viscéral », voire d’assimilable à la conception sacrificielle de la notion de « service » telle que nous la retrouvons dans le code d’honneur des samouraïs : le « Bushido » ?
Pour confirmer l’existence de cette efficience aimante, il faudrait prouver la réalité de l’ancrage en nous d’un souci ancestral, inné de l’espèce, voire du vivant antérieur et prépondérant à toute autre considération. Nous retrouverions ainsi l’énoncé même de la question car ce serait en tant que « on » et non en tant que « je » que je mériterai d’être aimé. Nous touchons ici le fond du sujet : qu’un amoureux mérite d’être aimé par celle qu’il aime suppose qu’il puisse éventuellement mériter de ne pas l’être mais qu’un être humain vivant puisse mériter d’être aimé en tant qu’humain ou que vivant ne laisse supposer aucune alternative puisque « de fait » il est « là » bien vivant et bien humain biologiquement. Nous ne pouvons pas distinguer clairement sur quel critère nous pourrions fonder l’opinion selon laquelle un être vivant ne mériterait pas d’être aimé au regard de ce fait qu’il est puisque en effet « il est ». Le mérite ici est confronté à la réalité de sa limitation en tant que « droit ». Personne n’a le droit d’être aimé mais tout le monde l’est déjà, en tant qu’être vivant maintenant, et il n’est pas question ici d’un quelconque amour de Dieu pour les créatures auxquelles il aurait accordé le don d’exister, il s’agit d’un amour viscéral et premier pour le fait d’être.
Que nous le voulions ou pas, exister est une expérience que nous vivons ensemble et que nous modulons ensemble. En-deçà de toutes nos différences, nous composons minute après minute les traits changeants d’une seule et même réalité qui, au-delà des mutations incessantes de ses expressions, n’est qu’un visage : « être ». Qu’une bonne partie d’entre nous gâche le miracle de leur participation à la composition de ce visage en agissant bêtement, mesquinement, inconsciemment ne change rien à l’affaire puisque on ne distingue plus ici de marge de manoeuvre quant à la réalité stricte de ce qui est (à savoir qu’ils sont) au regard de quoi il serait « possible » de les juger non méritants. « Il y a »  de l’existence, et rien d’autre ne peut être. Quand on dit : « il n’y a rien », on dit une absurdité littérale : si rien est, alors il « est », donc il n’est pas rien. D’aucune personne, je ne peux dire qu’elle aurait mérité de ne pas vivre parce que je me place à partir d’un autre point de vue que de celui de ce qui est et cet autre point de vue, au sens propre, n’a pas lieu d’être. Il n’a pas de lieu à partir duquel il pourrait être. « On » mérite donc d’être aimé puisque de toute façon on l’est. Ce n’est pas que nous méritions d’être aimé parce que nous sommes celle ou celui que nous sommes mais parce que nous participons de ce pronom impersonnel : « on » qui « est ». Aussi loin qu’on puisse aller dans l’affirmation de soi par le mal ou par le bien, il y a toujours en nous ce « on » impersonnel, aveugle, indescriptible, inassignable, anonyme et ce « on » là mérite d’autant plus d’être aimé qu’il n’y a rien d ‘autre à faire de l’anonymat de ce « on » que de l’être, et d’aimer l’être, ce que j’aime tout autant en moi qu’en « l’autre ».
Nous sommes partis de la conception morale et juridique du mérite pour nous apercevoir de l’écart séparant la référence à une justice dans la rétribution de la nature inconditionnelle de l’amour. C’est en approfondissant cette nature que nous avons relevé dans ces « petits riens » de nos manières d’être, ces infimes nuances de notre ancrage au quotidien, l’origine la plus recevable de tout ce qui, de nous, suscite l’amour des autres. Cet amour là n’offre pas la moindre prise à la notion de mérite. Par contre, si nous donnons au pronom impersonnel » « on » tout son sens et interrogeons la possibilité d’un amour brut, anonyme pour tout ce qui, indépendamment de ce qu’il est, existe, amour donc que la vie ne cesserait pas de générer pour elle-même, il apparaît que l’on mérite d’être aimé. Cette perspective éclaire d’un nouveau jour l’amour des parents pour leur enfant : peut-être n’aime-t-il pas vraiment le fait qu’il soit « leur » enfant mais qu’ils ressentent justement la limite de sens et de pertinence de ce lien d’appropriation que notre grammaire assigne à tous les possessifs. Ce qu’on aime dans les nourrissons, c’est la manifestation, plus directement visible qu’ailleurs, pour l’anonymat de ce « on vit » qu’est le Tout existant.

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