« Lorsqu’on remarque un geste, une attitude, un acte qui ne nous semble pas conforme à ce qui devrait être, provocation, manque de respect, incivilité…nous nous posons la question : « de quel droit ? » parce que nous avons été conditionnés à poser qu’aucune action humaine ne pouvait se réaliser sans se justifier d’un principe de droit. Cette spontanéïté, ce réflexe traduisent en réalité une indignation de la part du locuteur, et non un réel questionnement qui exige une réponse à savoir pourquoi et comment ce geste, cet acte. En posant cette question, on aimerait juste qu’il se pose la question de droit. Mais, comme toute procédure judiciaire, c’est une question que l’on pose après l’acte criminel, qui fait référence à un « avant l’acte », à la loi préexistante que l’on a violée. Cette question nous installe donc en constant décalage à l’égard du présent, et interdit à l’homme d’être à la bonne hauteur d’un présent inédit. Y-a-t-il alors un sens à la question : « de quel droit ? » Le droit positif doit-il rendre des comptes au droit naturel ?
« Je veux donc je peux » est le proverbe tel que nous le connaissons, ou plutôt tel que nous l’interprétons. En effet, si l’on y réfléchit, il est vrai que lorsque nous aimerions faire quelque chose, inconsciemment on se pose la question de droit. Si nous avons le droit de faire, alors nous voulons faire, mais le proverbe devient « je peux donc je veux. » En réalité, si je veux faire et que rien ne m’en empêche physiquement, alors je peux mais c’est sans compter sur le droit qui dit que ce n’est pas parce que l’on peut qu’on peut.
Ainsi peut-on demander s’il y a un sens de faire valoir des normes de droit dans une nature régie par des rapports de force.
On peut d’abord évidemment répondre : »oui », car sans loi, nous vivrions dans l’injustice, soumis à la dictature de la nature, à la loi du plus fort.
Prenons l’exemple simple de la jungle, où règnent des rapports de force et où il n’y a pas de droit positif. Seuls les plus forts résistent et survivent, en dévorant les plus faibles. Il en serait de même chez l’homme, qui sans loi perdrait toute civilité. Les plus forts auraient la possibilité de dominer les plus faibles, en toute liberté. C’est l’avis de Hobbes, pour qui la nature de l’homme est mauvaise. Sans loi, c’est la guerre.
Mais en réalité, même au sein d’un Etat de droit, nous retrouvons des rapports de forces, bien qu’ils soient discrets. Pensons à la fable de La Fontaine « le loup et l’agneau ». En effet le loup n’ayant aucune raison de manger l’agneau (mis à part son appétit glouton) se cache derrière les lois en s’inventant un mobile. L’agneau l’importune. Il trouble son breuvage. Ainsi sa vengeance se légitimise et le loup peut dévorer l’agneau, la conscience tranquille. Chez les hommes les puissants s’aident des lois qu’ils connaissent parfaitement pour se défendre et écraser les faibles. Dans ce cas les rapports de force sont indirects mais quand même bien présents.
De plus, l’interdit a fait naître dans l’esprit des hommes la tentation de les violer ; le commandement « tu ne tueras pas » a une force pléonastique dans le sens où il interdit de faire quelque chose de moralement impossible puisque je ne peux tuer la loi de nature qui a fait naître un homme. Et si les hommes n’avaient commencé à tuer qu’à partir du moment où on le leur a interdit ?
Si l’on pense à un enfant, lui interdire de faire quelque chose qu’il n’aurait pas forcément eu l’idée de faire avant le lui avoir interdit ne fait qu’exciter davantage la tentation de le faire.
On distingue deux sortes de droit, le droit positif concrétisé par des lois écrites et limitée aux frontières d’un pays et le droit naturel modélisé par les lois morales qui s’expriment en tout homme. Celui-ci étant universel et intemporel, peut-il pour autant demander des comptes au droit positif ? Y’aurait-il un sens ?
Devant l’expérience de Milgram, nous ne pouvons répondre à cette question que par « oui », devant l’arbitraire du droit positif et du « je peux donc je fais ». L’autorité nous conduit à aller jusqu’au bout, punir « l’élève ». Notre nature, elle, nous retient, et nous sommes soumis à un problème : exécuter la mission que l’on nous a confié (soumission à l’autorité) face à la répugnance à faire souffrir sa victime. La majorité des cobayes est allée jusqu’à la décharge donnant la mort, ce qui montre que nous sommes conditionnés à obéir au droit positif. Notre civilité, et notre amour pour notre prochain devrait nous aider à rompre avec l’autorité et à désobéir. Le droit naturel doit, dans ce cas, primer sur le droit positif. La dénonciation des juifs pendant la seconde guerre mondiale en est un exemple, c’est grâce au droit naturel, qui est de vivre, que certaines personnes désobéissent aux autorités en cachant, réfugiant des juifs. Le droit naturel permet de conserver l’humanité des hommes, de contrer l’arbitraire du droit positif.
Le droit naturel peut donc demander des comptes au droit positif, mais raisonnablement, et avec des limites car celui-ci est trop subjectif, trop infini. Quoi que nous fassions qui soit autorisé par le droit positif est susceptible d’une façon ou d’une autre d’offenser le droit naturel, et nous sommes y obligés pour faire régner l’ordre et la justice au sein d’une communauté, d’un pays.
De plus le droit positif a la possibilité d’officialiser le droit naturel, de le transformer en quelque sorte en droit positif, tel que les droits de l’homme et du citoyen. En effet, le droit naturel et légitime d’être considéré l’égal de son prochain, d’être libre de ses mouvements, de ses choix, de ses idées sont désormais depuis plusieurs siècles dans de nombreux pays, des droits positifs ne pouvant être violés sous peine d’une sanction. Par contre, dans les pays où ces droits ne sont qu’à l’état de droits naturels (et non de droit positifs), il est autorisé, du point de vue du droit positif de les transgresser.
Nous parlons de droit naturel, inné ; mais s’il est si évident, hors de doute, il n’y alors aucun sens à les qualifier de « droits ». En effet quelque chose de naturel « est » tout simplement, nul besoin de le poser comme un droit ou un devoir.
Pour Emmanuel Lévinas, les ressentis d’apathie et de compassion humains s’éprouvent dés la vision du visage. Il définit l’origine même de notre répulsion à tuer autrui dans le face à face avec son visage, lequel par son caractère énigmatique et son expression, nous fait immédiatement comprendre que cette personne n’est pas que physique.. Son visage fait d’elle quelqu’un qui pense, quelqu’un doté d’une conscience. Tant que nous ne regardons pas une personne par son visage, nous regardons des pieds, des jambes, des bras…Mais dés lors où nous rencontrons un visage, la rencontre n’est plus physique.
Voir une chose, c’est la limiter en tant que chose, or quand je regarde les yeux d’une personne, je ne vois pas des yeux mais un regard, je ne vois pas un nez ou une bouche, je vois un visage, une expression, un message. Celui-ci est indépendant de la personne qui regarde. Nous le voyons lorsque nous regardons le visage d’une personne endormie, ou même décédée. Cette dernière ne veut rien me dire, et pourtant son visage ne cesse de me dire. Un visage n’est jamais neutre, il n’est jamais vide de sens, quelque soit la volonté de son propriétaire.
Pour Lévinas le visage est l’origine même de notre humanité, de notre tentation au respect d’autrui. Il fait de nous quelqu’un à la différence de quelque chose. Le visage est ainsi dénué de toute notion de droit, le simple fait d’en être doté fait de nous quelqu’un qui est, donc quelqu’un, et par conséquent nous rend apte à faire preuve d’empathie humaine. Si on faisait de quelque chose de naturel un droit, le visage expressif et énigmatique serait alors un droit, chose totalement absudre car le visage « est » indiscutablement et c’est tout, inutile d’en faire un droit ou un devoir. En aucun cas j’ai le droit, je suis tout simplement.
De ce fait nous pouvons dire que pouvoir recevoir la compassion des hommes n’est pas un droit, mais un fait naturel et intemporel.
Nous nous sommes d’abord demandé s’il fallait nécessairement faire valoir des normes de droit dans notre société, et en avons conclu qu’elles étaient indispensables au bon déroulement de la vie en société, que sans loi nous serions régis par les lois de nature, à savoir la justice du plus fort, malgré le fait qu’elle existe encore avec la présence de la loi écrite. Nous avons par la suite vu que, malgré son importance, le droit positif devait être contrôlé, ajusté par le droit naturel qui permet de garder notre humanité, « la justice du cœur ». Mais en réalité, pour conclure, on a compris que la notion de « droit » naturel n’existait pas, car ce qui est naturel et inné « est » et ne gagne aucun sens à être qualifié de « droit »."
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