La réponse est « oui ». Cette question a un sens parce qu’il n’est pas du tout illégitime de se la poser. La dissertation est un exercice de réflexion qui suppose que l’on active une pensée dans la direction d’un sujet. La note qui s’étale à côté de notre nom revêt une dimension injurieuse, révoltante. Oui, même « là », dans cet espace intime et protégé à l’intérieur duquel il n’est question que d’exercer « sa pensée propre », le critère extérieur de l’institution s’insinue et nous imprime non seulement le sceau d’un jugement mais aussi le marqueur clair, établi d’une comparaison. Ce n’est pas que nous croyions forcément avoir produit un travail incomparable mais peut-être l’avons-nous réalisé « indépendamment du fait » qu’il sera comparé, comme l’occasion simple, neutre, « donnée » d’exercer maintenant sa pensée, et c’est tout.
Où le professeur va-t-il donc chercher ce droit qu’il se donne de mettre un chiffre sur mon travail, car il y a bien dans ce chiffre la prétention affirmée de contenir, de résumer dans un niveau, dans la graduation d’une échelle chiffrée de 0 à 20, un ensemble de réflexions, l’exercice engagé d’une curiosité à l’égard d’une question. Nous nous situons évidemment ici dans le cas d’un ou d’une élève réellement intéressé(e) par la philosophie. On pourrait presque dire qu’il y a là un malentendu. Nous avons joué le jeu d’un questionnement sincère à l’égard d’un problème humainement « troublant », nous avons réalisé en écrivant un certain nombre de faits, d’évidences que nous ne connaissions pas avant et quelqu’un vient nous dire que « c’est bien » ou que c’est « insuffisamment travaillé » ou que cela « manque de rigueur ». Mais au regard de quoi ? En référence à quelle échelle de jugement ? Nous sommes très tentés de dire à ce professeur qu’il peut bien mettre ce qu’il veut sur notre copie, il y aura nécessairement quelque chose de l’énergie pensante qui l’a rédigé qui se situera nécessairement, objectivement, éthiquement et humainement hors de portée de sa note.
Ce qui fait de la note de philosophie la marque d’un jugement plus difficilement acceptable que dans d’autres matières, c’est le fait que nous percevons bien qu’il y a là comme un effet de contrainte imposé par la norme sociale de ce que bien penser a à être. C’est ce qu’on pourrait appeler les critères de la bien-pensance ». Or, je veux bien que l’institution me dise que je parle mal français parce que, de fait, les règles d’orthographe et de grammaire françaises existent, je veux bien qu’elle me fasse comprendre que je ne suis pas bon en droit parce que les règles de droit, les lois « sont » et que je les connais ou pas, mais je ne vois pas d’où ni du fond de quel savoir les règles du bien penser pourraient s’énoncer. Ce n’est pas seulement que l’exercice de ma pensée me regarde et moi seul, c’est surtout qu’il me définit, que je me sens consister d’abord en cela : ce fond de pensée efficiente qui fait les trois huit, qui ne cesse jamais, qui rumine, tergiverse et bourgeonne, quand je mange, quand je marche et même quand je dors. Si quelque part, un critère est à même de faire la part entre bien et mal penser, cela revient à poser qu’il existe une possibilité objective de distinguer entre les règles du « bien exister » et celles du « mal exister ».
Si nous avons bien saisi la nuance réelle, existentielle du sujet, c’est-à-dire si nous avons perçu qu’il nous était demandé de répondre non pas seulement en tant qu’élève mais aussi et finalement surtout en tant qu’être humain vivant, la question du critère de notation pose un réel problème car nous voulons bien reconnaître au professeur d’une matière la capacité de reconnaître un bon élève quand il en voit un mais nous serons beaucoup plus réticent à lui accorder la compétence de savoir ce qu’un « bon » être humain vivant est ou doit être.
Noter le travail d’un autre personne c’est se donner le droit de regard et de jugement sur l’effort qu’il a produit. En tant que membre de l’institution de l’éducation, il y a quelque chose du professeur qui tient de ce Tiers de la loi, de cette présence constante et incontournable de la loi dans le rapport qu’une société établit avec ses membres et entre eux. Cela veut dire que notre pensée ne fait pas qu’ « être notre » mais qu’elle appartient, de plein droit, à un « vivre ensemble » à l’intérieur duquel une autorité a le droit d’établir des hiérarchies, des règles, des critères et des normes. Mais il se trouve que cette autorité nous semble peut-être encore plus insupportable ici qu’ailleurs car elle se donne le droit de juger ce que je pense, de juger ce que penser « est » en fonction de ce qu’il devrait être.
Il serait facile de justifier le droit du professeur de philosophie de juger notre copie à partir du droit positif. La loi lui a donné la compétence pour mener à bien une tâche qui est de transmettre des connaissances, de nous préparer à un examen, et patati et patata. Rien ne saurait être davantage à côté de la plaque car il est incontestable qu’aucun homme n’a le droit de juger l’acte de penser d’un autre. Mais je pourrais tout aussi bien dire qu’aucun homme n’a le droit de décider de la vie d’un autre alors même que cet homme existe du point de vue du droit positif et qu’il s’appelle un juge. Nous vivons quotidiennement dans l’ « a-peu-prés » juridique et pénal d’un droit positif dont nos juristes sont, mieux que tout autre, informés de la nature faillible, imparfaite. Nous faisons « ce que nous pouvons » pour que « vivre ensemble » tienne à peu prés la route et le droit de punir du juge, celui de noter du professeur participent, chacun à son échelle, de cette approximation d’une vie collective « praticable ».
De ce point de vue, la question : « de quel droit le professeur, etc. » peut avoir un sens mais on peut facilement lui répondre : « du droit positif d’un agent de l’Etat d’exercer son travail qui se trouve être en l’occurrence d’instruire l’élève. » mais on sent bien que cette réponse n’évacue d’aucune manière les objections préalables. Elle se réfugie derrière les formules toutes faites de l’institution pour se dérober à la force légitime de la question : « de quel droit notez vous ? », « du fond de quelle légitimité vous estimez vous assermenté pour juger l’effort de penser d’une autre personne ? »
Il est tout à fait inutile de chercher une réponse « tenable » du côté du droit naturel. Juger ne s’impose d’aucune évidence humaine fondamentale et le monde se porterait mieux si nous en finissions avec cette sale manie. « Juger est un très mauvais métier, dit Gilles Deleuze. Mieux vaut être balayeur que juge. » Il n’y a pas de meilleure réponse donc que celle qui consiste à justifier un mal par le travail de préparation de l’élève à un mal plus important encore qui est cette incessante et tenace machine à broyer du jugement à l’œuvre dans toute société humaine spécifiquement les sociétés occidentales. Il importe cependant de distinguer ici deux choses : le fait d’imposer des sujets de dissertations et celui de les noter, car chacun comprend bien que la question « de quel droit nous forcez-vous à réfléchir ? » n’est pas la même que : « de quel droit nous notez-vous ? »
Il convient de se rappeler de ce qui a été dit en cours sur le fait de savoir nager. Tout le monde sait nager parce que tous les corps humains sont portés par l’élément liquide et qu’il suffit d’en prendre conscience pour orienter plus ou moins efficacement sa course dans l’eau. Ne pas savoir nager, c’est ne pas savoir qu’on sait nager. De la même façon, ne pas savoir penser, c’est ne pas savoir qu’on sait penser. Il faudrait être sur que les élèves les plus engagés dans cette mise en demeure du professeur de produire sa légitimité à donner des dissertations ne dissimulent pas finalement ce qui correspond à « la peur de l’eau » du « non nageur ». Il s’agirait de « la peur de penser » et plus encore de la « peur d’être ». De fait aucune discipline ne va aussi loin dans la radicalité de cette offre faite aux lycéens : « jusqu’où êtes-vous prêts à aller dans le travail de remise en cause et d’annulation progressive de tout ce qui vous empêche d’être ? » Faire de la philosophie, c’est « voyager léger », se délester peu à peu du poids de ce conditionnement qu’est la croyance en une existence normée. Personne ne sait ce que « bien exister » devrait être et il suffit de faire une liste de tous les dépressifs gagnant plus de 6000 € par mois pour constater que bien exister ne signifie pas la même chose que « bien vivre » au sens d’être riche. Chacun de nous est, à l’instant présent, l’avant garde de cette improvisation incessamment renouvelée qui s’appelle « exister ». Il n’y a pas de modèle, et c’est cela qu’une pensée vraiment lancée, exigeante, finit joyeusement par découvrir, par éprouver. En d’autres termes, « écrire juste » dans une dissertation, c’est peu à peu sentir ce fond de pensée, exprimée dans le cadre très rigoureux d’une méthodologie très normative, visant à faire littéralement imploser les représentations d’un monde normé.
Nietzsche est le philosophe qui est allé le plus loin dans cette joie, dans ce jeu de massacre dont aucune valeur ne sort vivante. Le paradoxe, c’est que pourtant nous vivons une époque où les jugements, les sermons, les valeurs, les normes et les modèles de bien-pensance sont de plus en plus agressifs, impérialistes, peut-être parce qu’ils réalisent qu’ils sont en fin de règne.
Il y a dans l’acte de faire vraiment de la philosophie quelque chose qui tient du lâcher prise à l’égard de toutes les valeurs établies et cela jusqu’à atteindre l’épure de cette ligne qu’est la pure et simple joie de vivre maintenant. A cet égard, toute dissertation authentique est le déchaînement lent, progressif et hyper maîtrisé d’une pensée réalisant peu à peu, sans y croire d’abord puis de façon de plus en plus affirmée, l’évidence de sa toute puissance. C’est ce que Spinoza appelle « la joie », l’art d’envoyer paître les rabatteurs de passions tristes, les donneurs de leçons, les prescripteurs de « devoirs ». Il s’agit exactement de « s’éclater » avec sobriété, de pousser l’esprit de sérieux jusqu’à ce que nous constations « sérieusement », par a plus b, que rien n’est plus raisonnable que de vivre l’instant présent en lui donnant le maximum d’intensité dont nous sommes capables. Etre « là » vraiment sans réserve, dans cette parole, dans cette écriture, dans cette marche et comprendre que la plupart des hommes vivent malheureusement « comme toujours » des instants qui se produisent « comme jamais ». Faire de la philosophie, c’est être le guetteur infatigable de ce « comme jamais ». Juste une petite question de dissertation dont on se rend compte l’air de rien qu’elle nous fait peu à peu réaliser l’insuffisance de toutes les idées reçues. Un excellent rédacteur de philosophie pourrait s’apparenter à un juge qui, confronté à une nouvelle affaire s’apercevrait d’abord qu’aucun article des « anciennes lois » ne peut vraiment s’appliquer à ce cas, puis finirait par réaliser qu’il va lui falloir faire acte de « jurisprudence », c’est-à-dire inventer le Droit, comme un apprenti cherchant derrière lui le réconfort d’un maître qui a disparu et comprenant qu’il va lui falloir « y aller », improviser son ouvrage. On s’appuie d’abord sur ce qui a déjà pensé par de « grands noms » puis on comprend qu’on ne pense jamais vraiment qu’à penser « maintenant » et « seul ».
De quel droit un professeur de Philosophie impose-t-il donc des dissertations à faire ? Du droit qui est le sien de nous faire peu à peu ressentir l’appel d’air d’une existence sans règles, ni « précédent », ni référence. Il s’agissait de traverser le mur des apparences pour tomber dans le terrier d’Alice, comme dit Morpheus dans Matrix. Ce terrier c’est le lieu infini des mutations dans lequel vous vous rendez compte que vous ne ressemblez à rien de ce que vous soupçonniez. Quand un enfant naît, les conversations autour de son berceau ne vont que dans un seul sens : « à qui ressemble-t-il ? sa mère, son père, son arrière grand tante». Il nous faut un point de repère physique : cela serait-il si scandaleux d’avoir à reconnaître qu’un nouveau visage vient de voir le jour et, pire encore, qu’il ne cessera jamais de germer de lui-même une multiplicité incessante de nouveaux visages encore et encore parce que c’est ça exister : « essaimer », faire éclater le carcan du « moi ». Quand une dissertation atteint ce niveau de justesse qui se trouve correspondre avec une réflexion devenue incroyablement riche et féconde, elle atteint le plein rendement de sa toute puissance et aucun professeur n’a le droit de laisser ses élèves ne pas croire, en eux, à l’existence de ce « plein rendement ». Ce n’est pas l’aspect le moins paradoxal de sa pratique que de donner ainsi des « devoirs » pour inciter les lycéens à « faire le mur » du devoir pour entrer dans le monde réel.
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