vendredi 13 janvier 2012

L'infra ordinaire de Georges Pérec (rapport avec l'épreuve du projet professionnel)

« Ce qui nous parle, me semble-t-il, c’est toujours l’événement, l’insolite, l’extraordinaire : cinq colonnes à la une, grosses manchettes. Les trains ne se mettent à exister que lorsqu’ils déraillent, et plus il y a de voyageurs morts, plus les trains existent ; les avions n’accèdent à l’existence que lorsqu’ils sont détournés ; les voitures ont pour unique destin de percuter les platanes : cinquante deux week-ends par an, cinquante deux bilans : tant de morts et tant mieux pour l’information si les chiffres ne cessent d’augmenter ! Il faut qu’il y ait derrière l’événement un scandale, une fissure, un danger, comme si la vie ne devait se révéler qu’à travers le spectaculaire, comme si le parlant, le significatif était toujours anormal :cataclysmes ou bouleversements historiques, conflits sociaux, scandales politiques…
Dans notre précipitation à mesurer l’historique, le significatif, le révélateur, ne laissons pas de côté l’essentiel : le véritablement intolérable, le vraiment inadmissible : le scandale, ce n’est pas le grisou, c’est le travail dans les mines. Les « malaises sociaux » ne sont pas préoccupants en période de grève, ils sont intolérables vingt quatre heures sur vingt-quatre, trois cents soixante cinq jours par an.
Les raz-de marée, les éruptions volcaniques, les tours qui s’écroulent, les incendies de forêt, les tunnels qui s’effondrent. Horrible ! Terrible ! Monstrueux ! Scandaleux ! Mais où est le scandale ? Le vrai scandale ? Le journal nous dit-il autre chose que : soyez rassurés, vous voyez bien que la vie existe, avec ses hauts et ses bas, vous voyez bien qu’il se passe des choses.
Les journaux parlent de tout, sauf du journalier. Les journaux m’ennuient, ils ne m’apprennent rien ; ce qu’ils racontent ne me concerne pas, ne m’interroge pas et ne répond pas davantage aux questions que je pose ou que je voudrais poser.
Ce qui se passe vraiment, ce que nous vivons, le reste, tout le reste, où est-il ? Ce qui se passe chaque jour et qui revient chaque jour, le banal, le quotidien, l’évident, le commun, l’ordinaire, l’infraordinaire, le bruit de fond, l’habituel, comment en rendre compte, comment l’interroger, comment le décrire ?
Interroger l’habituel. Mais justement, nous nous y sommes habitués. Nous ne l’interrogeons pas, il ne nous interroge pas, il semble ne pas faire problème, nous le vivons sans y penser, comme s’il ne véhiculait ni question ni réponse, comme s’il n’était porteur d’aucune information. Ce n’est même plus du conditionnement, c’est de l’anesthésie. Nous dormons notre vie d’un sommeil sans rêves. Mais où est-elle notre vie ? Où est notre corps ? Où est notre espace ?
Comment parler de ces choses communes, comment les traquer plutôt, comment les débusquer, les arracher à la gangue dans laquelle elles restent engluées, comment leur donner un sens, une langue : qu’elles parlent enfin de ce qui est, de ce que nous sommes. Peut-être s’agit-il de fonder enfin notre propre anthropologie, celle qui parlera de nous, qui ira chercher en nous ce que nous avons si longtemps pillé chez les autres. Non plus l’exotique mais l’endotique.
Interroger ce qui semble tellement aller de soi que nous en avons oublié l’origine. Retrouver quelque chose de l’étonnement que pouvaient éprouver Jules Verne ou ses lecteurs en face d’un appareil capable de reproduire et de transporter les sons. Car il a existé cet étonnement, et des milliers d’autres, et ce sont eux qui nous ont modelé.
Ce qu’il s’agit d’interroger, c’est la brique, le béton, le verre, nos manières de table, nos ustensiles, nos outils, nos emplois du temps, nos rythmes. Interroger ce qui semble avoir cessé à jamais de nous étonner. Nous vivons, certes, nous respirons, certes, nous marchons, nous ouvrons des portes, nous descendons des escaliers, nous nous asseyons à une table pour manger, nous nous couchons dans un lit pour dormir. Comment ? Où ? Quand ? Pourquoi ?
Décrivez une rue. Décrivez-en une autre. Comparez.
Faites l’inventaire de vos poches, de votre sac. Interrogez-vous sur la provenance, l’usage et le devenir de chacun des objets que vous en retirez.
Questionnez vos petites cuillères. Qu’y-a-t-il sous votre papier peint ?
Combien de gestes faut-il pour composer un numéro de téléphone ? Pourquoi ? Pourquoi ne trouve-t-on pas de cigarettes dans les épiceries ? Pourquoi pas ?
Il m’importe peu que ces questions soient, ici, fragmentaires, à peine indicatives d’une méthode, tout au plus d’un projet. Il m’importe beaucoup qu’elles semblent triviales et futiles : c’est précisément ce qui les rend tout aussi, sinon plus, essentielles que tant d’autres au travers desquelles nous avons vainement tenté de capter notre vérité. »

Quelques mots sur les raisons pour lesquelles ce texte est si important pour un étudiant de BTS Design Produits.
Il faut être designer, architecte ou décorateur d’intérieur pour comprendre, par exemple, tout ce qui se joue, humainement parlant, dans le simple mécanisme de l’entrée dans une pièce par lequel un homme fait pivoter sur ses gonds la porte pour faire irruption dans un espace. Si nous comparons avec la cloison coulissante de l’habitat japonais, nous saisissons mieux de quoi il est question. Autant dans ce dernier cas, il s’agit de s’insinuer le plus discrètement possible dans un volume qu’on ne dérange pas, qu’on ne viole pas mais dans lequel on s’insère, autant dans le premier, on « fait son entrée », on est un homme qui part à la conquête de l’espace même s’il ne s’agit que de celui de la pièce concomitante. On agit sur des choses considérées comme inertes que l’on active du droit non discutable de la supériorité de l’intelligence sur la matière. Le japonais, au contraire, ne vit le franchissement du seuil que dans les termes d’un glissement de volume à volume et l’écartement du panneau coulissant sera exactement proportionnel à la « quantité de corps » qu’il s’agit de faire entrer dans la teneur d’un autre corps : celui de la pièce en question, rapport de dimension à dimension. Dans cette attitude de déférence à l’égard d’un volume auquel on fait droit dans l’acte même consistant à s’y insérer, quelque chose de la philosophie orientale se dit, toute comme la porte entrante dit quelque chose de l’état d’esprit occidental, de son militantisme pour les droits de l’homme, et du rapport à l’espace considéré comme environnement d’un « ego ». Il n’est pas bien sur que l’analyse détaillée des automatismes de l’habitation (comme art d’habiter l’espace) japonaise ne nous en apprenne pas autant, si ce n’est plus, que tous les livres sur  la philosophie, la religion, l’histoire et les coutumes du Japon.

Pour réaliser tout ce qu’implique la simple différence entre le geste de faire coulisser un panneau et celui de tourner une poignée, il importe de cultiver une forme de naïveté, de retour aux choses élémentaires et tellement ancrées dans notre quotidienneté que nous n’y prêtons plus malheureusement la moindre attention. Ce qui est le plus important se situe toujours dans l’en-deçà de la question : « quoi de neuf ? », dans ce que nous ne questionnons pas, dans ce qui nous est tellement commun que cela, au sens littéral, nous crève les yeux sans que nous le voyions, tout comme la lettre volée d’Edgar Poe. Ce n’est peut-être pas seulement la vérité du travail du designer, le matériau même sur lequel s’exerce l’essentiel de sa pratique mais tout aussi bien celle de l’homme (on peut ainsi penser à l’amant qui ira chercher la cause du déclenchement de sa passion dans une longue liste de qualités plus ou moins romantiques de la femme aimée quand sa réalité la plus irrécusable se situera dans  cet éparpillement des mille et une façons inimitables d’occuper un espace, de rajuster une mèche de ses cheveux derrière son oreille droite ou de rater immanquablement le bon dosage de la quantité de café à mettre dans la machine. La vérité de la personne aimée c’est sa façon « démultipliée » de marquer sa présence, de décrire un territoire de petits riens par quoi se pressent l’inimitable de quelque chose ou de quelqu’un).
Toute démarche authentique de design suppose une descente plus ou moins vertigineuse dans l’angle mort de la vie active, trépidante, affairée. Ce n’est peut-être pas du tout du côté des habitudes à venir de l’homme de demain qu’il faut aller voir mais dans l’inconscient du quotidien de celui d’aujourd’hui, dans l’automatisme de ces gestes presque hypnotiques, somnambuliques de la routine journalière parce que c’est là que se tisse la trame réellement ahurissante de l’aventure d’exister. Mais pour cela encore faut-il s’étonner d’ouvrir une porte, de monter un escalier, d’utiliser un ascenseur, de faire la vaisselle dans un évier.
C’est donc aussi de ce côté là qu’il convient de chercher « la bonne idée » du projet professionnel. Peut-être y-a-t-il un piège à croire qu’il s’agit de faire ici preuve d’imagination ou d’esprit visionnaire. « Interroger l’habituel » nous dit Georges Pérec. Et si les grandes idées n’avaient jamais transformé le monde ? Sommes-nous sûrs que la révolution française ait été provoquée par les pensées des philosophes des Lumières ? Ces derniers ne serait-ils pas seulement les ultimes rejetons d’un mouvement beaucoup plus lent ayant à voir avec l’émergence de mentalités nées du bouleversement des techniques, de nouvelles modalités de production, de l’apparition de nouveaux objets nés de la préoccupation la plus concrète et la moins élevée qui soit : questionner le banal, le quotidien ? C’est dans cette plasticité invisible et clandestine des gestuelles de nos habitudes qu’il convient de chercher les causes véritables et lentes de l’évolution de nos modes de vie, de nos façons de penser et d’être.
On peut toujours, si l’on y tient vraiment, questionner des chercheurs, des sociologues, des philosophes sur l’avenir des techniques de communication et puis l’on peut aussi simplement s’interroger, dans le droit fil de ce que Pérec appelle l’infraordinaire, sur ce qui change vraiment dans le fait de composer un numéro de téléphone avec l’index sur un téléphone fixe et le mouvement par lequel on écrase avec le pouce des touches plus petites sur la tablette tactile d’un blackberry. Quelles sont les implications physiques, gestuelles, mentales, « rituelles » de la disparition du fil, de l’assimilation du cadran avec le combiné ? Comment pourrait-on nier que le fait d’appeler quelqu’un n’a plus exactement la même portée, le même sens, ne s’inscrit pas avec le même impact dans le terreau de nos mentalités à partir du moment où il ne monopolise plus nos deux mains ? Et comment remettre en cause l’évidence de ceci qu’un pouce ne se distingue pas seulement physiquement d’un index mais aussi « symboliquement » « sémantiquement » (le pouce « écrase », l’index « désigne » : appeler un numéro composé par le pouce n’est pas sans évoquer le sandwich que vous mangez « sur le pouce », c’est-à-dire à la va-vite. Le numéro composé par l’index est d’emblée appelé de façon plus cérémoniale, parce qu’élective, c’est comme si l’on désignait par le doigt qui l’appelle sur le cadran son interlocuteur téléphonique. Le passage de l’index au pouce s’accompagne donc nécessairement d’une désacralisation, d’une perte de solennité dans la ritualisation de la communication téléphonique. Déjà le cadran à touches du téléphone fixe avait atténué cette gravité par rapport au cadran tournant, lequel précisément nécessitait exclusivement l’index). Dans ce déplacement digital, c’est donc bel et bien les contours d’une nouvelle modalité du rapport à l’autre qui s’institue et cela par l’évolution de ce fond de plasticité « infra ordinaire » dont les médias ne parlent jamais probablement parce qu’il n’y a, en un sens, rien à en dire. Imaginez un journal qui décrirait et s’interrogerait sur la façon dont nous tenons nos couverts où dont nous gravissons un escalier.
Finalement les médias ne nous parlent que de ce qui ne se produit pas réellement, ce qui se détache du socle de ces habitudes où se situe la source vraie et infiniment lente de toutes nos évolutions. Il est très à la mode de critiquer les médias et la plupart des personnes qui le font ne développent pas nécessairement l’argumentation la plus convaincante dans leur condamnation car ce n’est pas tant ce qu’ils nous incitent à croire ou à penser qui pose vraiment problème que ce qu’ils nous empêchent de réaliser en maintenant par leur flux de paroles et d’images une certaine conception du « vrai ». L’homme informé d’aujourd’hui est un peu comme le taureau affolé d’une corrida médiatique qui le fait foncer sur des capes rouges là où il n'y a qu'une tactique de diversion (Pierre Bourdieu écrit dans son petit livre sur la télévision que "le fait divers fait diversion. On juge ainsi de la médiocrité d'un média à la place qu'il accorde aux faits divers"). En nous informant, par exemple,  du fait qu’il y a des voitures brûlées dans les cités, on nous fait perdre de vue que ce qu’il y a vraiment et finalement seulement, ce sont les cités. La vraie réalité sur laquelle il y a lieu de s’interroger, c’est l’existence de banlieues excentrées, « réservées » à des populations dont le niveau de vie est faible. La vraie question à poser n’est donc pas celle de savoir pourquoi il y a des voitures brûlées (la réponse n’est pas très compliquée) mais pourquoi il y a des banlieues. On saisit alors comment les médias en entretenant sans fin le débat autour du problème de la délinquance et de la réponse qu’il convient de lui apporter (débat sur la sécurité) déplace complètement le champ de la réalité dans laquelle vraiment se déroule l’événement (débat sur l’aménagement d’une ville, sur l’architecture de la banlieue, sur la possibilité de déplacer voire d’annuler la notion même de centre urbain). Plutôt que des journalistes et des politiques, ce sont des architectes, des designers d'espace, des paysagistes qu’il convient d’interpeller sur cette question parce que ce sont eux qui font les villes, qui réfléchissent et renouvellent plastiquement ce que c’est qu’« habiter ».
Les médias peuvent ainsi parfaitement se définir comme des machines à créer de faux problèmes sur le fond d’une trame clandestine, dissimulée, dans laquelle seulement il y en a de vrais. Rien de plus pervers dans cette perspective que les « journées ». La journée de la femme cache la réalité de 364 journées masculines, la journée sans voiture, 364 jours d’émanations de gaz d’échappement par des voitures de particuliers. Les véhicules brûlées, les coups de grisou, l’effondrement des twin towers, c’est justement « ce qu’il n’y a pas » parce que ce n’est pas là qu’est le problème, lequel consiste dans ces « mouvements de plaque » lents, gourds et insensibles par le biais desquels des mentalités se construisent dans le mille et un détails de leur existence matérielle. Un vrai designer est peut-être d’abord une personne qui réalise parfaitement ce que Pérec entend par « infra ordinaire », à savoir que c’est toujours par le dessous, par l’insignifiant, l’accessoire, le banal que nous serons en phase avec ce qui réellement « se passe ».
Or, lorsqu’un étudiant de deuxième année du BTS design produits présente son projet professionnel, il ne faut pas longtemps aux examinateurs pour percevoir de quel côté il se situe dans son rapport à la réalité : l’extraordinaire ou l’infraordinaire. Celui qui considère le design comme un travail d’innovation spectaculaire est exclusivement soucieux d’apporter quelque chose en plus pour demain et il multiplie les scenarii d’utilisation démontrant tout ce que sa trouvaille a de révolutionnaire. Celui qui s’accorde avec Georges Pérec a conservé quelque chose de l’étonnement et du décalage de l’enfant à l’égard des pratiques, des ustensiles et des gestuelles du quotidien humain. Il faut être encore un enfant pour distinguer, comme Stark, l’araignée dans le tripode du presse-agrumes, comme Santiago Calatrava, l’œil dans la gare de Satolas, comme Gaudi, le rapport avec le squelette de baleine dans le volume de certains espaces d’intérieur.
Aucun de ces créateurs n’a inventé quoi que ce soit. Peut-être même ont-ils retiré le meilleur parti de cet instant pur et neutre de la perception pendant lequel nous ne conceptualisons pas encore ce que nous voyons ou touchons car c’est déjà conceptualiser que de dire d’une forme qu’elle est un presse-agrume, un pont, ou une gare. Il y a quelque chose de ce qu’une voiture est vraiment qui a bien du mal à voir aujourd’hui le jour dans tout ce que cet objet véhicule de valeur d’estime, d’impératifs de prestige, et d’idées reçues quant à ce qu’une voiture « a à être » dans l’esprit de l’utilisateur et ce n’est pas du côté d’un travail de conceptualisation sophistiqué et ardu que nous la trouverons mais plutôt dans la systématicité d’un questionnement premier sur les données matérielles et plastiques des gestuelles de la conduite et du transport. Il existe toujours un certain nombre de questions folles, naïves, stupides, que l’on dirait quasiment sorties de l’esprit d’un extra-terrestre prenant contact avec nos habitudes de terriens qui valent la peine d’être envisagées dans les toutes premières phases d’un travail de recherche. Il y a quelque chose de ce grain de folie apparent qui vaut la peine d’être cultivé, sollicité précisément parce qu’il marque un déphasage à l’égard de ce que la plupart des gens considèrent comme « normal » et donc n’interrogent pas, sans réaliser que c’est la fabrique même de leur devenir humain qu’ils désertent ainsi au profit d’une conception du spectaculaire inerte et anémique.
Il n’est donc aucunement question dans cette épreuve de vendre un produit révolutionnant le quotidien mais d’être aux aguets de l’efficience microscopique d’une révolution toujours en marche dans l’aveuglante proximité de « l’habitus » humain. Cet affût requiert un travail d’attention particulier dont Georges Pérec nous donne quelques exemples dans « tentatives d’épuisement d’un lieu parisien ». « Posté » à une terrasse de café de la place Saint-Sulpice à Paris, il note tout, les heures de passage des personnes, leur tenue, leurs expressions de visage, les vols de moineaux à la verticale de la fontaine, les slogans publicitaires des bus, etc. Il s’agit de revenir des principes normatifs de hiérarchisation et de classement de nos affects quotidiens pour peu à peu pénétrer la couche « subtile » (sub tela : sous la toile) la « sous-trame » du réel, le flux tendu de fabrication de ses ateliers clandestins. « Exister » : c’est, avant de constituer le sujet d’une infinité d’ouvrages philosophiques, une affaire de plasticité, de composition d’affects avec des forces, de trajets, de lignes, de points, de croisements, de vitesses, de contractions d’habitudes, de dilatation de durées, de variables intensives, etc. Rien ne serait plus « contre-indiqué » que de partir de la nécessité de faciliter la vie des utilisateurs car si l’on ne fait que réfléchir aux conditions matérielles donnant à un homme la possibilité de « finir par s’entendre » avec son milieu, on rate la seule chose qui compte, à savoir que l’un et l’autre « commencent toujours par se rencontrer ». Le « design », étymologiquement, nous incline davantage vers l’acte de discerner que celui de concevoir. Disons que le second est totalement privé de substance si l’on ne l‘exerce pas à partir du premier.


Le lieu de rencontre de l’homme avec son milieu, c’est précisément ce qui constitue un habitus. Ce terme de sociologie est défini par Pierre Bourdieu comme la réunion d’un « ethos » (façon d’être, de se comporter dans la société) et une « hexis » (posture, attitude corporelle souvent fondée sur des rituels, sur des repères sociaux professionnels et familiaux d’identification, des revendications extérieures d’appartenance à un groupe, ensemble de gestuelles mimétiques). Chercher les habitus qui sont à l’origine de nos postures physiques ou mentales, c’est considérer qu’il y a toujours une couche d’inconscient supplémentaire à creuser sous celle que l’on vient de mettre à jour. C’est dans ce que " l’on fait sans y penser " que se fabrique du devenir humain, dans le mouvement de contraction de nos habitudes, l’enracinement de nos « rhizomes neuronaux » dans le flux récurrent de séquences d’affects codées, lesquelles insensiblement commencent déjà à se décoder, à chercher d’autres territoires. Etre l’archéologue de ces routines, l’observateur minutieux de ce travail incessant de codage et de décodage d’affects revient à se mettre en phase avec la seule usine de production qui existe vraiment, celle qui fabrique de la réalité.

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