Que l’on puisse manquer du minimum vital, c’est ce qui ne peut nous venir à l’idée avant que nous ayons traduit ce minimum dans la formulation de biens échangeables. Or cela nous suffit à réfuter complètement le schéma proposé par Aristote ainsi que la thèse servant de support à toute la théorie de Smith. Ce n’est pas parce qu’il y a inégalité de besoins qu’il y a eu nécessité du troc, c’est parce qu’il y a eu le troc qu’est venue aux hommes l’idée de quantifier leur besoins. Et, si nous y réfléchissons, nous réalisons que c’est à partir de cette traduction de nos besoins en produits puis en valeurs que s’est imposée à nous l’idée que l’on puisse « manquer du vital », idée complètement fausse dans la mesure où elle semble désigner une sorte de mixte improbable entre la mort et la vie, comme si « vivants », nous n’avions cependant pas assez pour vivre, mais comment déterminer une norme ou un seuil du « vitalement viable » sans que le comptant de vie qui se situe en dessous de ce seuil ne soit encore de la vie ? Ce n’est pas que nous puissions vivre sans manger ou boire, c’est plutôt qu’il n’y a pas dans notre organisme de seuil à partir duquel celui-ci pourrait commencer à vivre « dignement », tout simplement parce que vivre, c’est précisément ce qui fait de lui un organisme. Un organisme, ce n’est pas quelque chose de constitué qui vit, c’est de la vie qui s’organise. Ce n’est pas parce que mon corps est mon corps que j’ai soif mais c’est parce que l’eau est eau et qu’elle se trouve être une composante importante de mon corps.
L’homéostasie désigne « la maintenance des l’ensemble des paramètres physico-chimiques de l’organisme qui doivent rester constants (glycémie, température, taux de sel dans le sang, etc.). Autrement dit, c’est la capacité d’un système à conserver son équilibre en dépit des contraintes extérieures. Ce serait perdre son temps que d’opposer à un défenseur de cette thèse selon laquelle nous sommes seulement en vie grâce à notre équilibre homéostatique l’efficience de toutes ces interactions avec lesquelles nous devons composer pour rester en vie. Il nous répondrait que c’est justement cette aptitude à composer qui définit l’homéostasie. La vraie question est plutôt celle de savoir si cet ancrage à la vie, cette aptitude à la « maintenance » vient d’abord de l’organisme lui-même ou bien de ce dont il est l’organisation, soit un mouvement vital continu. Ce qui fonde cette fonction d’équilibre, est-ce le fait que notre organisme tient à vivre, ou bien que la vie tient à notre organisme ?
Quoi de plus simple et de plus parlant dans cette perspective que « la peau ». Nous la considérons comme l’enveloppe qui limite notre organisme mais rien n’est plus troué que l’épiderme (les pores), ce qui circonscrit le « périmètre » de notre apparence physique est ce qui nous met en interaction avec l’extérieur. L’homéostasie ne peut exercer qu’une action limitée. On pourrait dire qu’elle assure une fonction d’équilibre au sein même de l’efficience d’une autre fonction d’équilibre que l’on pourrait qualifier d’ « hétérostatique » ou peut-être encore « hétérodynamique ». Pour que l’eau soit l’eau, pour qu’elle renouvelle incessamment ses molécules d’H2O, il faut qu’elle constitue de nouveaux agencements, de nouvelles séquences au gré de tous les complexes dans lesquelles elle entre en composition. La soif exprime donc peut-être moins un déficit à combler dans le cadre de la fonction homéostatique de notre organisme que l’impératif de renouvellement manifesté par la fonction hétérodynamique de la totalité d’un mouvement vital transcendant les genres, les règnes et les catégories. Notre interprétation habituelle serait, dans cette perspective, complètement faussée. Ce qui se manifeste dans la soif, ce n’est pas la pression organique individuelle de résister à la mort mais la puissance élémentaire et cosmique de renouveler la Vie.
Cette notion fictive du « minimum vital » est fondamentale pour instaurer ce principe d’une interdépendance sociale humaine et d’un intérêt viscéral susceptible de valoir en tant que moteur des échanges. Les termes mêmes utilisés par Aristote sont ici particulièrement éclairants : « C’était seulement dans la mesure du nécessaire que les hommes étaient amenés à pratiquer le troc. » Mais ce que ne précise pas Aristote c’est le fait que ce qui donne justement sa mesure au nécessaire c’est ce principe d’équivalence des biens échangés qui se constitue « dans » le troc. Ce n’est pas parce qu’il y a d’abord cette mesure du nécessaire que se produisent des échanges intéressés, c’est parce qu’il y a d’abord ces échanges que s’établit automatiquement dans le cours de ces échanges « la mesure » de cette nécessité là. Qu’en est-il d’elle « avant » ?
Avant prévalait le ressenti organique d’une machinerie biologique en constante interaction avec son milieu. Et si dans cette « mesure » du nécessaire, résidait tout l’arbitraire d’un « mythe humain de la nécessité vitale », mythe faisant, dés lors, partie intégrante non seulement de la mystification spécifique d’une espèce mais aussi de la mystification de ceci qu’une espèce puisse organiser cette spécificité comme en réseau social fermé et clos sur lui-même ? Une fois que nous réalisons l’ampleur de cette mystification, à savoir que la pression qui s’exerce sur nous continuellement pour nous forcer à travailler, à échanger, à produire n’est pas celle d’un authentique besoin vital mais de ce processus culturel par le biais duquel les hommes ont constitué de toutes pièces une norme abstraite et quantifiable du vital, appliquant par la suite ce schéma à toutes les relations humaines par quoi des manques véritables ont inévitablement fini par s’instaurer dans la population, nous saisissons aussi la mécanique implacable de cette systématique sociale humaine ne cessant de se donner raison en instaurant dans la vie le « manque à être » qu’elle prétend y avoir trouvé.
C’est sur le fond d’une puissance vitale incessamment productrice que les hommes ont inventé la possibilité de ne pas avoir « assez ». La misère ne vient pas, contrairement à ce que dit Malthus, d’un rapport proportionnel défavorable entre les ressources naturelles et la population humaine mais bien plutôt de ceci qu’une population s’est d’emblée positionnée en situation de consommateur à l’égard d’un monde réduit dés lors à la fonction de « ressources ». De l’intérêt qu’a la vie de générer incessamment des organismes, des séquences génétiques, nous sommes ainsi passés à des intérêts particuliers que des organismes humains ont à se maintenir en vie dans un univers où cela a cessé d’être évident. C’est ainsi que dans le maillage très serré d’une texture mondaine infiniment féconde où ne se secrètent que des arrangements vivants, les hommes ont insinué des marges d’arrangements stériles avec les modalités de production anémiques qui les accompagnent.
Bien que Karl Marx ne soit pas allé jusqu’à ces conclusions ultimes, c’est dans sa philosophie que nous retrouvons une distinction entre le travail vivant et le travail mort qui correspond parfaitement à cette conception. Il insiste en effet sur le fait que tout, dans une économie capitaliste, est fondé sur une assimilation fausse et génératrice d’exploitation. L’employeur, en achetant la force de travail de l’employé et en la payant proportionnellement au prix de revient du produit part de ce principe qu’est la commune mesure entre la récompense d’une dépense d’énergie travailleuse et les produits résultant de cette dépense, comme si le milieu authentique de cette dépense n’était pas l’environnement physique d’un monde réel mais la dimension symbolique et marchande d’un monde de fluctuations de valeurs. C’est un peu comme si l’ouvrier produisait dans un marché avant de s’activer dans une usine. Entre la pure dépense énergétique d’un travail et son résultat en terme de production de biens à échanger, le capitaliste fait un rapprochement qui ne s’appuie sur rien, si ce n’est la substitution de l’intérêt à travailler à l’effectuation pure et littérale de ce que travailler est « maintenant ». Or, il en faut peu à un organisme pour être en état de travailler. En lui donnant par le salaire de quoi maintenir sa condition de travailleur tout en retirant le bénéfice que rapporte les produits sur le marché d’échange, le propriétaire des moyens de production profite de la capacité du vivant à produire bien plus qu’il ne serait nécessaire à assurer sa survie, c’est pourquoi tout acte de vente de sa force de travail par le salarié est structurellement un « vol ».
C’est toujours proportionnellement à ce que le travail n’est pas que nous sommes payés, dans la mesure où le produit fini n’est pas la réalité du travail « se faisant ». Un menuisier ne fait pas des tables, il travaille le bois. Un professeur ne transmet pas des connaissances, il est avec des classes. C’est dans cette effectivité là qu’il éprouve la réalité de son travail comme interactivité avec un milieu donné qui a sa propre consistance, ses contraintes, ses effets porteurs, ses propres conditions « productrices ». Nous pouvons constater dans bon nombre de domaines que le montant de la paye et la reconnaissance sont proportionnels à la teneur de travail mort dans l’activité, c’est-à-dire à sa dimension symbolique, gestionnaire, représentative, abstraite, à toute modalité d’effort qui vaut moins en elle-même que « dans la prévision de ». Un notaire, un trader boursier, un cadre gagnent beaucoup plus qu’une garde d’enfant ou qu’une sage-femme. En un sens, on pourrait dire que c’est « juste » : une sage-femme n’a pas à se demander ce qu’elle fait ici et maintenant : c’est du fond de l’évidence la plus simple qu’elle exerce son « métier ». On pourrait dire que sa paye lui vient comme en complément d’un geste de la toute première nécessité. Il est assez logique que les sommités reconnues et célébrées des plus hautes sphères se vengent de l’exercice ennuyeux d’activités de très faible intensité vitale, voire anémiques, en se réservant la part la plus importante de l’instrument même du processus d’abstraction qui leur a inventé de toutes pièces un « lieu d’être » : la monnaie. Il y a des professions fondées sur ce que vivre apporte et d’autres sur ce que vivre « rapporte » et c’est bien cela qui trace la ligne de partage entre le travail vivant et le travail mort. Ce qui s’affine dans cette distinction, c’est aussi toute la différence entre une conception des rapports humains fondée sur le bénéfice (travail mort) et une autre appuyée sur un fond premier de nécessité interactive (travail vivant).
Si nous prolongeons le jeu de cette différenciation hors du cadre de la philosophie de Karl Marx, nous réalisons toute la profondeur des perspectives ouvertes par cette autre considération du travail pour laquelle il ne s’agit plus de viser le « revenu » de l’activité productrice mais d’en explorer, dans l’instant même de son exercice, les rouages interactifs. On comprend alors que l’univers ne saurait être « là » sans activer en continuité la chaîne hallucinante de tous les montages par quoi il « se » produit. Les sciences comme la biologie, l’éthologie, la chimie cellulaire, l’astrophysique, etc, nous permettent aujourd’hui d’aller de plus en plus loin dans la compréhension de mécanismes naturels en constante évolution, poussant jusqu’à des extrémités quasi inimaginables le génie de se produire sans cesse autrement.
Cet angle d’attaque d’un fond de nature usinante à l’oeuvre aussi bien dans tout effort pour être que dans l’effort universellement vital de la totalité pour être constitue peut-être la clé de la compréhension des mondes animaux auxquels nous nous entêtons à appliquer des modalités d’interprétation correspondant aux schèmes du travail mort, c’est-à-dire individuellement intéressés. C’est ainsi que Jean Henri Fabre commentant l’attitude de l’abeille chalicodome des murailles ne peut s’empêcher d’y lire comme la répétitivité d’une activité automatique, stéréotypée, stérile, dépourvue de toute pensée. L’abeille revenant de sa récolte de pollen entre successivement de deux manières différentes dans la cellule, d’abord tête la première pour vider le contenu de son jabot puis à reculons pour se brosser l’abdomen et déposer le trop plein encore présent dans son estomac. L’entomologiste laisse l’abeille faire sa première entrée mais empêche la seconde en bloquant l’accès à la cellule. Or l’abeille reprenant l’opération entre à nouveau tête la première alors qu’elle n’a plus rien à déposer par cette extrémité : « Reprise de la manouvre de l’insecte, toujours la tête en premier lieu, reprise aussi de mon coup de paille (bloquant l’ouverture de la cellule). Et cela se répète ainsi tant que le veut l’observateur. »
On réalise à quel point Jean-Henri Fabre ne considère l’action de l’abeille qu’au regard de sa rentabilité, comme si elle était une ouvrière visant à « faire du chiffre ». Pourquoi rentre-t-elle tête la première puisqu’elle n’a plus rien à dégorger ? Mais pourquoi ne rentrerait-elle dans la cellule qu’en vue de déposer le pollen contenu dans son estomac ? Pourquoi ne rentrerait-elle pas dans sa cellule pour rentrer dans sa cellule, dans la pleine et entière autosuffisance d’un instant vécu seulement comme présent ? Pourquoi un danseur humain peut-il accomplir une dizaine de fois de suite la même gestuelle ? Il n’accomplit rien dans cette posture et nous ne considérons pas pour autant comme dépourvue de toute activité de pensée. L’abeille travaille, c’est-à-dire qu’elle participe à la totalité d’un « se produire » universel dans l’activité duquel il importe de « machiner des agencements ». Elle n’agit pas en vue de l’intérêt individuel d’en finir avec sa tâche mais conformément à l’efficience d’une ingéniosité interactive oeuvrant à ne faire qu'un avec ce qui se produit. Il n’est pas exclu à ce titre qu’elle crée avec le geste de fermeture de l’entomologiste ce type même de connexion posturale improvisée que connaissent bien les couples de danseurs lorsqu’il n’est question pour l’un que de se couler dans la configuration impromptue et innovante du pas de l’autre et cela à répétition (les danses créent des agencements de gestuelles « machinaux ». Il n’est pas indifférent, dans ce parallèle, d’insister sur la gratuité de la chorégraphie.
On voit bien à quel point s’étend ici la profondeur du malentendu, tout ce que l’entomologiste met sur le compte d’un manque d’adaptabilité à une situation nouvelle décrit précisément le contraire, une fois le « travail » de l’abeille débarrassé de tout préjugé d’intéressement et de finalisation. L’entomologiste ne voit pas ce que l’abeille fait avec lui, convaincu qu’il est, probablement du fait de son statut d’observateur scientifique humain, d’agir objectivement, comme en laboratoire, sur un comportement animal différent, distinct de « son » monde. Il croit qu’un homme observe une abeille quand deux gestes entrent simplement et premièrement en interaction. C’est pour avoir appliqué et suivi tous les postulats d’un monde second géré par des échanges intéressés que nous manquons complètement ce niveau littéral et exclusivement physique d’un monde premier où ne s’effectuent en direct que des interactions. La société humaine est un univers moins différent que « différé ».
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