vendredi 30 mars 2012

"Faut-il être cultivé(e) pour apprécier une oeuvre d'Art?" (1)

1) Qu’est-ce qu’une œuvre d’art ?
Toute œuvre d’art se manifeste à nous comme une séquence d’impressions troubles et pas ordinaires. Dans la continuité des sons identifiables et communs qui constitue la trame habituelle de notre quotidien, une œuvre musicale marque le temps d’une suspension, d’une exception. Ces notes ne s’intègrent pas dans  le fond sonore des bruits de moteurs ou d’appareils, des éclats de voix ou des paroles des autres. C’est comme si elles attiraient notre attention sur une qualité propre du son que nous n’avons pas l’habitude de relever parce que nous ne prêtons consciemment attention qu’aux tonalités manifestant une occupation humaine identifiable. Ce que Mozart, Pierre Boulez, Philipp Glass ou, plus proche de nous Radiohead ont capté dans la matière sonore, c’est ce qu’elle peut faire par elle-même et non ce que nous lui imposons pour nous-mêmes, pour nous divertir. Les chanteurs et chanteuses de « variétés » exercent une profession tout à fait honorable et digne d’intérêt mais ils ne sont appelés « artistes » qu’improprement de ce point de vue car ils ne révèlent rien mais suivent le goût d’un public. Tout artiste authentique crée des séquences d’impressions étonnantes et inattendues parce que le rapport entre le créateur et les forces sur lesquelles il agit n’est pas conditionné par un projet d’utilité commune humaine. J’entends le bruit d’une voiture, d’une imprimante, les paroles d’un ami qui me parlent : tout cela s’intègre dans la normalité d’un sens qui ne m’échappe pas. Les affaires humaines suivent leur cours.
Mais voilà que résonnent les premières notes du Requiem des Morts de Mozart, par exemple, et un trouble s’impose avant même que se pose la question (finalement complètement hors jeu) de savoir si « c’est beau » ou pas, car je ne peux pas classer cet ensemble de perceptions auditives dans le courant d’une humanité qui suit son cours. Ces tonalités se contentent d’être là maintenant alors que les paroles de mon ami attendent une réponse, que les sons des voitures et de l’imprimante manifestent en arrière fond la rumeur d’un progrès humain qui déjà confusément porte en elle la promesse de nouveaux sons à venir, produits par les moyens de locomotion du futur. Mais le son révélé par la musique de Mozart ne contient aucunement en lui la promesse d’autres musiques, elle est presque « tragiquement » autosuffisante. Elle se contente d’être là. Elle sature le champ de mon audition d’une qualité de sonorité incroyablement « pleine » parce qu’elle ne dénature l’effectivité pure et simple de la présence sonore de la dérobade d’aucun échappement « ultérieur », d’aucune visée rentable, d’aucun avenir (mais une musique sans avenir est une musique de devenir). Le son n’est plus le pur prétexte à ce qu’il y ait des bruits humains, c’est l’activité de l’homme au contraire qui dans l’art musical se réduit à célébrer, dans la pratique du plus extrême dépouillement possible, qu’il y ait du « son ».
Le célèbre « boléro » de Ravel nous en donne un très bon exemple car c’est la même phrase musicale qui inlassablement, du début à la fin, est répétée mais à chaque reprise avec des instruments différents comme si la musique n’était finalement aucunement une affaire de composition. Peu à peu, dans la succession de la même séquence, le fond monte en puissance. Voilà ce que ce que donne cette séquence avec de la clarinette, avec la flûte traversière, avec le hautbois, avec le saxophone. Au gré des différents instruments à vent utilisés le fond de percussion sonore change, prend plus ou moins d’amplitude mais moins parce que ce serait écrit dans la composition que parce que cela est rendu nécessaire par la tonalité même du son rendu par la dominante de l’instrument à vent. La musique ne se déploie plus selon un axe linéaire horizontal, mais les phases se superposent les unes aux autres comme par le jeu de sédimentation et de plissement de couches géologiques. La musique se développe au gré de ce que des glissements d’amplitudes sonores la font insensiblement devenir. Ce n’est pas à ce que l’inventivité musicale d’un homme peut produire comme notes que nous sommes confrontés mais à tout ce que la force sonore peut par elle-même charrier de courants et de flux de magnitudes tonales.
Contrairement à ce que pense la majorité des gens, l’artiste ne crée que dans la mesure où il n’invente rien par lui-même, où il ne rajoute rien à l’efficience d’un dynamisme des forces toujours préexistant. Il suffit pour s’en convaincre de penser à la différence de rapport à la matière première entre un artisan et un sculpteur ou un plasticien. Le menuisier ne se confronte au bois qu’avec l’idée préconçue d’en extraire une chaise ou une commode. Il n’est pas question d’exprimer la forme que la consistance du bois peut par elle-même rendre possible. Le sculpteur  a peut-être aussi une idée de ce qu’il veut faire du marbre ou de l’argile qu’il va modeler mais il va néanmoins composer avec les qualités et les courants qu’une certaine épaisseur va lui opposer dans l’instant même du modelage, et, de toute façon, ce n’est pas au projet d’une utilisation, d’un usage exclusivement humain qu’il va soumettre la matière première. Il n’est d’ailleurs aucunement question de la soumettre mais seulement de la capter, de la rendre tangible.
« L’art, dit Paul Klee, ne reproduit pas le visible, il rend visible. » Reprenant cette citation, Deleuze la complète : « La musique doit rendre sonores des forces insonores et la peinture visibles, des forces invisibles. N’est-ce pas le génie de Cézanne, d’avoir subordonné tous les moyens de la peinture à cette tâche : rendre visible la force de plissement des montagnes, la force de germination de la pomme, la force thermique d’un paysage ? » Il n’est donc question dans l’art que de rendre effectives des forces qui avaient cessé de l’être pour nous, mais quelle est donc la nature de ce voile qui finalement ne cesse de les dissimuler à notre perception ? Faut-il être aveugle pour ne pas constater qu’il y a continuellement dans l’univers, donc aussi dans notre environnement le plus quotidien une efficience de la lumière, du son, de la gravitation, de la chaleur, etc ? C’est qu’il existe dans notre façon de percevoir les choses et dans notre aptitude à nous entourer presque exclusivement d’objets fabriqués qui ne sont tournés que vers des objectifs fonctionnels humains, une tentative aussi inconsciente que paniquée de nous dissimuler à nous-mêmes l’évidence d’un monde simplement présent, seulement fondé sur la donne de sa plasticité immédiate. Ce n’est pas que l’artiste se creuse le cerveau pour nous faire éprouver des agencements de couleurs, de sons ou d’images incompréhensibles, c’est qu’ils nous semblent incompréhensibles parce qu’ils ne font que manifester l’infiniment proche, le « juste là », le plus naïvement « immédiat ». C’est aussi parce qu’ils nous font faire l’expérience de ce que nous ne voulons pas reconnaître.
On pourrait rendre compte de ce malentendu continuel sur la nature authentique de l’art par une image : représentons nous l’humanité comme une colonie de puces sur le dos d’un tigre. Il est nécessaire aux puces de se faire croire les unes aux autres qu’elles vivent en sécurité dans un milieu fait pour les puces. Mais voilà que certaines d’entre elles plus lucides perçoivent très clairement les mouvements de l’échine du tigre et manifestent cette attention de la seule façon possible : en s’exerçant directement sur eux, en révélant par différentes stimulations la vérité simple de la situation. Les autres puces, saisissent sans se l’avouer à elles-mêmes, la justesse de cette position mais elles préfèrent les entourer soit de toutes les marques de la vénération et occultent ainsi le fait que l’artiste ne donne à percevoir que l’évidence la plus immédiate d’un monde présent, soit le discrédite en l’enfermant et en l’étiquetant comme dément. L’essentiel est de marginaliser l’artiste, de le présenter à la foule comme n’étant pas « Monsieur tout le monde ». « Ne croyez pas ce qu’il dit, il n’a pas toute sa tête. C’est très beau ce qu’il fait mais vraiment on ne voit pas où il va chercher tout ça ! » Il s’agit d’ancrer dans l’esprit de la majorité l’idée selon laquelle l’art se définit comme sophistication, complexification gratuite du réel alors que la vérité tient dans le fait qu’il s’agit, au contraire, d’un raffinement, c’est-à-dire d’un processus de purification, de raréfaction par le biais duquel il n’est question que de revenir à l’élément chimiquement pur et simplifié de la présence. On accrédite dans l’esprit de la population des puces la représentation d’un artiste génial composant son œuvre au fil des arcanes d’une maîtrise mystérieuse, secrète et surtout « à clefs » pour éviter que toutes les puces ne paniquent  devant l’évidence attestée par les œuvres qu’elles sont bel et bien placées dans cette situation tangente qu’est l’échine d’un tigre traversée de soubresauts dont aucun ne garantit qu’elles lui survivront.
2) L’œuvre « cryptée »
Toute d’œuvre d’art s’impose donc à nous de façon « cryptée » mais on pourrait dire que ce cryptage vient moins d’elle ou de son créateur que de nous, de cette modalité d’existence cryptée dans laquelle réside essentiellement le mode de vie humain. Le brouillage vient de ce que nous sommes une société de puces soucieuse d’intégrer l’œuvre qui gratte l’échine du tigre à un système de références de puces. Toute œuvre d’art consiste à révéler ce fond d’efficience littérale, physique et inhumaine (non pas au sens de cruelle mais de brute, de présence pure et simple, non « trafiquée », sans additifs) de la vie. Nous pouvons toujours surimposer à des jeux de lumière des filtres d’interprétation et de découpage de silhouettes imposés par notre langage en disant qu’un arbre est un arbre, que La Joconde est une femme, que la montagne Sainte Victoire est une montagne, nous n’en serons pas moins confrontés devant ces œuvres à des compositions de flux colorés, comme s’il ne s’agissait ni plus ni moins que de rappeler aux hommes ce que voir « physiquement » est, soit être dans la lumière. Un musicien nous rappelle à l’efficience du son, un cinéaste à celle de l’image, un statuaire à l’épaisseur plastique de la présence.
On pourrait dire de toute œuvre qu’elle est barbare, au sens étymologique du terme : ce terme vient des grecs dénommant ainsi les peuples ne parlant pas leur langue et ne s’exprimant selon eux que par des borborygmes primitifs. Cette barbarie tient à sa nature fondamentalement « primitive » : le boléro de Ravel consiste à tisser un filet dans lequel il s’agit simplement de capter des forces sonores, Cézanne ne peint que les puissances de maturation des fruits et de sédimentation de la roche. Mais comment expliquer, si cette perspective de l’œuvre est juste, que ces œuvres soient aussi « travaillées ». Si le brouillage de l’œuvre vient finalement davantage de nous que d’elle, comment comprendre qu’elle soit l’objet d’un effort de construction aussi long, investi voire savant ? La réponse ne peut se concevoir qu’à partir du moment où l’on réalise qu’il n’est finalement question dans toute œuvre que d’activer un processus de déconstruction par le biais duquel, dans la peinture par exemple, ce n’est jamais un motif qui est peint mais c’est simplement de la visibilité sobrement ramenée à ses conditions d’apparition, de même, ce n’est pas tant de la musique qui est composée que du bruit qui est réduit à sa condition d’émergence sonore. Les artistes essaient de faire réaliser à une humanité blasée par les avancées technologiques le miracle de cette effectivité toujours déjà donnée d’une plasticité sonore, visuelle, tangible, imageante. C’est cette matière même que nous évitons la plupart du temps sans même nous en rendre compte parce que nous la traversons de la nécessité « d’aller de l’avant ». Nous ne percevons pas l’évidence première de l’échine du tigre parce que nous sommes trop exclusivement soucieux de nous constituer un monde de puces et c’est la raison pour laquelle nous nous construisons des instruments sonores, optiques, haptiques de plus en plus perfectionnés, lesquels nous conforte à la fois dans l’idée le monde n’est pas tant à éprouver qu’à être « optimisé » et dans la certitude d’un avenir de puces, comme si le dynamisme véritable n’était pas toujours déjà et seulement dans ce giron des forces à l’intérieur duquel la vie ne cesse d’improviser chaque instant « donné ». C’est exactement dans cette improvisation que réside authentiquement le cryptage (les cathédrales de Rouen de Monet).
Ce n’est pas parce que l’artiste est original, ou bien parce qu’il a une idée hors du commun qu’il fait son œuvre mais au contraire parce qu’il est assez « terre à terre », assez matérialiste et, en un sens, « limité » qu’il ramène tout à des questions de plasticité et voit ce que nous nous faisons une profession d’êtres civilisés, embarqués dans un destin et un progrès humains, de ne pas voir, soit qu’il n’y a que des moments uniques tissés dans l’entrecroisement de forces physiques toujours imprévisibles. L’univers est un ouvrage d’une richesse dynamique inouïe, exclusivement tissé de points singuliers et remarquables. Ce n’est pas par son esprit d’innovation qu’il nous émerveille mais au contraire par son aptitude à manifester une lucidité attentive et passive à l’égard d’une puissance innovante donnée sur les ailes de laquelle il se laisse porter. Devant les montagnes de la Sainte Victoire peintes par Cézanne, on réalise qu’il n’est pas question de voir le modèle d’abord pour peindre la toile ensuite, mais de voir la toile pour saisir ce que c’est pour une montagne que de s’incarner dans la chair d’une visibilité donnée. Je perçois alors ce festoiement coloré dans l’effervescence duquel nous ne sommes plus confrontés à des pins ou à du calcaire ou à du ciel, de la végétation, etc. mais seulement à des fluctuations de lumière. Ce n’est pas par esprit de contradiction que le peintre ne peint jamais des « choses » mais parce qu’il n’y a dans la réalité jamais des choses mais seulement des inflexions de tonalités dans la lumière. Ce que nous mettons sur le compte de son génie personnel tient en réalité dans un génie impersonnel, dans un processus d’épuration au gré duquel il n’est question pour lui que de se tenir à hauteur physique du physique, de voir la matière la plus simple et la plus dépouillée du visible, d’entendre le fil ténu du sonore, bref de voir « le premier matin du monde », « l’aube » d’une réalité que nous avons été conditionnés à éviter de façon à nous entendre sur un point du jour exclusivement humain dissimulant ce fond inhumain de toute existence vraie.
Il existe, bien sur, des œuvres tellement contextualisées dans des évènements humains qu’il semble difficile de les lire à partir de cette définition de l’œuvre. Le couronnement de Napoléon par David est une œuvre de propagande dont il est impossible de dire que son auteur ait « voulu » en elle célébrer ce premier contact avec le monde mais, à aucun moment il n’a été précisé que cette définition de l’œuvre supposait l’intention de son créateur. Si le couronnement de Napoléon est une œuvre, on pourrait presque dire que c’est malgré son auteur, lequel n’a probablement souhaité qu’immortaliser le moment de gloire de son héros. Mais si l’on regarde la toile avec attention, on perçoit bien qu’il y est avant tout question de mises en espace de personnages et d’accessoires de sacralisation, de jeux de lumière et d’ombre par le biais desquels certains aspects sont soulignés et d’autres atténués, d’attitudes physiques de corps qui, bien qu’historiquement célèbres, sont ici réduits à des mouvements de toile et à des gestuelles actives ou contemplatives. Cela a beau être Napoléon et Joséphine, il faut bien que la découpe d’un coude jaillisse des soieries pour porter la couronne et qu’elle le soit de façon hautement désacralisée, ou plus encore désanthropocentrée. David peut bien détourner la physique des forces de façon à ce que les rayons du soleil éclairent exactement les personnages principaux de la scène comme si le soleil se soumettait aux usages définis par la hiérarchie impériale, c’est dans et par des fluctuations de lumière que cette scène « est » parce que son modèle ne fut pas autrement et que c’est exactement dans cet effet de révélation d’un fond physique aux évènements humains que tient la dimension artistique de ce tableau. C’est aussi en lui que réside  le statut d’artiste de son auteur parce qu’il fallait l’attention exacerbée d’un homme pour ne pas se laisser étourdir par tous les accessoires de la célébration historique et relever dans l’événement tous les ressorts presque imperceptibles de son effectuation dans l’épaisseur d’une visibilité.

7 commentaires:

  1. Qu'est-ce qui est, pour vous, visible (sonore) ?
    Une chose réelle est visible (sonore) parce que vous pouvez la voir (l'entendre), ou parce que vous la regardez (l'écoutez) ?
    Quand Paul Klee dit "l'art ne reproduit pas le visible, il rend visible", de quel visible, selon vous, parle le philosophe ?
    Du visible réel que chacun peut voir ou entendre, ou du visible vu dans la tête de l'artiste ?
    Car pour tenter de rendre visible la réalité, il faut pouvoir mettre dans son oeuvre tout ce qui joue dans la réalité. Et il y a des choses qui retiennent plus l'ATTENTION (nous la définiront plus loin) de l'artiste que d'autres pour cela.
    Le peintre qui a peint le sacrement de Napoléon a rendu visible par le jeu de lumière l'importance qu'a à ses yeux cet instant, et la personne même de Napoléon. S'il avait voulu, pour rendre son œuvre le plus proche de la réalité possible, peindre la pesanteur, ou l'atmosphère, sans doute aurait-il utilisé d'autres procédés. Pour autant, a-t-il oublié de les mettre à l'œuvre dans son tableau ? Non, les personnages sont bien tous les pieds sur terre, respirent l'air qu'on suppose ambiant, sans bouteille, ou autre...
    Car pour le peintre, cela est ÉVIDENT.
    Et quand quelque chose est évident, on y fait plus attention.
    Et l'ATTENTION, pour une même chose, n'est pas la même pour deux personnes lui ayant ouvert leurs sens. Car c'est en fonction des sensations reçues, sensations qui ne peuvent être que personnelles, (il y a donc autant de sensations différentes que de personnes réceptives à une même chose) que la personne se représente la chose. Et si pour une personne, un sens est heurté par quelque chose d'inhabituel, de différant de l'habitude, de rare, alors son attention se porte davantage sur cette chose, et l'on remarque plus ça que le reste. S'il s'avère que cette personne est artiste, elle représentera son œuvre de la chose à travers les sensations qu'elle en a, plus particulièrement à travers les sensations qui la marquent, c'est-à-dire ce sur quoi elle porte attention.
    Ceci est vrai si la chose que regarde l'artiste à la base est la réalité, le monde réel, mais également s'il s'agit d'une œuvre d'un autre artiste. Et nous qualifierons ici comme autre artiste tout artiste n'étant pas lui à un instant donné, c'est à dire même l'artiste en question à un instant antérieur à celui donné, est étranger à lui-même.
    Imaginons alors quelle sera l'œuvre que nous aurons lorsqu'elle sera produite à travers l'attention qu'a porté un artiste à une autre œuvre, laquelle créée également à partir de l'attention qu'a porté son réalisateur à une œuvre antérieure, et ainsi de suite...
    Serait-ce la représentation même de l'"attention" que nous obtiendrons ?
    Nous avons alors la représentation d'une force invisible.

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  2. (Suite)

    C'est alors qu'on comprend ce que dit Gilles Deleuze ("la musique doit rendre sonore les forces insonores, et la peinture, visible, des forces invisibles").
    Si l'on tente de représenter ce qui est visible selon la visibilité que chacun en a, on fait copie conforme de ce qui existe aux yeux de tous. Aucun changement n'est apporté. Si par contre on tente de représenter le visible seulement à travers le regard que nous seuls en avons, même si pour nous notre œuvre et le réel visible sont identiques, ce n'est pas le cas aux yeux des autres. Selon eux, nous aurons mis en avant certains points, auxquels ils n'auraient pas porté attention d'eux-mêmes s'ils avaient été en face du réel visible. Ces mêmes points qui sont pour nous évidents.
    Nous ne pouvons donc pas dire qu'un artiste met VOLONTAIREMENT en avant ces points. Il ne fait que retraduire de plus fidèlement possible sa propre vision, et c'est parce que nous avons une vision unique et propre à nous-mêmes que la vision de l'artiste n'est pas la même que la nôtre, et que nous pouvons, grâce à cette vision qui n'est pas la nôtre, remarquer un point que nous n'aurions pas vu par notre propre perception.
    Il n'est donc pas juste selon moi de dire que les hommes ne comprennent pas une œuvre parce qu'ils ne veulent pas, mais à mon avis plus parce qu'ils ne le peuvent pas; parce que la manière dont l'artiste rend visible quelque chose est trop implicite pour être comprise par quelqu'un n'ayant pas la même vision (même dans le sens similaire) de la chose qui inspira l'œuvre à l'artiste.

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  3. Bonjour Drazaël,
    Le point crucial est celui que vous évoquez quand vous dites:"si, par contre, on tente de représenter le visible seulement à travers le regard que nous seuls en avons, même si pour nous notre oeuvre et le réel visible sont identiques, ce n'est pas le cas aux yeux des autres." Je crois que le "pour nous " est de trop. L'artiste, comme dit Bergson "est le seul à voir la réalité telle qu'elle est." Mais qu'est-elle? Un chaos, le dynamisme continu de flux de forces qui interagissent les uns avec les autres. C'est le monde que décrit Nietzsche dans "la volonté de puissance": "Une mer de forces en tempête et en flux perpétuel, éternellement en train de changer, éternellement en train de refluer, avec de gigantesques années au retour régulier, un flux et un reflux de ses formes, allant des plus simples au plus complexes, des plus calmes, des plus fixes, des plus froides aux plus ardentes, aux plus violentes, aux plus contradictoires, etc."Lorsque notre main rencontre la dureté d'une tasse, ce qui se passe vraiment est d'abord et seulement un choc entre deux chiffres de densité, entre deux températures, entre deux teintes de lumière. La traduction de cette réalité "donnée"en énoncé: "ma main tient la tasse" ne sera que seconde et fausse, c'est pourtant celle que nous, humains considérons comme "objective". L'artiste, lui ne démord pas du premier niveau:celui de l'entrecroisement continu de forces et de chiffres variables dans ces forces. Les tableaux de Monet sur la cathédrale de Rouen pourraient presque se sous-titrer: "plus jamais je ne dirai "une" cathédrale". Cézanne ne peint jamais "la" montagne mais le dynamisme insoupçonné de tous ces flux impressifs qui ne cessent de grouiller entre ce que nous considérons à tort comme des choses. Mais pourquoi découpons-nous ce qui est en fait "indécoupable"? Parce que nous parlons, parce que nous ne pouvons pas regarder crûment le monde de la volonté de puissance.

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  4. (suite)
    L'artiste n'a aucune imagination, il est bien trop pris, happé par l'efficience de cette réalité qu'il est étrangement le seul à percevoir. Rien de plus manifeste, de ce point de vue, que notre vision statique et classifiée des couleurs que les impressionnistes n'ont pas cessé de "dynamiter". Le vert n'est jamais seulement le vert, il "verdoie" et telle touche de Cézanne montre ce mixte de tonalité dans lequel la couleur est en train de se faire. Or il est impossible que quelque chose de nous ne perçoive pas très inconsciemment ce que l'artiste a peint comme il l'a peint tout simplement parce que c'est la vie. Mais pour convenir de cette perception, il faut que je revienne de l'illusion du langage. Avant d'être un esprit qui classifie ces impressions, je suis un nerf optique qui les vit. J'ai forcément vu la montagne Sainte Victoire comme Cézanne parce qu'on ne peut pas la voir autrement dés lors qu'on ne fait que voir. C'est ça le visible, c'est la plasticité de la lumière. Mais pour la plupart d'entre nous ne reconnaîtrons pas cette perception parce que ce serait convenir de l'existence absurde et plutôt terrifiante, sans avenir assuré, sans place pour un destin "humain", du monde de la volonté de puissance. Francis Bacon disait que ses toiles ne s'adressaient pas au cerveau mais aux nerfs. Chacun de nous n'est dans ce monde qu'un certain crible d'impressions né de l'entrecroisement changeant et continu des forces. Toutes les valeurs de la civilisation, de la culture et du progrès n'ont de sens qu'en tant qu'elles constituent la tentative (vaine) de dénégation de cette réalité. L'artiste, au contraire, y consent et ne fait tout au long de son oeuvre qu'explorer la richesse de ce "oui".
    Bien cordialement

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    1. Je ne suis pas tout à fait sûr qu'on puisse enlever le "pour nous". Du moins à partir du moment où nous pouvons assurer que notre oeuvre est la copie conforme de ce que nous voyons vraiment.
      Je m'explique. Si à la place de mon oeil, il y a un appareil photo, le visible flashé sera le même, pris à partir de mon appareil photo ou de celui de mon voisin. Si par contre, ce concept d'"appareil photo" est situé non pas à la place de mon oeil, mais après les sensations que la vie me donne à avoir sur certaines choses plutôt que d'autres, alors la photographie obtenue sera unique, car ciblée juste sur les choses auxquelles je fais attention.
      Ensuite, je suis d'accord avec vous que l'artiste de démord pas du fait que la tasse est avant tout une différence de densité, et qu'il y a percussion. Cependant, pour pouvoir la représenter, il va l'imager, selon ce qui lui semblera être le plus fidèle, et cette image est un apport qui est aussi unique que l'artiste. je ne pense pas qu'on puisse donc dire qu'un artiste n'ai aucune imagination. L'imagination est peut-être pas dans le message qui passe, mais dans la manière de la faire passer. Il ne peux représenter quelque chose d'invisible qu'avec des choses visibles, c'est à dire des choses qu'il a déjà vu en vrai, et qui lui font penser à cette chose invisible. Deleuze disait d'ailleurs que l'artiste ne peint pas une toile, mais donne consistance à tous les coups de pinceaux des peintres qui lui sont ses modèles.
      Cela m'amène alors à vous poser une question, qui va un peu avec celle à laquelle vous essayez de répondre :
      La culture artistique permet-elle ou empêche-elle la créativité ?
      Dans le sens où lorsque nous connaissons, par exemple,un grand répertoire musical, puis que nous voulons composer notre musique, est-ce avantageux ou non de "faire comme ..." ? C'est presque plagier non ?

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  5. Bonjour Drazaël,
    Je crois qu'il faut nous débarrasser complètement de la notion même de "chose". Quand je dis qu'il y a devant mes yeux "une montagne", je suis encore dans une réalité "virtuelle" découpé par un principe de distinction et de classification linguistiques, c'est-à-dire que je suis encore en train de classer, de dénaturer des ressentis en les généralisant sous la coupe d'un vocable. L'artiste "va aux choses sans les mots", sauf que précisément ce ne sont plus des choses mais comme je le disais dans mon précédent message un chaos de "petites sensations", comme dit Cézanne. D'ailleurs l'argument de la hiérarchisation des plans que vous utilisez est très intéressant parce qu'il me semble parfaitement convenir "a contrario" à la peinture de Cézanne. Marcelin Pleynet, un critique d'art, dit de ses toiles que l'on ne peut pas y entrer, et c'est complètement vrai, précisément parce qu'aucune perspective ne s'offre à vous pour vous indiquer vers quel horizon pourrait se diriger la pénétration de votre regard. Il n'y aucune profondeur, tout est là, tel que votre nerf optique en fait l'expérience "pure". On peut penser à de nombreuses Sainte victoire. Vous connaissez un peu mieux votre corps, c'est-à-dire l'immersion brute d'un corps dans un milieu avec lequel justement "il fait corps". C'est ça l'art, le soulignement de cette multiplicité de corps que nous ne cessons de faire avec le réel, et que finalement nous "sommes", dans lesquels nous consistons. Quoi qu'on fasse, nous faisons toujours corps "avant" que nous y réfléchissions", avant que nous nous demandions ce que nous faisons ici. Nous sommes "ici". Nous ne voyons jamais vraiment comme un appareil photo parce qu'il consiste dans un rapport au visible toujours déjà "intellectualisé", organisé autour de l'idée que nous avons quelque chose à voir, alors qu'il n'y a rien à voir "en particulier" mais que tout est vu d'abord, tout le temps. Il y a un autre peintre très intéressant de ce point de vue là, c'est Monet. Quand il a peint "les Nymphéas", il était pratiquement aveugle (enfin ce que nous considérons comme tel) et pourtant chacun de nous reconnaît les nymphéas mais on serait tenté de se demander d'où vient que nous les reconnaissions car cela ne saurait plus d'aucune manière avoir à voir avec une réalité objective extérieure, avec la "chose" nymphéas. Il y a des croisements de forces qui sont des impressions, et nous appelons cela des choses. Pour avoir compris cela, tout artiste authentique est marginalisé, considéré comme un fou ou comme un génie, mais cela revient au même.

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  6. (suite)
    C'est en ce sens que l'artiste n'a aucune imagination. Il ne se fait aucune image de la réalité, il est dans le contact brut avec une réalité qui n'est qu'en images. Rien ne se donne à voir "à quelqu'un". Exister c'est participer à cette donne de la toute visibilité qui ne fait incessamment que s'offrir à la vue. C'est ce qui fait du cinéma un art absolu: le réalisateur ne crée pas des images, on pourrait dire qu'il surfe sur la vague d'un "tout en images" qui consiste dans l'évidence première d'un univers impressif. Faire un film, c'est créer un certain mouvement dans la consistance épaisse d'une plasticité "imagéelle" et c'est tout le contraire d'imaginaire parce que c'est vraiment "ce qu'il y a".
    Pour en revenir à votre question:"La culture artistique permet-elle ou empêche-t-elle la créativité?" J'ai bien peut que l'on soit obligé de répondre: "ni l'un ni l'autre". On peut penser à la réaction des artistes lorsqu'on les interroge sur le rapport entre leur oeuvre et telle ou telle référence à un grand peintre ou un grand écrivain. On ne peut pas écrire si l'on n'a pas soi-même beaucoup lu mais ce qui va faire de nous un "écrivain" c'est justement notre "inculture", notre aptitude à avoir saisi dans la lecture des "grands" le "truc", ce fond de réalité brute, de contact total et violent avec la vie qui va enfin nous "faire devenir ce que l'on est". Si vous êtes musicien et grand admirateur de Ravel par exemple, de deux choses l'une, soit vous envisagez d'analyser ses oeuvres, soit vous vous sentez "vivre plus" quand vous les entendez. Dans ce second cas, cela signifie que Ravel a cristallisé par ses oeuvres des mouvements, des liaisons, des "correspondances" qui se trouve avoir à voir avec "une complexion sonore" dans laquelle vous consistez et l'oeuvre de Ravel n'est alors qu'une simple incitation à composer vous-mêmes dans la mesure où nous ne consistons, dans le devenir de notre être que dans le croisement d'une multiplicité de "flux de composition". Il ne me semble pas que l'art soit autre chose qu'une épreuve de vérité dans laquelle chacun de nous réalise dans quel flux d'émission de forces il consiste effectivement et "seulement".
    Bien cordialement

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