vendredi 26 octobre 2012

L'objet hybride


Le mot « hybride » vient du latin ibrida qui désignait le résultat de l’union d’un sanglier et d’une truie. Le « h » est issu du rapprochement qui a été fait avec le grec « hybris » qui signifie la démesure et fait référence au caractère contre-nature, « anormal », de tout ce qui est hybride. Le terme  désigne, en effet, ce qui n’appartient à aucun genre, à aucune espèce donnée, à aucune catégorie définie, ce qui finalement n’est ni tout-à-fait ceci, ni tout-à-fait cela. On dit d’une solution qu’elle est hybride quand elle ne résout pas totalement la question, qu’elle est bancale, composée de bric et de broc. La notion fait donc signe d’un renoncement à l’unité de genre, à la simplicité d’une évidence, à la définition. Le centaure est un homme cheval dont il est impossible de dire s’il est plutôt l’un ou plutôt l’autre. Il est tout-à-fait troublant, de ce point de vue, de savoir que les toutes premières gravures découvertes en Namibie représentent notamment des figures hybrides. C’est comme si l’ancêtre du dessin avait d’emblée fait droit à ce qui pourtant ne se conçoit que comme un assemblage hétéroclite d’espèces définies. La figure hybride semble donc avoir fasciné l’humanité très tôt comme le prouve dans la mythologie la prolifération de figures «mixtes ». Elle est l’incarnation du transgressif, de l’anomal.
Le minotaure est le fruit des amours coupables de Pasiphaé et d’un taureau blanc dont Poséidon l’a rendue amoureuse pour se venger du fait que son mari Minos avait refusé de le lui sacrifier. Mais le caractère troublant, sulfureux de notre inclination pour l’hybride ne consiste pas seulement dans l’effet de polarisation que suscite un dérèglement des habitudes ou le fait d’outrepasser les limites des bonnes mœurs. Pasiphaé accouche de ce monstre pour lequel Dédale construira un labyrinthe. L’hybridation ne se résout pas dans un simple travail combinatoire, dans une œuvre de complexification générique, elle est aussi et surtout une transgression génétique comme si la nature ne se refusait rien. L’hybride fait signe d’un absolu chaos des formes, d’un potentiel matriciel sous-jacent totalement délirant, laissant libre cours à un imaginaire qui ne connaît pas la moindre limite. Se pourrait-il que la nature, dans son sens étymologique (natura : ce qui engendre) ne connaisse ni limite, ni mesure, ni norme, ni reconnaissance ? C’est précisément ce que Diderot dans « la lettre à D’Alembert » affirme :
 « Tous les êtres circulent les uns dans les autres, par conséquent toutes les espèces, tout est en flux perpétuel. Tout animal est plus ou moins homme ; tout minéral est plus ou moins plante ; toute plante est plus ou moins animal. Il n’y a rien de précis en nature .Toute chose est plus ou moins une chose quelconque, plus ou moins terre ; plus ou moins eau ; plus ou moins air, plus ou moins feu, plus ou moins d’un règne ou d’un autre…Donc rien n’est de l’essence d’un être particulier, puisque il n’y a aucune qualité dont aucun être ne soit participant.»  Lettres à D’Alembert
La figure de l’hybride ne nous interpelle donc pas seulement en tant que mélange des genres mais aussi parce que ce mélange des genres n’est pas moins génétiquement viable que la conformité aux genres, voire plus dans une certaine mesure (l’hybridation, c’est le contraire de l’inceste). Les unions dites contre-nature font signe d’une permissivité naturelle vertigineuse qui remet totalement en cause les modalités de classement de nos catégories, qui ruine la notion même de classement. C’est un peu comme si l’homme épris de science et de certitude demandait sans cesse à la nature : « comment se reconnaître dans cette chaîne de production du vivant innovante et transgressive? » et la nature lui répond : « qui parle de se reconnaître ? ». L’hybride, c’est ce qui ne se laisse pas caractériser, ce qui fait signe d’une antériorité de l’événement d’être par rapport à la question de savoir « ce qu’est » la chose qui est. L’existence précède l’essence, mais jusqu’à quel point peut-on encore soutenir qu’il y a essence quand on lit les propos de Diderot ?
 De l’hybride, je ne peux pas dire que cela n’est pas, mais je ne peux pas dire ce que c’est. Il nous choque parce que nous avons toujours tendance à nous demander ce qu’est l’événement avant même de prêter attention au fait, au phénomène pur de son émergence, de sa venue au monde. Il suffit de penser à la réaction de la plupart des gens devant une naissance. L’évènement de la naissance n’est jamais véritablement apprécié dans la neutralité de son émergence. Ce qui compte est le sexe de l’enfant, pas l’enfant, c’est-à-dire l’événement donné d’enfanter. Le fait ne semble appropriable par la pensée commune qu’en tant qu’identifiable : « naissance d’une fille » mais on brûle alors une étape, et c’est finalement bien plus qu’une étape, c’est la vérité donnée de ce qui s’est réellement passé : « naître », un pur infinitif sans sujet. Il se pourrait que l’hybridation, par le biais de cette transgression des genres et cette annihilation de la notion même de substance ou de sujet nous donne l’occasion de voisiner avec la vérité crue d’un univers dans lequel rien ne se produit que des infinitifs.
Cette idée est troublante : il y a une pureté, une neutralité de l’hybride dans la mesure où les êtres ne naissent jamais en tant que ceci ou en tant que cela, ils sont tous d’abord des formes différentes de l’acte de venir au monde. Rien ne peut exister autrement que transgressivement sous cet angle parce qu’aucun être vivant ne vient au monde de la même façon qu’un encrier devient encrier : « Mais c’est que, parallèlement, le garçon de café ne peut être immédiatement garçon de café, au sens où cet encrier est encrier, où le verre est verre » dit Jean-Paul Sartre dans « l’être et le néant ». Pour les objets, en effet, l’essence (ce qu’ils sont) précède l’existence (le fait qu’ils sont) : c’est toujours « en tant qu’encrier » qu’il arrive à l’existence puisque leur raison d’être existe avant le fait d’être. L’être humain ne produit que les ustensiles dont il a besoin. C’est précisément cette hybris, cette marge inquiétante et terrible dans laquelle quelque chose naît toujours avant que je puisse vraiment savoir ce que c’est, dans l’effectuation d’un doute toujours possible, d’une efficience inclassable qui manque aux objets puisque ils sont toujours le produit d’une conception antérieure.

La notion d’objet hybride prend donc un relief particulier parce que paradoxal puisque c’est à une confusion programmée que nous avons affaire, plus encore à une confusion qui répond à une attente à de nouveaux besoins qui se sont faits jour au sein d’une population. C’est comme si la transgression des genres dont nous avons vu qu’elle pouvait se concevoir paradoxalement comme le principe anomique de toute naissance devenait étrangement un processus de fabrication. Mais il importe justement de bien saisir  d’abord à quel point l’hybridation est la loi même du vivant, c’est-à-dire à quel point finalement le chaos est le mode d’existence de la vie. L’embryon est moins le résultat d’un processus de genèse que d’hybridation. Ce n’est pas une nouvelle cellule qui naît de la fécondation de l’ovule par le spermatozoïde, rien ne se produit ici qui n’était pas déjà là avant, l’ovule et le spermatozoïde ne disparaissent pas de l’opération. Nous assistons à l’évolution de deux devenirs croisés, un devenir ovule du spermatozoïde et un devenir spermatozoïde de l’ovule. Les enfants ne naissent pas de leurs parents, ils sont la complexification cellulaire de leurs parents, l’hybridation du fait d’exister de leurs parents. Imaginons que chacun de nous soit un tag sur le mur de la vie, notre enfant ce serait comme un tag graphiquement plus compliqué qui viendrait peu à peu à la surface du visible comme se précise progressivement une image venant du dessous, comme en sous-impression. Voir son enfant, c’est exactement comme se trouver devant la variation sur un thème dont vous n’êtes vous-même qu’une autre variation. En un sens, Bach ne cesse de « broder » sur un seul et même thème qui revient continûment dans les variations Goldberg mais alors pourquoi avons-nous le sentiment en l’écoutant que ce qu’il nous donne à entendre, c’est le processus de la création musicale « mis à nu » ? Parce que la vie ne procède pas autrement : il n’est jamais question de créer autre chose que des variations sur un thème : telle suite de notes pour Bach, l’ADN pour la vie.
Mais en même temps, chaque nouvelle variation enrichit la précédente, fait pousser au milieu d’elles de nouvelles inflexions, de nouvelles tonalités et c’est pour cela qu’à très juste raison nos enfants nous émerveillent : ils sont « génétiquement » d’une étoffe nécessairement plus subtile que la notre : l’ADN s’y « brouille » davantage, le tagger y affine son trait. Le type de caractère est sans cesse plus étrange, plus méconnaissable, plus énigmatique.
Mais Bach est un musicien et non un designer. Il travaille une matière sonore et non une plasticité objectale. Que l’hybridation soit le fin mot de toute création artistique ne nous permet pas pour autant d’en déduire qu’il serait l’essence même de la pratique du design. Comment un objet pourrait-il être hybride puisque il n’a pas pu être conçu autrement que dans le prolongement de son nom, de son idée, de son genre, de sa fonction, de son mode d’alimentation, etc ?
On peut apporter une première réponse à cette question en inscrivant le fait que cet objet aussi clairement défini soit-il puisse tenir lieu d’autre objet dans la considération de son cycle de vie, c’est-à-dire dans le devenir autre objet de cet objet. Concrètement, le fait qu’un pneu puisse devenir le revêtement d’un escalier mécanique suppose aussi qu’un pneu est toujours déjà autre chose qu’un pneu. Cette zone d’indistinction qui nous permet de voir peu à peu apparaître autour de cet objet les possibilités de son recyclage constitue une sorte de halo, d’aura qui contribue à discerner dans le fait présent de sa plasticité du flou, ou plutôt de la fluidité, du potentiel « transgressif ». En un sens, il n’y a pas d’objet, il y a des montages provisoires de flux, de forces, de matières et d’effets de mise sous pression, de haute ou basse température, etc.
Mais cette considération suppose une certaine distance, un travail de décontextualisation des objets qui ne suffit pas à rendre compte de l’invasion sur le marché de tous ces concepts d’objets hybrides comme le moteur de voiture qui peut être à la fois électrique et thermique, le portable qui fait agenda, appareil photo, écran d’information, toutes ces innovations informatiques qui nous installent dans cette idée selon laquelle ce n’est pas parce que nous avons ceci que nous n’avons pas, branché sur tel autre appareil ou arrimé à tel support, cela. Nous n’avons plus seulement « une » chose, nous jouissons de la pluralité de « variables de service » que nous rend accessible un champ presque infini de modulations, d’usages, de nuances, de gestuelles.
Il s’agit fondamentalement de brouiller la donne de la répartition terme à terme de l’objet et de la fonction : ce n’est pas parce que j’ai une lampe que je n’ai pas aussi un aspirateur (exemple d’objet hybride : la lampe aspirateur). Etant en train de nettoyer un tapis, je ne suis pas fonctionnellement éloigné de pouvoir m’éclairer. La limitation plastique de l’objet ne présuppose plus l’exclusivité de son usage. L’utilisation est après tout un a priori mental, l’objet, lui, se donne dans la neutralité d’une présence physique tout à la fois sobre et mystérieuse parce qu’ouverte à plusieurs usages. La notion de fonctionnalité se révèle enfin à nous telle qu’elle est, à savoir le produit d’un présupposé humain, l’option prise dés le départ d’un certain schéma d’interprétation qui va appliquer à l’objet un certain modus operandi auquel il se soumettra de bonne grâce étant entendu qu’il aurait pu pareillement se prêter à un autre protocole d’utilisation. Ce qui « est là » est le résultat d’un travail de réduction par le biais duquel il s’agit de voir jusqu’à quel point un maximum de tâches peut se constituer, se structurer à partir d’un minimum de matière. L’objet se résorbe, se raffine jusqu’à ne plus tenir qu’en un volume, une surface.
Nous sommes en face d’une masse sobre, opaque et paradoxalement incroyablement ouverte dans le fait même de cette opacité. L’évolution des objets hybrides va du bon vieux couteau suisse à la tablette tactile. En deçà de la pluralité de ses utilisations et même à cause d’elle, on en arrive à une « tablette » non pas parce qu’on ne peut pas faire plus mais justement parce qu’on ne peut pas faire « moins » et qu’aussi loin qu’on puisse aller dans ce processus de confusion par le biais duquel le clavier peut par exemple se retrouver dans l’écran, il n’en faut pas moins un « plan ». Le succès d’Apple ne peut pas s’expliquer hors de la justesse de cette trouvaille par l’évidence de laquelle la complexité du travail informatique se voit plastiquement réduite à un jeu de variations à partir de cette unité thématique qu’est la configuration de plans. L’objet hybride évolue vers une épuration des formes. Passons-nous nos journées à d’autres activités que celles qui nous font, comme dans un labyrinthe, errer de plans en plans, de façades aux écrans, nous heurter, ainsi que des rats de laboratoires, aux entrelacements de nos rues, de nos couloirs, de nos convenances et de nos idées (le cerveau est aussi un labyrinthe). Toute vie sociale se trouve être plastiquement un jeu de surfaces sans profondeur et c’est dans l’efficience même de cette linéarité que se trace le « Tag » dans lequel finalement nous consistons. Ce qui dessine ma vie, ce ne sont  pas les lignes de ma main mais ce que dessine ma vie en existant.

Le film « Tron », indépendamment de sa qualité propre (dont on peut abondamment discuter), a le mérite de nous donner à voir une action réduite à des déplacements de vecteurs sur des plans. Les objets hybrides et l’œuvre de réduction plastique dans laquelle ils nous entraînent jouent un rôle déterminant dans cette résorption de l’existence à la trace, quelque chose qui nous permettrait de comprendre pourquoi il faut un labyrinthe au minotaure, à savoir que nous sommes tous monstrueux dés que nous nous ramenons à la réalité stricte de ce que nous sommes : un jeu d’empreintes sur un support traçable, une errance dans un labyrinthe que nous constituons au fur et à mesure que nous nous y perdons parce qu’il n’y a pas de sortie. Thésée triomphant du monstre va se heurter à de nombreuses complications, à des oublis (Ariane), à des erreurs tragiques (la mort de son père Egée), comme si le labyrinthe, c’est-à-dire la confusion des moyens et des fins, l’impossibilité de suivre la droite ligne de nos désirs à leur satisfaction s’imposait toujours à lui non plus du dehors comme dans l’île de Minos mais du dedans de ce que toute existence structurellement « est ».

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