Le mot
« hybride » vient du latin ibrida qui désignait le résultat de
l’union d’un sanglier et d’une truie. Le « h » est issu du
rapprochement qui a été fait avec le grec « hybris » qui signifie la
démesure et fait référence au caractère contre-nature, « anormal »,
de tout ce qui est hybride. Le terme désigne, en effet, ce qui n’appartient
à aucun genre, à aucune espèce donnée, à aucune catégorie définie, ce qui
finalement n’est ni tout-à-fait ceci, ni tout-à-fait cela. On dit d’une solution
qu’elle est hybride quand elle ne résout pas totalement la question, qu’elle
est bancale, composée de bric et de broc. La notion fait donc signe d’un
renoncement à l’unité de genre, à la simplicité d’une évidence, à la
définition. Le centaure est un homme cheval dont il est impossible de dire s’il
est plutôt l’un ou plutôt l’autre. Il est tout-à-fait troublant, de ce point de
vue, de savoir que les toutes premières gravures découvertes en Namibie
représentent notamment des figures hybrides. C’est comme si l’ancêtre du dessin
avait d’emblée fait droit à ce qui pourtant ne se conçoit que comme un
assemblage hétéroclite d’espèces définies. La figure hybride semble donc avoir
fasciné l’humanité très tôt comme le prouve dans la mythologie la prolifération
de figures «mixtes ». Elle est l’incarnation du transgressif, de l’anomal.
Le minotaure est le fruit
des amours coupables de Pasiphaé et d’un taureau blanc dont Poséidon l’a rendue
amoureuse pour se venger du fait que son mari Minos avait refusé de le lui sacrifier.
Mais le caractère troublant, sulfureux de notre inclination pour l’hybride ne
consiste pas seulement dans l’effet de polarisation que suscite un dérèglement
des habitudes ou le fait d’outrepasser les limites des bonnes mœurs. Pasiphaé
accouche de ce monstre pour lequel Dédale construira un labyrinthe.
L’hybridation ne se résout pas dans un simple travail combinatoire, dans une
œuvre de complexification générique, elle est aussi et surtout une
transgression génétique comme si la nature ne se refusait rien. L’hybride fait
signe d’un absolu chaos des formes, d’un potentiel matriciel sous-jacent
totalement délirant, laissant libre cours à un imaginaire qui ne connaît pas la
moindre limite. Se pourrait-il que la nature, dans son sens étymologique (natura :
ce qui engendre) ne connaisse ni limite, ni mesure, ni norme, ni reconnaissance ?
C’est précisément ce que Diderot dans « la lettre à D’Alembert »
affirme :
« Tous les êtres circulent les
uns dans les autres, par conséquent toutes les espèces, tout est en flux
perpétuel. Tout animal est plus ou moins homme ; tout minéral est plus ou
moins plante ; toute plante est plus ou moins animal. Il n’y a rien de
précis en nature .Toute chose est plus ou moins une chose quelconque, plus ou
moins terre ; plus ou moins eau ; plus ou moins air, plus ou moins
feu, plus ou moins d’un règne ou d’un autre…Donc rien n’est de l’essence
d’un être particulier, puisque il n’y a aucune qualité dont aucun être ne
soit participant.» Lettres à D’Alembert
La figure
de l’hybride ne nous interpelle donc pas seulement en tant que mélange des
genres mais aussi parce que ce mélange des genres n’est pas moins génétiquement
viable que la conformité aux genres, voire plus dans une certaine mesure
(l’hybridation, c’est le contraire de l’inceste). Les unions dites
contre-nature font signe d’une permissivité naturelle vertigineuse qui remet
totalement en cause les modalités de classement de nos catégories, qui ruine la
notion même de classement. C’est un peu comme si l’homme épris de science et de
certitude demandait sans cesse à la nature : « comment se
reconnaître dans cette chaîne de production du vivant innovante et
transgressive? » et la nature lui répond : « qui parle de se
reconnaître ? ». L’hybride, c’est ce qui ne se laisse pas caractériser,
ce qui fait signe d’une antériorité de l’événement d’être par rapport à la
question de savoir « ce qu’est » la chose qui est. L’existence
précède l’essence, mais jusqu’à quel point peut-on encore soutenir qu’il y a
essence quand on lit les propos de Diderot ?
De l’hybride, je ne peux pas dire que cela n’est pas, mais je ne peux pas
dire ce que c’est. Il nous choque
parce que nous avons toujours tendance à nous demander ce qu’est l’événement
avant même de prêter attention au fait, au phénomène pur de son émergence, de
sa venue au monde. Il suffit de penser à la réaction de la plupart des gens
devant une naissance. L’évènement de la naissance n’est jamais véritablement
apprécié dans la neutralité de son émergence. Ce qui compte est le sexe de
l’enfant, pas l’enfant, c’est-à-dire l’événement donné d’enfanter. Le fait ne
semble appropriable par la pensée commune qu’en tant qu’identifiable :
« naissance d’une fille » mais on brûle alors une étape, et c’est
finalement bien plus qu’une étape, c’est la vérité donnée de ce qui s’est
réellement passé : « naître », un pur infinitif sans sujet. Il
se pourrait que l’hybridation, par le biais de cette transgression des genres
et cette annihilation de la notion même de substance ou de sujet nous donne
l’occasion de voisiner avec la vérité crue d’un univers dans lequel rien ne se
produit que des infinitifs.
Cette
idée est troublante : il y a une pureté, une neutralité de l’hybride dans
la mesure où les êtres ne naissent jamais en tant que ceci ou en tant que cela,
ils sont tous d’abord des formes différentes de l’acte de venir au monde. Rien
ne peut exister autrement que transgressivement sous cet angle parce qu’aucun
être vivant ne vient au monde de la même façon qu’un encrier devient
encrier : « Mais c’est que,
parallèlement, le garçon de café ne peut être immédiatement garçon de café, au
sens où cet encrier est encrier, où le verre est verre » dit Jean-Paul
Sartre dans « l’être et le néant ». Pour les objets, en effet,
l’essence (ce qu’ils sont) précède l’existence (le fait qu’ils sont) :
c’est toujours « en tant qu’encrier » qu’il arrive à l’existence
puisque leur raison d’être existe avant le fait d’être. L’être humain ne
produit que les ustensiles dont il a besoin. C’est précisément cette hybris,
cette marge inquiétante et terrible dans laquelle quelque chose naît toujours
avant que je puisse vraiment savoir ce que c’est, dans l’effectuation d’un
doute toujours possible, d’une efficience inclassable qui manque aux objets
puisque ils sont toujours le produit d’une conception antérieure.
La notion
d’objet hybride prend donc un relief particulier parce que paradoxal puisque
c’est à une confusion programmée que nous avons affaire, plus encore à une
confusion qui répond à une attente à de nouveaux besoins qui se sont faits jour
au sein d’une population. C’est comme si la transgression des genres dont nous
avons vu qu’elle pouvait se concevoir paradoxalement comme le principe anomique
de toute naissance devenait étrangement un processus de fabrication. Mais il
importe justement de bien saisir d’abord
à quel point l’hybridation est la loi même du vivant, c’est-à-dire à quel point
finalement le chaos est le mode d’existence de la vie. L’embryon est moins le
résultat d’un processus de genèse que d’hybridation. Ce n’est pas une nouvelle
cellule qui naît de la fécondation de l’ovule par le spermatozoïde, rien ne se
produit ici qui n’était pas déjà là avant, l’ovule et le spermatozoïde ne
disparaissent pas de l’opération. Nous assistons à l’évolution de deux devenirs
croisés, un devenir ovule du spermatozoïde et un devenir spermatozoïde de
l’ovule. Les enfants ne naissent pas de leurs parents, ils sont la
complexification cellulaire de leurs parents, l’hybridation du fait d’exister
de leurs parents. Imaginons que chacun
de nous soit un tag sur le mur de la vie, notre enfant ce serait comme un tag
graphiquement plus compliqué qui viendrait peu à peu à la surface du visible
comme se précise progressivement une image venant du dessous, comme en
sous-impression. Voir son enfant, c’est exactement comme se trouver devant
la variation sur un thème dont vous n’êtes vous-même qu’une autre variation. En
un sens, Bach ne cesse de « broder » sur un seul et même thème qui
revient continûment dans les variations Goldberg mais alors pourquoi avons-nous
le sentiment en l’écoutant que ce qu’il nous donne à entendre, c’est le
processus de la création musicale « mis à nu » ? Parce que la
vie ne procède pas autrement : il n’est jamais question de créer autre
chose que des variations sur un thème : telle suite de notes pour Bach,
l’ADN pour la vie.
Mais en
même temps, chaque nouvelle variation enrichit la précédente, fait pousser au
milieu d’elles de nouvelles inflexions, de nouvelles tonalités et c’est pour
cela qu’à très juste raison nos enfants nous émerveillent : ils sont
« génétiquement » d’une étoffe nécessairement plus subtile que la
notre : l’ADN s’y « brouille » davantage, le tagger y affine son
trait. Le type de caractère est sans cesse plus étrange, plus méconnaissable,
plus énigmatique.
Mais Bach
est un musicien et non un designer. Il travaille une matière sonore et non une
plasticité objectale. Que l’hybridation soit le fin mot de toute création
artistique ne nous permet pas pour autant d’en déduire qu’il serait l’essence
même de la pratique du design. Comment un objet pourrait-il être hybride
puisque il n’a pas pu être conçu autrement que dans le prolongement de son nom,
de son idée, de son genre, de sa fonction, de son mode d’alimentation,
etc ?
On peut
apporter une première réponse à cette question en inscrivant le fait que cet
objet aussi clairement défini soit-il puisse tenir lieu d’autre objet dans la
considération de son cycle de vie, c’est-à-dire dans le devenir autre objet de
cet objet. Concrètement, le fait qu’un pneu puisse devenir le revêtement d’un
escalier mécanique suppose aussi qu’un pneu est toujours déjà autre chose qu’un
pneu. Cette zone d’indistinction qui nous permet de voir peu à peu apparaître
autour de cet objet les possibilités de son recyclage constitue une sorte de
halo, d’aura qui contribue à discerner dans le fait présent de sa plasticité du
flou, ou plutôt de la fluidité, du potentiel « transgressif ». En un
sens, il n’y a pas d’objet, il y a des montages provisoires de flux, de forces,
de matières et d’effets de mise sous pression, de haute ou basse température,
etc.
Mais
cette considération suppose une certaine distance, un travail de
décontextualisation des objets qui ne suffit pas à rendre compte de l’invasion
sur le marché de tous ces concepts d’objets hybrides comme le moteur de voiture
qui peut être à la fois électrique et thermique, le portable qui fait agenda,
appareil photo, écran d’information, toutes ces innovations informatiques qui
nous installent dans cette idée selon laquelle ce n’est pas parce que nous avons
ceci que nous n’avons pas, branché sur tel autre appareil ou arrimé à tel
support, cela. Nous n’avons plus seulement « une » chose, nous
jouissons de la pluralité de « variables de service » que nous rend
accessible un champ presque infini de modulations, d’usages, de nuances, de
gestuelles.
Il s’agit
fondamentalement de brouiller la donne de la répartition terme à terme de
l’objet et de la fonction : ce n’est pas parce que j’ai une lampe que je
n’ai pas aussi un aspirateur (exemple d’objet hybride : la lampe
aspirateur). Etant en train de nettoyer un tapis, je ne suis pas
fonctionnellement éloigné de pouvoir m’éclairer. La limitation plastique de
l’objet ne présuppose plus l’exclusivité de son usage. L’utilisation est après tout un a priori mental, l’objet, lui, se
donne dans la neutralité d’une présence physique tout à la fois sobre et
mystérieuse parce qu’ouverte à plusieurs usages. La notion de fonctionnalité se
révèle enfin à nous telle qu’elle est, à savoir le produit d’un présupposé
humain, l’option prise dés le départ d’un certain schéma d’interprétation qui
va appliquer à l’objet un certain modus operandi auquel il se soumettra de
bonne grâce étant entendu qu’il aurait pu pareillement se prêter à un autre
protocole d’utilisation. Ce qui « est là » est le résultat d’un
travail de réduction par le biais duquel il s’agit de voir jusqu’à quel point un maximum de tâches peut se constituer, se
structurer à partir d’un minimum de matière. L’objet se résorbe, se raffine
jusqu’à ne plus tenir qu’en un volume, une surface.
Nous
sommes en face d’une masse sobre, opaque et paradoxalement incroyablement
ouverte dans le fait même de cette opacité. L’évolution des objets hybrides va
du bon vieux couteau suisse à la tablette tactile. En deçà de la pluralité de
ses utilisations et même à cause d’elle, on en arrive à une
« tablette » non pas parce qu’on ne peut pas faire plus mais
justement parce qu’on ne peut pas faire
« moins » et qu’aussi loin qu’on puisse aller dans ce processus
de confusion par le biais duquel le clavier peut par exemple se retrouver dans
l’écran, il n’en faut pas moins un « plan ». Le succès d’Apple ne
peut pas s’expliquer hors de la justesse de cette trouvaille par l’évidence de
laquelle la complexité du travail informatique se voit plastiquement réduite à un
jeu de variations à partir de cette unité thématique qu’est la configuration de
plans. L’objet hybride évolue vers une épuration des formes. Passons-nous nos
journées à d’autres activités que celles qui nous font, comme dans un
labyrinthe, errer de plans en plans, de façades aux écrans, nous heurter, ainsi
que des rats de laboratoires, aux entrelacements de nos rues, de nos couloirs,
de nos convenances et de nos idées (le cerveau est aussi un labyrinthe). Toute
vie sociale se trouve être plastiquement un jeu de surfaces sans profondeur et
c’est dans l’efficience même de cette linéarité que se trace le
« Tag » dans lequel finalement nous consistons. Ce qui dessine ma
vie, ce ne sont pas les lignes de ma
main mais ce que dessine ma vie en existant.
Le film
« Tron », indépendamment de sa qualité propre (dont on peut abondamment
discuter), a le mérite de nous donner à voir une action réduite à des
déplacements de vecteurs sur des plans. Les objets hybrides et l’œuvre de
réduction plastique dans laquelle ils nous entraînent jouent un rôle
déterminant dans cette résorption de l’existence à la trace, quelque chose qui
nous permettrait de comprendre pourquoi il faut un labyrinthe au minotaure, à
savoir que nous sommes tous monstrueux dés que nous nous ramenons à la réalité
stricte de ce que nous sommes : un jeu d’empreintes sur un support
traçable, une errance dans un labyrinthe que nous constituons au fur et à
mesure que nous nous y perdons parce qu’il n’y a pas de sortie. Thésée
triomphant du monstre va se heurter à de nombreuses complications, à des oublis
(Ariane), à des erreurs tragiques (la mort de son père Egée), comme si le
labyrinthe, c’est-à-dire la confusion des moyens et des fins, l’impossibilité
de suivre la droite ligne de nos désirs à leur satisfaction s’imposait toujours
à lui non plus du dehors comme dans l’île de Minos mais du dedans de ce que
toute existence structurellement « est ».
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire