samedi 1 juin 2013

"Le corps utopique" de Michel Foucault - Explication (6)


On peut ainsi rendre compte de la dernière partie de la conférence (« J’étais sot vraiment, toute à l’heure ») dans laquelle Michel Foucault explorant en profondeur cette puissance utopique du corps conduit à ses plus extrêmes conclusions la fibre paradoxale qui constitue le fil rouge de son exposé : puisque le corps est la source de toutes les utopies et qu’il ne consiste qu’en cela, c’est dans le comble des utopies, dans l’épuisement même de la fiction qu’il convient de chercher la possibilité d’une « définition ». C’est dans l’exacerbation du pouvoir utopique du corps que nous reprendrons contact avec un corps « topique ». Pour jouir de la présence d’un corps « enfin là », il faut explorer les confins du corps « pas là », absent. Le corps fini, c’est ce qui « point » dans le dévidement de son infinie dérobade, de sa puissance d’abstraction. Puisque le propre du corps est de se soustraire au lieu, à l’inscription dans un espace, c’est dans le corps abandonné que nous ferons l’expérience d’un corps chosifié.
Après avoir défendu l’idée selon laquelle c’est contre le corps que nous concevons des utopies puis au contraire qu’il n’est d’utopies que produites par le corps, Michel Foucault, affirme, pour conclure, que le seul moyen de faire sortir le corps de sa teneur abstraite, de sa fibre fictive et, plus encore, fictionnante réside dans le corps déserté. Il existe bien un corps topique, mais c’est un corps désincarné, représenté, délaissé, inhabité, offert, c’est-à-dire absent dans la mesure où il n’est plus investi d’une présence, d’une efficience authentique. On réalise ici à quel point Foucault ne se rallie aucunement au corps orgiaque dans la mesure où les deux premières notions qu’il évoque à l’appui de cette dernière affirmation se situent aux antipodes d’un corps consistant dans l’émission de son énergie vitale.
Il est une référence qui, du début à la fin, de cette conférence travaille son texte comme on le dirait d’un repoussoir, de l’aiguille inversée d’une boussole dont on explorerait toujours la direction contraire, c’est celle de Descartes et du « cogito » : « je pense donc je suis ». C’est à ce moment du développement que l’opposition apparaît presque littéralement : « le corps (…) est ce petit noyau utopique à partir duquel je rêve, je parle, j’avance, j’imagine, je perçois les choses en leur place, et je les nie aussi, par le pouvoir indéfinies des utopies que j’imagine. » On peut situer ce passage en opposition avec cet extrait des Méditations métaphysiques de Descartes : « Mais qu’est-ce donc que je suis ? Une chose qui pense. Qu’est-ce qu’une chose qui pense ? C’est une chose qui entend, qui conçoit, qui affirme, qui nie, qui veut, qui ne veut pas, qui imagine aussi et qui sent. » On ne peut qu’être frappé du fait que ce que le premier attribue à l’action du corps est exactement ce dont le second assigne l’origine à la pensée. 

Autant Descartes considère que ce n’est justement pas en tant que corps que je suis mais en tant que pensée, autant Foucault désigne le corps comme cette puissance de soustraction à une réalité donnée par le biais de laquelle on se donne sur elle un pouvoir ainsi qu’un certain degré d’insistance, de pesée. Le corps n’a pas de lieu mais il est ce à partir de quoi se redistribue l’orientation de tous les lieux. Nous retrouvons exactement la référence à Proust mais cette fois-ci dans une perspective qui l’accrédite et la conforte : « Un homme qui dort tient autour de lui le fil des heures, l’ordre des années et des mondes. » Nous reprenons progressivement possession du terrain de notre chambre au réveil à partir de la posture dans laquelle le sommeil nous aura surpris. Cela signifie que le corps assoupi contient virtuellement une infinité de mondes possibles à réinvestir au matin et ceux délaissés par le travail de « confirmation sélective » de la perception au réveil ne cesseront pas moins inconsciemment d’insister toujours dans les quelques secondes ou « microsecondes » que prendra notre réappropriation du lieu.
Le corps est fluctuant et le génie littéraire de Proust exprime avec exactitude cet arrière-monde de potentiel évasif sur le fond duquel nous nous coulons entre mille autres possibilités dans le creuset circonstanciel de ce corps « là », dans ce lit « là ». Nous sommes très loin du cogito. Avoir un corps, c’est au contraire ne jamais pouvoir se détacher totalement de l’incertitude existentielle consistant seulement à « penser que l’on est ». A la certitude cartésienne du « je pense donc je suis », Foucault oppose l’utopie d’un corps balbutiant « je suis…je pense ».
Mais il n’en reste pas là et c’est au terme d’un ultime « contre-pied » dialectique qu’il reprend appui sur une terre ferme. Puisque le corps n’a pas, au sens propre, de lieu d’être, c’est dans ce qui n’est pas ou plus qu’on le trouvera tel qu’il est : c’est-à-dire « là ». Qu’est-ce qui n’est pas : le reflet de notre corps dans le miroir est une image, c’est de l’imaginaire et quand nous nous identifions à lui, nous nous constituons par rapport à un mirage, mais ce mirage est paradoxalement ce qui nous donne la maîtrise psychomotrice de notre corps. C’est justement comme cela que ces organes divers deviennent un corps « un » parce que centralisé autour de l’effectuation imaginaire d’une assimilation. Nous n’avons pas « un » corps, nous arrachons au miroir le présupposé d’une identité « frauduleuse » parce que simplement reflétée, représentée. Il n’est pas étonnant qu’un homme s’interroge continûment sur « l’air qu’il a aux yeux des autres » puisque c’est exactement de cette façon qu’il s’est constitué comme « moi ».
Selon le psychanalyste Jacques Lacan, reprenant différentes expériences et observations de pédopsychiatres, l’enfant jusqu’à six ou sept mois, voire davantage (Foucault parle de « plus d’une année), ne vit pas son corps comme lui appartenant. Si on le compare à un bébé chimpanzé, il accuse un retard certain dans tous les apprentissages de la vie, puis se produit le « stade du miroir », le bébé humain fait le rapprochement entre lui et la silhouette qui se découpe devant lui dans la glace. Ce corps devient son corps dans la mesure exacte où précisément il ne le vit pas comme sien puisque il est projeté « devant » lui. En d’autres termes, c’est par le biais d’une modalité imaginaire (image du miroir) qu’il se reconnaît comme « un » corps, comme un principe de centralisation gestuelle qui va désormais référer tous ces membres qu’il vivait précédemment selon le régime de la dispersion à un « moi ». A partir de là, l’enfant humain dépasse le chimpanzé et se rallie à la totalité d’un « genre » qui s’est constitué autour de la même modalité imaginaire d’identification. L’homme, c’est l’animal qui s’est donné une identité physique par l’entremise reflétée du corps vu alors que les autres animaux en sont restés au corps senti. Nous ne prêtons autant d’attention aux regards que les autres portent sur nous que dans la mesure exacte où nous nous sommes constitués un « nous-mêmes » que par le biais d’un regard autre : celui du miroir sur une apparence qui nécessairement n’est pas nous (je ne suis pas dans la peau de mon reflet).
De ce point de vue, le corps reflété, ce n’est pas le corps stylisé ou sublimé par le maquillage, la danse ou le rituel, c’est un corps fondamentalement illusoire, inhabitable. Le corps du danseur est investi par sa présence, par son énergie vitale. L’image du miroir est vide, désertée. C’est pourquoi on peut parler d’ « anti-topie » alors que les exemples utilisés par Foucault dans la partie précédente étaient des « hétérotopies » (le corps dansant, masqué, créant au fil de ses postures ou de sa stylisation des espaces « autres », décalés).

Tout le propos de Michel Foucault ici est de prouver à quel point le corps, loin d’être un « donné » est un processus. Nous ne naissons pas avec un corps, nous sommes pris dans des systèmes de pensée et de représentation qui nous en assignent historiquement un. Ce n’est pas contradictoire avec ce qui a été dit sur l’opposition radicale de Foucault à Descartes : nous ne sommes essentiellement ni pensée ni corps, nous ne sommes pas essentiellement, nous ne faisons que devenir généalogiquement et la généalogie du corps prévaut sur la généalogie de la pensée. Or il est troublant de constater qu’à l’échelle de notre civilisation, il a fallu attendre longtemps pour que le mot « corps » puisse désigner un organisme vivant. Devant les remparts de Troie, il y avait des noms : Achille, Patrocle, Hector, etc, il y avait des actes, il y avait des membres mais il n’y avait pas de corps. Ce n’est pas qu’il était impossible dans le récit de préciser clairement qui faisait quoi, mais simplement ce n’est pas en tant que corps qu’il le faisait, mais en tant qu’acteur. Ce que nous raconte l’Illiade, c’est un croisement de destins, un enchevêtrement d’intentions, une montée en puissance d’affects assignables à des Dieux ou à des héros, mais aucunement des exploits « physiques ». Il ne se produit que des mouvements d’âme. Achille est vexé, amoureux ou colérique. Ses actes suivent. Ce que « peut son corps » n’a pas droit de cité. La question ne se pose pas, parce qu’il est Achille, et c’est précisément parce que les dieux sont logés à la même enseigne que leurs intentions peuvent se croiser avec celles des hommes, se confondre sur un terrain commun qui est celui du champ de bataille. Aucun coup de lance efficace n’est causé par la force physique « brute » du bras de son porteur mais par son courage ou éventuellement la volonté d’une déesse d’avantager tel camp par rapport à tel autre. Il faut donc se représenter une mêlée confuse de bras et de jambes comme l’un de ces monstres mythologiques hybrides, dotés d’une multiplicité indéfinie de têtes et de membres dans lesquels circulent des flux de motivations, d’intentions et d’affects assignables et contradictoires, par quoi il y a histoire, récit, légende. Un corps se détache de la mêlée lorsque la mort enfin découpe précisément les contours de sa silhouette.
Achille s’acharne sur le cadavre d’Hector, en le trainant derrière son char devant les remparts de Troie, parce qu’enfin le corps est là. Avant, il n’y avait qu’un combat « homérique » opposant des coups de lance et des parades animés par des intensités de vaillance au combat peu communes. Véronique Lostoriat Delabroise, travaillant sur « le langage du corps dans l’Illiade », insiste sur la caractérisation des héros et des Dieux : « Achille aux pieds rapides, Athéna aux yeux de chouette, Thétis aux pieds d’argent ». C’est exactement comme si se dessinait au fil du récit le « portrait type » de la vaillance et de la grâce, ce qui se fait de mieux dans la vitesse, la beauté, l’agilité, avec les pieds d’Achille, les yeux d’Athéna, la sagesse d’Hector, et cela compose « le corps » de la narration, car, pour que l’action décrite soit « homérique », il faut qu’Hélène soit la beauté « incarnée » et Achille le guerrier absolu mais aucunement qu’Hélène ait seulement un beau corps ni qu’Achille soit un « bon guerrier ». Nous n’avons pas affaire à des humains qui ont des qualités mais à des qualités portées par l’action et les rapports entre les personnages à l’aplomb parfait de leur exemplarité, de telle sorte que nous puissions dire le courage, ou la vengeance « c’est ça ». Lorsque Chateaubriand aperçoit Talleyrand et Fouché prêter ensemble allégeance à Louis XVIII, il écrit : « Entre silencieusement le vice appuyé sur les bras du crime, M de Talleyrand marchant soutenu par Fouché ; la vision infernale passe lentement devant moi, pénètre dans le cabinet du roi et disparaît. » L’action est portée à une telle intensité dramatique que les hommes qui en sont les acteurs incarnent des concepts.
La teneur exemplaire des exploits de l’Illiade, ou, pour Chateaubriand, de l’ignominie situe l’action à une dimension dans laquelle le corps vivant n’a pas lieu d’être. Il n’y a corps que lorsque il y a cadavre parce que la dépouille n’est plus animée de la puissance utopique du corps. Celui-ci n’est plus créateur, ordonnateur d’espaces. Il est délimité dans l’espace comme ces contours à la craie qui décrivent l’emplacement du corps sur la scène du crime, et c’est exactement la même vision que la silhouette que nous voyons « devant nous » se découper dans le miroir. Jamais nous n’avons affaire à un corps plus topique que lorsque il est appréhendé dans des contextes marquant le comble de l’utopie, soit l’anti topie puisque ni le corps reflété ni le corps défunt ne sont « habités ». Nous pouvons comprendre ce qu’un corps « est » grâce à la dissection parce que le cadavre est vraiment « là » mais en même temps le corps de la dissection n’est « là » qu’en tant qu’il est précisément déserté de « toute présence ». Jamais la distinction entre les deux acceptions de ce que c’est « qu’être là » ne sera plus forte que dans la réalisation de la différence entre le corps topique et hétérotopique.

Lorsque l’administration d’un lycée veut savoir si un élève est en cours, il n’est pas bien sûr qu’elle prenne en compte une autre vision du corps que celle du corps topique, de la présence « physique ». Est-ce que son corps est là, dans l’enclos de la salle ? Mais, c’est finalement du corps délimitable dont il est alors question, c’est-à-dire du corps conçu sur le modèle du cadavre. Par contre, tout professeur attentif perçoit immédiatement dans la salle de cours les intensités de présence qui circulent dans les corps « vraiment là » et les corps « inhabités », vacants, « pas là », absents. En un sens, ce qui motive le professeur est exactement le contraire de ce qui justifie l’administration : il s’agit pour lui de n’avoir justement pas affaire à ces corps topiques, rigides et froids dont on peut faire le compte mais d’éveiller le corps fuyant, décalé, créateur de monde. Aucun cours ne peut se constituer en s’adressant à des corps organiques. Il ne doit se situer, au contraire, que dans le plein pied avec le corps orgiaque. Certains cours ont le pouvoir de nous déplacer, de nous « embarquer ailleurs », mais ils ne peuvent le faire que sur le fond d’une efficience fondamentalement « déplaçante » du corps qui renvoie précisément au corps utopique (au sens que Foucault donne dans la deuxième partie de sa conférence : le corps hétérotopique).
Dans son recueil de nouvelles : « le coq de bruyère », l’écrivain Michel Tournier décrit une histoire intitulée « les suaires de Véronique » qui illustre et explore parfaitement cette obsession de fixer le corps, d’aller jusqu’à l’anti-topie de la mort pour le « plomber ». Véronique est une photographe qui fait la connaissance d’un mannequin : Hector. Entre eux se noue une relation équivoque, comme si elle avait enfin trouvé le modèle dont il s’agirait d’épuiser l’apparence au fil de ses clichés. Elle expose au narrateur une toute nouvelle technique consistant non pas à enregistrer une posture par le biais d’un appareil mais à plonger Hector dans un bain d’agents  révélateurs (métol, sulfite de soude, hydroquinone et borax) et à le plaquer ainsi sur des feuilles à très grand format. Elle perfectionne ensuite sa méthode en enveloppant le modéle dans une toile de lin après que son corps ait été imprégné d’une solution à base de bromure d’argent de la même façon qu’un linge collé à la dépouille du défunt permet de garder indéfiniment son empreinte. C’est ce que l’on appelle « un suaire ». Il est suggéré à la fin de la nouvelle qu’Hector est mort à la suite de ce traitement. Cette nouvelle approfondit tout ce que la photographie, voire une certaine conception de l’art peuvent revêtir de malsain à l’égard d’un corps humain qu’il s’agit moins de célébrer, de vivifier par une animation que de phagocyter par la trace. Le propos est bien ici de neutraliser le corps utopique, de le réduire enfin à l’immobilité du cadavre en précipitant cette issue, au fil de clichés qui finissent par « avoir la peau » du modèle. On parle ainsi à très juste raison du grain de l’épiderme d’un corps et du grain d’une photographie (argentique).

A l’opposé de ce phagocytage photographique du corps (tuer le vivant, l’emmurer dans ses contours et son apparence), il est possible de faire référence au travail pictural de Zoran Music qui parvient, au contraire, à saisir la nervure utopique de tout corps, c’est-à-dire ce par quoi même « là », même mort et amoncelé sur d’autres cadavres dans les charniers de Dachau, le corps se « transfigure » par ce recroquevillement de sa chair, par cette teinte bleutée qui « dynamise » sa peau blanche. Le corps vivant est hétérotopique, le corps mort est anti topique et rejoint ainsi, comme on le dirait d’un cycle, un corps topique, mais contrairement à cette thèse défendue par Michel Foucault, on peut prêter attention à l’étonnante capacité de Zoran Music à saisir, au cœur même de la plasticité cadavérique, une « grâce », une infime nuance par le biais de laquelle « la » vie palpite. Si « ce » corps n’est plus vivant, le vivant lui, n’en a pas fini avec ce corps, et aussi abandonnée que puisse être la dépouille d’un défunt, elle n’est pas pour autant désertée de cette infinie puissance de devenir autre chose qui pourrait bien nous faire réaliser, contre Michel Foucault, le fond d’efficience utopique qui œuvre au plus intime de « toute présence » : « Dans ces cadavres fragiles à la chair transparente et froissée comme un tissu précieux, un papier de soie ou un papillon, il y avait, dans le lacis des veines encore visibles, dans le geste des doigts repliés comme une griffe de petit oiseau, quelque chose qui s’apparentait à une grâce, que le dessin ne devait pas trahir. » - Jean Clair (catalogue de l’exposition de Zoran Music : « Nous ne sommes pas les derniers »)
             
 La dernière remarque du philosophe n’est pas moins problématique. On pourrait dire qu’elle porte à sa plus haute intensité dramatique la notion de corps utopique car de quoi jouissons-nous vraiment dans l’amour ? D’être enfin « là », dit Foucault, de la même façon que le corps reflété ou le cadavre sont enfin là, précisément pour n’être pas ou plus habités. Enfin ce corps insaisissable, fuyant, contaminé par la « rage utopique » de n’être jamais là, est guéri par la proximité opportune du partenaire amoureux dont la présence me donne, comme on le dirait d’un « droit », le plaisir de me résoudre enfin à mon corps « plastique », de me résumer dans les contours de ma chair. La caresse ne tient dès lors sa teneur érotique qu’à s’assimiler à l’acte de clôture, de délimitation. La jouissance de l’Eros (l’amour) ne fait plus qu’une avec la proximité de Thanatos (la mort) et si nous aimons autant faire l’amour, comme dit Michel Foucault, c’est parce que finalement nous y frôlons l’expérience de la mort, de l’immobilité, de la chosification. Dans l’acte sexuel, nous sommes un peu comme ces animaux de la forêt surpris et fascinés par la  lumière des phares d’une voiture. C’est l’instant tant attendu d’une incarnation stricte, enfin littérale, le contraire de la libération et de la certitude, une sorte de cogito qui ne serait plus celui de la pensée mais de la présence physique : « je suis un corps donc je suis. »

               Mais de la même façon qu’une certaine conception de l’art illustrée par Zoran Music nous a permis d’envisager contre Michel Foucault, l’efficience d’un dynamisme hétérotopique au cœur même du cadavre, il est une autre modalité d’interprétation de la jouissance que celle que nous décrit ici le philosophe et qui consiste à poser qu’elle réside, au contraire dans la pleine réalisation du fait que nous consistons dans un mouvement de libération. Ce n’est pas d’être ramené à l’état de chose qui nous procure autant de plaisir mais la joie de nous y accomplir en tant que puissance. Dans l’amour, il n’est plus rien qui soit objet de jugement, de vision ou de saisie. Nous faisons bien l’expérience d’une vulnérabilité extrême dans la mesure où nous pourrions dire que nous y perdons le sens de l’usage et de la pertinence de notre nom propre, de nos intérêts personnels, de notre existence assignable. Mais ce qui nous anime alors est une irrépressible puissance du neutre, puissance vitale, hétérotopique plutôt que morbide et anti-topique. L’érotisme ne consiste aucunement  dans  la jouissance d’être quelque chose aux yeux de quelqu’un mais au contraire dans l’efficience consentie de n’avoir jamais été personne, de s’éprouver purement et plastiquement conducteur de vie. L’amour physique est l’expérience que nous faisons d’un dépouillement, d’une remise à zéro de tous les compteurs de l’existence sous l’emprise de laquelle nous sommes ramenés, comme on le dirait d’un palimpseste[1] du fond de son écriture originaire, au pur dynamisme d’engendrement des corps par les corps. S’il y a une expérience de vérité dans la jouissance, c’est précisément celle de l’efficience génétiquement hétérotopique du corps.



[1] Palimpseste : manuscrit effacé qui a été recouvert par un autre texte

8 commentaires:

  1. Cher Monsieur,
    Je decouvre avec un tres grand plaisir votre blog. Je suis une doctorante en litterature anglaise a l'universite de Heinrich Heine a Duesseldorf. J'ai une petite disseration a ecrire sur la notion du "corps utopique" dans les textes de Michele Foucault. J'ai passe des semaines a lire Foucault sans le comprendre jusqu'a ce que j'ai commence a lire vos blogs. Ca m'a beaucoups aide bien que la confusion y existe encore un tout petit peu. Je me demande si vous avez ecrit des blogs dans le contexte des autres textes de Foucault en liaison avec le corps utopiue, ou si vous pouvez avoir la gentillesse de m'aider par des grands points ou notions clees. Merci

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    1. Bonjour,
      Quels sont les points sur lesquels vous avez besoin d'être aidée? Sur le blog, il n'est question que du corps utopique, du texte même de la conférence, mais certains rapprochements sont possibles avec les livres et les questions qui préoccupaient Foucault à la fin de sa vie, notamment sur la "techne tou biou", les techniques d'existence. Je veux bien vous aider dans la mesure de mes possibilités. Je ne suis pas spécialiste de l'oeuvre de Foucault même si ces travaux m'intéressent beaucoup, notamment dans leur résonance avec ceux de Gilles Deleuze. n'hésitez pas à me préciser vos attentes. J'essaierai de vous aider, autant que je le pourrai.
      A trés bientôt
      JB

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    2. Excusez moi! Je viens tout juste de me rendre compte de votre commentaire. Je m’attendais a une alerte sur ma boite email. Merci d’avoir pris la peine de me repondre.
      Oui, j’ai toujours des questions concernant “Le Corps Utopique”. Mes lectures de l’essai me menent a comprendre que pour Foucault, un corps utopique est un corps qui, tout simplement EXISTE, qui est palpable (ceci peut etre vecu dans l’experience de l’amour), qui a des contours (le cas du cadavre) et qui peut avoir un reflet (le cas du miroir). Foucault nous mene a cette conclusion apres avoir critique le corps dans la premiere partie du texte en considerant qu’il etait un obstacle pour atteindre l’utopie, Dans ce cas, il suggere que pour atteindre l’utopie, on a recours au mythe, l’immortalite et l’ame. Dans la deusieme partie il nie cette idee, et explique qu’il se rend compte qu’en fait le corps est l’element le plus utopique, qu’il est le centre de l’univers et que tout se passe via le corps.
      1) Supposons que ma comprehension generale du texte est correcte, je me demande quel est le lien avec les masque, tatouages et danse dans cette dynamique creee par Foucault?

      2) Je remarque aussi que l’essai est ecrit dans un style tres complexe qui cree de la confusion pour le lecteur. Foucault affirme et nie; le corps est la chose et son contraire en meme temps, il est materiel et sprituel, exterieur et inetrieur etc. Je pense que Foucault dans une certaine maniere veut dire que le corps utopique est audessus de toute explication d’ou la confusion,. Plutot, un corps utopique est un corps qui change, qui evolue. C’est aussi un corps qui peut parfois etre dystopique, laid etc. et d’autre utopique, limpide et immortel. Et comme vous dites dans votre blog, un corps utopique c’est un processus de corps. Il ne cesse de developper et de muter ce qui nous ramene a Foucault le postmoderne qui a toujours voulu combattre les notions d’essentialisme qui vise a definir et a fixer.
      3) Je n’arrive pas a situer ni a lier ce texte avec les autres textes de Foucault, bien qu’apres avoir passer du temps a lire ses autres textes, je trouve qu’ils sont tous lies d’une maniere ou d’une autre sauf celui ci. Est ce que vous avez une repponse a ca?
      4) D’apres vous, est ce qu’on peut lier la notion de biopouvoir et du corps utopique de Foucault?

      Merci JB!

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    3. Bonjour,
      C’est à mon tour de m’excuser. Avec les cours, j’ai un peu moins de disponibilité et j’ai donc mis plus de temps à vous répondre. Je me permets de revenir un peu sur votre perception du texte : « le corps utopique ». Vous évoquez deux parties, alors que j’en distingue trois : d’abord le corps est topique, il est ici et l’utopie est la réaction contre cet ici, contre ce « boulet ». Puis dans la deuxième partie, il y a, en effet un retournement complet. Ce qu’il interprétait préalablement comme des utopies « anticorps » lui apparaît comme le prolongement de la puissance utopique du corps. Le corps n’est plus ancré, enraciné dans un espace mais il est ce qui ne cesse d’en créer, il est ce à partir de quoi il y a des espaces (comme si fondamentalement l’espace était utopique, ce qui d’ailleurs expliquerait le lien entre architecture et utopie – l’espace, c’est l’utopie du corps). Et puis il y a ce troisième mouvement dans lequel Foucault considère le corps comme ce que l’on peut situer par l’épuisement même de sa puissance utopique. Dans l’illiade, il n’y a pas de corps, il n’y a que des qualités, du courage, de l’habileté le tout assignés à des organes (ce n’est pas un corps sans organes, pour citer Deleuze ou Artaud, ce sont des organes sans corps). De ce fait, le corps redevient « là » quand il est cadavre, ou bien découpé dans la silhouette du reflet, ou bien dans la sexualité, mais il est bien « là ». Le corps est « là » quand il est déserté de vie. On a « réussi » à le renfermer comme un boîtier dans l’écorce vide de la dépouille, dans la représentation imagée de la copie spéculaire, dans le moment de l’abandon à la jouissance.
      (suite à venir)

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    4. (Suite)

      Quand vous parlez dans votre question 2 de confusion, vous avez raison mais il s’agit plutôt de dépassement de dialectique. D’abord Foucault nous dit que le corps c’est ce qui est « ici » puis il nie totalement cet ici et il y revient pour finir sauf que ce n’est plus le même ici. Entre l’ici du mouvement 1 et l’ici du mouvement 3, nous avons traversé l’utopie. Le corps est fondamentalement utopique mais il est possible de neutraliser cette efficience utopique par la mort, la fixité. C’est bien un processus de corps mais Foucault est clair là-dessus : dans l’érotisme, nous faisons l’expérience de la fin de ce processus, selon lui, nous jouissons d’être précisément limité, ramené à la pesanteur « d’un corps là » (c’est justement sur ce point que je me suis permis d’exprimer des objections).
      Pour répondre à votre première question, la référence aux masques, aux tatouages, à la danse se situe dans le deuxième mouvement celui dans lequel Foucault insiste sur la puissance utopique du corps. C’est ici la notion de sens, d’intentionnalité, de signes qui est primordiale. On peut penser aussi à Artaud qui je crois dit la même chose avec les danses balinaises. Des femmes très maquillées et richement parées font de simples inflexions de nuque, dessinent des arabesques avec leurs doigts, avec leurs mains et nous ne savons plus vraiment où nous sommes comme si l’espace n’était plus un milieu vide dans lequel la danse a lieu mais cela même qui se dégage des gestes et crée une dimension accueillante ou menaçante au gré des figures. Le corps n’est plus « ici », il est un « vecteur », il n’est plus un mouvement qui se déroule dans un espace qui lui préexisterait mais un mouvement qui nous fait sortir de la dimension même de l’espace, qui le nie ou plutôt qui le redistribue au fil du corps comme processus. Nous pourrions, je crois, faire la même analyse du maquillage des femmes européennes. C’est une façon pour elles de manifestement clairement qu’elles ne sont pas leur corps. Un visage maquillé, c’est toujours déjà de la dramatisation, de la fiction, du symbole, c’est faire signe d’un monde possible.
      (suite à venir)

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    5. (suite et fin)

      Répondre aux questions 3 et 4 est pour moi, beaucoup plus difficile. Je me conterai donc de vous faire part d’un « sentiment ». Je crois que vous avez totalement raison sur le statut à part de ce texte. Il existe d’ailleurs aux éditions Fata Morgana un petit recueil dans lequel on retrouve des textes très courts, très clairs qui s’intitule « la pensée du dehors ». On a l’impression que Foucault puise là dans la brièveté de la forme une « puissance d’impact » vraiment imposante (et dans laquelle, on perçoit très fortement ces liens avec Maurice Blanchot). Je sais que de nombreux collègues apprécient beaucoup « le corps utopique » pour cette concision qui crée un effet de densité, presque de saturation « rare ». Cette conférence fut écrite pour être parlée et cela se sent. Foucault laisse totalement libre cours à la passion qu’il éprouve pour le style et pour ce « no man’s land » dans lequel les frontières entre la littérature et la philosophie s’estompent. Bref, ce n’est pas un texte de « chercheur », alors que l’on sait bien à quel point Foucault pouvait briller dans ce domaine mais ici le choix des exemples et la relative simplicité de ce mouvement dialectique nous fait bien comprendre que Foucault veut à la fois révéler et enchanter son auditoire. Il y parle même de lui, de façon ironique, ce qui est très rare dans ses œuvres philosophiques.
      Enfin, je pense qu’il est toujours possible de poser un rapport avec la notion de biopouvoir, si l’on y tient absolument (je veux dire par là que pour une doctorante, ce rapport là est un « défi » que l’on peut tenter) mais l’intention de Foucault est ici très éloignée de celle qui l’anime quand il invente cette notion de biopouvoir. Il n’est pas du tout en train de nous faire comprendre les mécanismes qui nous criblent et nous animent à notre insu. Il a passé sa vie entière à explorer la notion de « pouvoirs », à la traquer. Quelque chose de plus littéraire, de plus oral et de plus confusément « personnel » anime « le corps utopique ». Je dirai que ce texte est plutôt une parenthèse parlée dans l’extrême tension écrite de toute une vie de chercheur.
      J’espère très sincèrement que tout ceci vous aide un peu mais n’hésitez pas à m’exprimer vos réserves s’il y en a, ou à préciser vos attentes sur un point que je ne serais pas du tout parvenu à éclaircir.
      Je vous remercie beaucoup pour vos questions ainsi que pour l’attention que vous avez porté à ce blog.

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    6. Cher JB,
      Encore une fois, un tres grand merci a vous! Je suis enormement touchee par vos reponses et par le fait que vous prenez la peine de repondre a mes questions parfois vagues. J'ai pris du temps pour vous repondre parceque je voulais m'assurer de ne plus avoir des questions a vous poser avant de remettre mon travail. J'ai finalement parle du corps utopique a travers "les corps dociles" et les "corps en bonne sante" (docile and healthy bodies) dans la notion de biopouvoir.
      Merci encore une fois pour ce blog et pour votre temps, on s'echangera peut etre quelques lignes bientot :)
      K

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