mercredi 11 mars 2015

L'oeuvre d'Art nous fait-elle oublier la réalité? - Comprendre le problème


              Lorsque nous assistons à une représentation théâtrale, nous voyons bien devant nous des acteurs qui sont présents sur la scène. Si nous avions l’audace et l’outrecuidance de nous lever et de franchir la barrière symbolique qui sépare le plateau de la salle, nous serions bien confrontés à la manifestation physique de corps « vivants » mais, supposons que j’assiste à une pièce dans laquelle Dominique Blanc joue le personnage de Phèdre de Racine, ce que suppose ma présence de spectateur d’une œuvre d’art, c’est que ce n’est pas Dominique Blanc que je suis venu voir mais Phèdre. Dominique Blanc est là, sans être « là ». Elle « incarne » un personnage, ce qui signifie littéralement qu’elle lui donne « chair », et heureusement car Phèdre, sans cela « n’existerait pas », puisque elle n’est que le produit de la pensée de son auteur Racine. Aller au théâtre, c’est assister réellement à une « fiction », et une mauvaise artiste serait une actrice qui ne « m’embarquerait » pas dans la fiction de Phèdre, c’est-à-dire qui ne me sortirait pas du contexte dans lequel je me situe.

Ce décalage provoqué par la manifestation réelle d’une fiction est-il propre au théâtre ? Je me promène dans la rue et j’entends le bruit d’un klaxon de voiture, puis je mets à mes oreilles les écouteurs de mon IPod qui diffuse le requiem des morts de Mozart. Quelle est la différence entre ces deux sons ? Le premier est dans son « lieu ». Il figure parmi les bruits habituels de la rue. Je sais bien ce qu’il signifie : le mécontentement d’un conducteur. Quelque chose de la banalité des jours et des affaires courantes qui suivent leur train se réalise dans cette manifestation. Le second n’est pas du tout du même registre. Il ne nous « avertit » de rien. Son « sens » ne s’impose pas à nous sur le fond d’une convention civile, ni sociale. Je n’ai aucune idée de ce qu’il veut « dire » (personne ne peut ici soutenir que le requiem de Mozart exprime la mort comme le klaxon exprime le mécontentement). L’œuvre musicale nous impose un moment de suspens pendant lequel, bien que physiquement dans la rue, nous n’y sommes plus tout-à-fait. Nous sommes pris dans le déploiement d’une autre démarche que celle d’arriver à destination en parcourant les rues. La musique trouble et captive nos sens en suscitant en nous l’attention à un autre « processus ». « Quelque chose » se passe sans que l’on puisse vraiment déterminer le « lieu » où ça se passe (en nous ou hors de nous ?). Par conséquent, nous éprouvons bien le même « décalage » que celui de la pièce de théâtre. Le son est bien « là », mais on pourrait dire qu’il me sort de « là » si par ce terme on désigne la situation à laquelle j’étais préalablement « intéressé ».

Nous pourrions en dire tout autant d’une peinture, d’une sculpture, d’un spectacle de danse ou de la lecture d’un roman : avant même de nous interroger sur ce qu’exprime telle ou telle œuvre d’Art, elles consistent toutes initialement et fondamentalement dans un trouble, une capture, une rupture par rapport la continuité de ce que nous appelons « le cours habituel de nos vies ».
Mais la question se pose de savoir quelle est exactement la nature de ce décalage : sommes nous embarqués « ailleurs », ou débarqués « ici » ? Sommes nous dépaysés par l’œuvre d’art parce qu’elle nous emmène dans l’imaginaire de l’artiste, c’est-à-dire dans une dimension fictive où aucune des restrictions aussi bien physiques que légales qui ont cours dans la réalité ne sont efficientes, ou bien, au contraire, parce qu’elle nous aurait révéler le vrai visage de l’ici et peut-être aussi du maintenant ? L’œuvre d’Art consiste-t-elle dans ce seuil qui sépare la réalité de la fiction ou bien dans cette réalité plus troublante parce que plus « réelle » que ce que nous prenons, à tort pour la réalité ?

Peut-être cette deuxième éventualité est-elle pour nous plus difficile à envisager que la première. Il n’est d’ailleurs pas du tout indifférent qu’elle le soit : si nous sommes plus familiarisés avec l’idée selon laquelle l’œuvre d’art est fictive, c’est probablement parce que nous avons été « conditionnés » à penser de cette façon. En un sens, la notion même de « séparation » du réel et du fictif relève, elle-même, d’un conditionnement. Il est ainsi  tout-à-fait pratique pour nous de nous dire, quand nous assistons à la pièce de Racine « Phèdre » qu’elle est fictive, parce que dés lors, nous pouvons nous protéger d’une représentation aussi terrible et délirante de l’amour en nous disant que cela reste de la fiction, que l’amour cela n’est pas ça « en vrai ». Mais n’est-ce pas exactement le contraire ? Phèdre ne nous met-elle pas en face de ce qu’est l’amour pur, total, « réel » dés lors que nous n’en "frelatons" plus la puissance "concentrée" avec les faux semblants de nos stéréotypes, de nos images, de nos intérêts ? L’interrogation posée par le sujet se situe exactement ici : ce qui nous trouble devant cette œuvre d’art, est-ce l’imagination de son auteur capable d’inventer de toutes pièces les rebondissements les plus inattendus, ou bien au contraire, la force de son « réalisme », son implication pointilleuse dans la description la plus fidèle d’une réalité qu’il décrit sans fard, sans mensonge, dans l’éclat brut de sa violence ?


Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire