vendredi 20 mars 2015

Partie 1: l'oeuvre d'art nous fait-elle oublier le quotidien? - Explication du texte de Heidegger (1)


L’œuvre d’Art nous fait-elle oublier le quotidien, l’ordinaire, la routine de « notre petite vie » ? Nous serions tentés de le penser si nous n’évoquions que la contextualisation de l’œuvre d’Art. Tout semble fait, en effet, pour que nous prenions conscience de la nature extraordinaire de l’œuvre. Il nous suffit de penser à l’atmosphère « recueillie » qui règne dans la plupart des Musées, au silence qui s’impose dans un concert de musique classique, etc. Cependant, non seulement cette mise en scène, proche de celle que nous retrouvons dans les églises autour des ornements du sacré n’est pas effective dans tous les lieux voués à l’art mais elle écarte d’emblée une hypothèse qui vaut la peine d’être évoquée : la possibilité que l’œuvre ne soit pas qu’au musée, voire qu’elle y soit presque moins qu’ailleurs parce qu’en polarisant ainsi notre attention sur l’œuvre par des dispositifs artificiels de présentation, par un certain décor, par une mise en valeur, etc. quelque chose de la simplicité brute d’une rencontre avec l’œuvre se voit compromis, condamné. Quand nous allons au Louvre, nous pouvons constater à quel point la Joconde est admirée, mais, de ce fait, il n’est pas bien sûr qu’elle soit « vue ». Toute œuvre d’art, en effet suppose un « trouble », mais si le trouble est « de mise », s’il est orchestré, si tout est prévu pour que nous nous rallions au cercle des idolâtres de l’œuvre, le trouble ne sera pas authentique.


Mais que faut-il entendre par « rencontre », par « œuvre » ? Une rencontre suppose une mise en présence : si, en discutant avec quelqu’un d’autre, je ne perçois à aucun moment quoi que ce soit d’autre que son image, son statut hiérarchique, les signes extérieurs par lesquels il marque son appartenance à une corporation, à un rang social, il n’y a pas de rencontre. Celle-ci désigne la perception de tout ce qui dépasse des images et des stéréotypes dans le cadre desquels les hommes se croisent. Nous ne rencontrons quelqu’un que lorsque nous sommes mis en présence de sa façon inimitable et unique d’exister, c’est-à-dire de son style. Il en va de même pour les œuvres. Le problème de la Joconde, c’est qu’elle est tellement étiquetée comme « œuvre d’art » que nous ne percevons plus ce qu’elle est, mais ce qu’il « faut en dire ». En un sens, nous pourrions dire que ce qui nous empêche de rencontrer les œuvres, c’est leur réputation de « chef d’œuvre ». Pour percevoir La Joconde, il faut annuler, pour soi-même, la notion de « chef d’œuvre ».
Reste donc « l’œuvre ». En quoi consiste une « œuvre » ? Dans une réalisation. Quelque chose se réalise par l’œuvre. C’est ce que nous comprenons quand nous pensons au verbe : « œuvrer », s’employer à, « machiner quelque chose ». Toute œuvre d’art est un « processus », un déploiement, ce qui se manifeste particulièrement dans la musique. Nous sommes troublés par le devenir d’un son qui s’amplifie, s’enrichit, s’accélère, se ralentit. Nous passons par les flux de différentes vitesses. C’est comme si cette capacité qu’a le monde d’être sonore s’imposait à nous comme autre chose que l’occasion pour nous de parler, de communiquer, d’ordonner, de nous manifester. Emettre un son n’est plus pour nous l’occasion de mettre en place des dispositifs utiles à quelque chose, mais les sons émis par la musique se complaisent dans l’évidence exclusive de leur nature propre, de leur matière. Nous sommes immédiatement embarqués par une musique dans l’attention portée à des sons purs, sans destination, sans but. Quand quelqu’un prononce les syllabes de mon nom, je n’entends pas le son mais mon nom et je réponds. La musique : nous pourrions dire que c’est du son qui n’appelle personne, qui n’appelle à aucun comportement, qui n’attend aucune réponse.


L’art musical consiste à révéler la vraie nature du silence, étant entendu que les ondes sonores ne sont pas moins présentes dans le silence que dans le bruit. Nous ne réalisons l’omniprésence du son que lorsque nous ne sommes plus occupés à déchiffrer le message que l’on nous envoie, c’est-à-dire lorsque le son qui est émis n’est plus investi d’une fonction de liaison entre les hommes. Alors émerge la seule et authentique révélation : ce qu’il y a c’est du « son », les appels, les messages, les ordres et les interlocutions ne sont que des fonctions humaines qui parasitent une réalité physique exhaustive et immédiate. Et c’est en cela que la musique nous sort de notre quotidien.


Cela nous fait comprendre deux choses : 1) la différence entre art et divertissement 2) ce qui distingue la révélation de la compréhension. Pourquoi des musiques dites de variété ne peuvent pas être considérées comme de l’art ? Pourquoi des films de divertissement ne sont-ils pas des « œuvres » ? Est-ce la manifestation d’un marquage social qui permet à l’élite des « bien pensants » de « décréter » ce qu’est l’art en l’excluant de toutes les manifestations populaires de joie et de délassement ? Non, les chanteuses et chanteurs de variété, par exemple, ne sont pas des artistes parce que leur activité s’inscrit dans un cadre social clair, étiqueté, revendiqué. Il n’est pas question pour eux de travailler sur le son, mais de faire plaisir aux hommes, voire de faire un collectif des hommes. Tout est lisible alors qu’une œuvre d’art est fondamentalement « brouillée ». Tout est « lisse », consensuel, transparent, stéréotypé, alors qu’une œuvre d’art exprime un style original, brut et éventuellement « dérangeant ». Quand nous disons qu’une œuvre d’art nous déçoit parce qu’elle ne nous « parle pas », nous ne réalisons pas qu’en fait  c’est si elle nous parlait qu’elle nous décevrait parce qu’elle n’assumerait pas, alors son statut d’œuvre d’art.


Une œuvre nous révèle donc quelque chose mais nous ne la comprenons jamais. On peut toujours dire que Baudelaire exprime une forme de désespoir dans « spleen et idéal », nous savons très bien que si c’était seulement « ça », ce ne serait pas une œuvre. Ce qui fait de lui un poète, c’est précisément qu’il n’exprime pas que cela et surtout pas clairement. Son style brouille génialement le message.  Toute œuvre est donc un processus, une forme de travail, pas au sens « d’activité salariée et socialement utile » du terme mais au sens de « machiné ». Il s’agit pour elle de révéler cette efficience par le biais de laquelle une force est toujours « en travail ». Nous émettons des sons dans un champ sonore. Le propre de la musique est de révéler les propriétés de ce champ sonore par l’émergence de sonorités particulières en ceci qu’elles explorent toutes les nuances envisageables de ce qu’un champ sonore « peut », dans les graves, les aigus, les lents, les rapides, etc. L’œuvre d’art ne nous fait donc pas oublier le quotidien, elle tente, au contraire, d’éclairer son « soubassement », de manifester la présence de tout ce qui s’active souterrainement, tout ce sur quoi nous constituons la routine de nos journées.

C’est ainsi que le peintre Van Gogh s’attarde sur ces souliers laissés sur le sol, par une paysanne, après une journée de travail. Le philosophe allemand Heidegger essaie de saisir dans ce tableau ce qui fait « œuvre ». Ce ne sont que des souliers. Comment le style du peintre va parvenir à extraire de ce motif quotidien ce processus de révélation dans lequel consiste toute œuvre d’art ? Ces souliers, en tant qu’ils sont peints, réalisent quelque chose, rendent quelque chose plus grave, plus recueillie. 


Toute œuvre d’art implique une « tension » d’atmosphère, un climat lourd, comme si, du simple fait d’être ainsi situées dans le cadre d’une œuvre, les choses y gagnaient le poids insoutenable d’une présence pure, totale, exhaustive. Il suffit de penser à ce moment où le rideau se lève sur le décor d’une scène de théâtre : La simple délimitation de cet espace éclairé par les projecteurs crée un « suspens », une forme d’attente voire d’électrisation. « Tout est là ». Dans la vie, nous pensons toujours à ce qui se passe ailleurs, mais ici, nous sommes les spectateurs d’une action qui va se dérouler dans sa totalité dans le périmètre étroit de la scène. C’est tout le contraire d’une démarche nous incitant à l’oubli, nous sommes, au contraire, invités à nous concentrer.
Nous pourrions dire que c’est la même chose pour ces souliers : ils ne sont « que là » mais ils y sont « pleinement ». Finalement le processus à l’œuvre dans l’œuvre consiste à représenter un motif de telle sorte que s’impose petit à petit, de lui, la plénitude de sa présence : « rien que des souliers » mais, en même temps, et, à cause de cette restriction : « tout de ces souliers ».


Habituellement pour comprendre à quel « monde », à quel « milieu » appartiennent des objets, nous regardons autour d’eux, mais ici, rien n’est présent autour. Il n’y a que les souliers. Regardons-les ! Le monde paysan dans lequel ces souliers se situent s’exprime à partir des chaussures. Le décor environnemental et humain dans lequel ces souliers chaque jour sont utilisés se dégage de la peinture. Il s’agit finalement pour une œuvre de travailler cette aptitude propre à tout objet, à de porter en soi, dans l’épaisseur même de sa plasticité (c’est ce que Heidegger dans le texte appelle la « solidité ») l’empreinte de son milieu. Les souliers ne sont ce qu’ils sont qu’au sein de la campagne, qu’en tant qu’ils sont portés chaque matin par la paysanne qui va aux champs. Cela signifie que ce « chaque matin », que cette paysanne, que la terre qu’ils foulent sont en eux, inscrits, dans les plis du cuir, dans l’usure des lacets, dans l’état d’abandon au sein duquel ils sont laissés.
La thèse de Heidegger, dans ce passage consiste à poser que ce qui se produit dans l’œuvre, c’est exactement « ce qui se produit dans l’être », autrement dit, que l’œuvre d’art « sert à ça », si l’on tient vraiment à ce terme : nous faire saisir comment des choses viennent au monde, non pas au sens de processus de fabrication des chaussures mais plutôt comment ces chaussures s’incarnent, s’effectuent, se matérialisent  dans le fait d’apparaître, d’avoir une épaisseur ici et maintenant, de s’effectuer dans une « présence ». Les souliers « ne font qu’être », mais « ne faire qu’être », c’est toute la vérité de ce qu’ils sont. Il y a comme un « fin mot » de l’existence qui, dans l’œuvre, dévoile rien que la vérité mais  « toute la vérité ».


Il importe ici de bien saisir la différence entre « être fabriqué », d’une part, et « exister », « être-là », d’autre part. Je peux rendre compte de l’existence de ces souliers par le travail du cordonnier, ce n’est pas pour autant que j’évoquerai le fait que ces souliers sont là, ici maintenant. Aussi loin que nous puissions remonter dans le processus par lequel des matériaux ont été conçus utilisés, mêlés, travaillés pour donner naissance à ces chaussures, on reste en-dehors de ce qui préoccupe vraiment le peintre : l’émergence visible de ces souliers dans un « espace temps » déterminé. Avant d’aller chercher « Dieu », c’est-à-dire l’idée d’un principe de création transcendant à partir duquel le monde existerait, pourquoi ne pas se concentrer sur ce processus par le biais duquel le monde vient au monde dans l’évidence d’un « présent » ? Et si c’était ça, l’œuvre ? Et si « l’œuvre » c’était l’évidence de l’effort produit par le monde pour venir de lui-même au monde ?
Devant une œuvre, nous avons toujours le sentiment qu’il n’y a rien à rajouter, ne serait-ce pas finalement la même évidence que l’impossibilité de rajouter quoi que ce soit au présent, tout simplement parce qu’en tant que présent, il est exactement ce qu’il doit être ? La perfection de l’œuvre ne viendrait dés lors pas tant du génie concepteur de l’artiste que de sa capacité à faire place nette au présent, à saisir l’instantanéité parfaite de « ce qui est », tel qu’il est. La thèse qui se dégage de tout cela est très ambitieuse. Nous pourrions dire que la Science s’interroge sur le « Comment » du monde, la religion essaie de répondre au « Pourquoi ? ». L’art irait plus loin que ces deux discours en réalisant simplement et « brutalement » l’acte d’être en même temps que lui. Les souliers « sont » : ils s’incarnent dans l’efficience d’une réalité plastique, et c’est tout ce qu’il y a à dire, à faire et à montrer.


Mais qu’en est-il de la paysanne, par rapport à cette révélation ? Elle sait bien que ses souliers « sont ». Elle sait aussi qu’ils sont exactement là où ils doivent être et qu’ils portent en eux le monde de la campagne, son quotidien. Mais elle ne le sait pas comme l’artiste parce qu’elle utilise ces chaussures : « l’être produit du produit réside bien dans son utilité, nous dit Heidegger, mais celle-ci repose à son tour dans la plénitude d’un être essentiel du produit. Nous l’appelons la solidité. » L’artiste rend visible ce que la paysanne vit sans s’en soucier, parce que cela va de soi. Elle est prise dans la nécessité « rentable » de cultiver les champs. Van Gogh, lui, se maintient dans l’expectative naïve, hébétée, de ce qui fait « qu’il y a » des champs, des socs, des charrues, des chaussures, etc. C’est ainsi que je peux chacun des éléments qui constituent les chaussures à une utilité, à un sens fonctionnel humain : recouvrir nos pieds, protéger nos voûtes plantaires, marcher, etc, je n’aurai pas, pour autant rendu compte de l’efficience de leur présence, laquelle est, en un sens, beaucoup plus brute, immédiate que leur utilité.


Nous nous en rendons bien compte lorsque des enfants jouent avec des objets utiles et les situent dans une autre finalité : supposons que le fils de la paysanne mettent les mains dans les souliers de sa mère et en frappent les semelles pour leur faire rendre un son. Les chaussures seront privées de leur finalité, elles n’en seront pas moins là. Le cordonnier les a construites pour nos pieds, mais si elles n’étaient là que pour cet usage, si leur présence ne consistait que dans leur fonction, l’enfant ne pourrait pas, pour jouer, les utiliser comme si c’était des « gants ». Cela nous montre bien la différence entre le fait « d’être là », et celui d’avoir été fabriqué pour… De ce point de vue, la paysanne est plus intellectuelle que le peintre. Elle dépasse l’immédiateté de « l’ici maintenant » du produit pour se projeter vers sa destination.


Mais Heidegger va encore plus loin, ces chaussures sont usées, brisées, épuisées par leur utilisation quotidienne. On pourrait donc en conclure que cette déliquescence du produit est comme un témoignage en faveur de « l’être utile » de l’objet. Or le tableau manifeste exactement le contraire. C’est comme si, en peignant l’érosion même du produit, en soulignant cet épuisement du quotidien et de l’usage, Van Gogh révélait la vérité même de ce qu’est l’utilité, vérité que l’on pourrait qualifier d’« inutile », en ce sens qu’elle n’est pas rentable. La plupart des travailleurs jugent les artistes comme des marginaux qui ne voient pas la réalité telle qu’elle est parce qu’en travaillant ils se croient confrontés à la vérité du besoin, à l’urgence de la nécessité de « gagner leur vie » alors que le peintre se détourne de cette nécessité mais, en fait, l’artiste va plus loin qu’eux parce qu’il se situe au niveau de l’observation pure, authentique, donnée, gratuite de « ce que fait » la nécessité du besoin. Pour saisir la vérité du dénuement, de la fatigue, de la peine, du labeur quotidien et de la soumission à l’urgence de vivre, il importe de se tenir dans l’aplomb gratuit de ce qu’il est « plastiquement. Pour saisir la vérité du besoin, il faut la peindre hors du mouvement de sa satisfaction, parce que celui-ci ramène tous les éléments de son présent au statut de « moyens » alors que chaque instant présent est à lui-même sa propre fin. Chaque instant est parfait parce qu’il est à lui-même sa seule finalité. L’artiste se tient exactement dans la révélation de cette heureuse « nouvelle » : « tout est là ».

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