mercredi 25 mars 2015

Partie 3: L'oeuvre d'Art nous fait-elle oublier la réalité (la présence) ?


Nous pouvons également définir la réalité comme « ce qui arrive, ce qui se produit maintenant ». De ce point de vue, la distinction entre l’objet technique et l’œuvre d’Art est éclairante : l’objet technique ne se réalise en tant qu’objet technique qu’à partir du moment où il est utilisé alors que l’œuvre d’art se réalise dans l’ici-maintenant de son « apparition », dans le fait présent d’être là, telle qu’elle est. C’est tout le sens du « ready made » de Marcel Duchamp que de situer « l’œuvre », non dans « une chose », dans l’aboutissement d’un processus lancé par l’artiste, mais dans l’instantanéité d’un regard qui, en se portant vers n’importe quel ustensile, active un mouvement de « rétrogradation » à l’égard de son utilisation, de telle sorte que ce sont les spectateurs qui « réalisent » l’œuvre, en remettant à zéro les compteurs de la fonctionnalité d’un ustensile. L’œuvre n’est pas plus qu’un ustensile, elle est « moins ». Elle est dans la naïveté d’une perception qui revient de la projection « purement intellectuelle » de l’utilité. Je vois bien se dessiner l’usage du marteau dans le marteau, ne serait-ce que parce qu’il a un manche, une tête en acier, etc, mais il existe plastiquement « avant » d’exister utilement et c’est finalement cette plasticité première, brute, instante, « là » qui constitue l’œuvre.

La puissance de l’art viendrait donc, dans cette perspective, de sa capacité à nous faire réaliser à quel point nous ne vivons la plupart du temps que dans nos projections. Nous n’avons jamais « tenté cette folie » de vivre maintenant au milieu d’objets consistant simplement dans leur masse, dans leur volume, dans leurs couleurs « maintenant ». Toute œuvre d’art est brouillée, confuse, pas évidente avons-nous dit, mais nous réalisons à présent que ce brouillage, loin d’être provoqué par l’originalité de l’artiste, par son imagination, par son inventivité, s’inscrit en réalité dans la révélation à nos sens d’un monde brut, sans concession, sans avenir, sans projection humaine, sociale. Etre là maintenant : c’est la caractéristique d’un monde qui, à aucun niveau, ne « vient au monde » pour nous faire plaisir.

L’œuvre d’art n’est donc « pas évidente » par rapport à une façon humaine de voir qui consiste à partir du principe que tout ce qui est « est là » pour satisfaire nos besoins. Toute œuvre d’art est humainement « scandaleuse » : elle nous met sous les yeux ou dans les oreilles ce que nous nous efforçons continûment de gommer, de « zapper », à savoir la venue au monde d’un monde pas humain, même quand les objets perçus ont été faits par les hommes (le ready made, c’est la part non humaine de l’ustensile, celle qui n’a rien à voir avec sa fabrication utilitaire mais qui manifeste sa pure émergence plastique : un volume est là avant d’être un porte-bouteilles – quoi que nous fassions, nous ne pouvons pas échapper à « l’être là » des choses et des êtres). Van Gogh, Cézanne, Munch, Francis Bacon, n’ont aucun style, ou plutôt ils ont ce style de n’en cultiver aucun, c’est-à-dire d’être suffisamment humbles pour ne percevoir que « ce qui est », indépendamment de toute déformation humanisante.

 Nous pouvons toujours nous demander pourquoi les oliviers ou les cyprès de Van Gogh sont toujours tordus, tournoyants, peints comme s’ils étaient des flammes. On parlera alors comme tous les critiques d’art du style de Van Gogh, de sa touche en ellipse, en virgule, en tourbillon. Et puis on peut aussi aller à Arles, et « voir », notamment pendant certains jours d’été qu’il y a tellement de vent et de chaleur que les cyprès et les oliviers sont exactement tels que Van Gogh les a peints : travaillés par des forces qui les font ployer, qui les tordent. Nous réalisons alors que ce que Van Gogh a révélé pour les arbres est vrai de toutes choses : nous ne le voyons pas mais il y a, à tout instant, dans toute parcelle de réalité de notre univers, un déchaînement de puissances et d’énergies multiples qui concourt à faire de cet instant un « tableau », un son, une présence « en acte ». 

C’est comme si l’artiste possédait cette incroyable faculté de voir à l’ouvrage ces forces souterraines qui concourent, conspirent à faire en sorte que l’instant présent « prenne », comme on dit d’une mayonnaise montée en émulsion. Mais pourquoi sommes-nous désorientés devant ces œuvres si après tout elles ne font que rendre compte, en profondeur de ce qui « est là » ? Si nous reprenons la comparaison avec la mayonnaise, nous pourrions dire que c’est parce que stupidement mais surtout peureusement, nous persistons à chercher ce qui tient de l’œuf, de l’huile, du vinaigre, du sel, du poivre. Dans les toiles de Van Gogh, nous cherchons le « cyprès », « l’olivier » comme si pouvait exister dans la nature quelque chose d’aussi isolé, conceptualisable, nommable, distinct que « le cyprès ».

Nous avons toutes les raisons de refuser de voir que la réalité est « en émulsion » parce que dés lors, nous ne sommes qu’un ingrédient parmi tant d’autres de cette « émulsion ». Van Gogh n’a pas de style. Il a l’humilité de dépouiller son regard de tout présupposé humain et de peindre ce qui, dés lors, vient au regard. Nous pourrions finalement ramener tous ces grands peintres à des degrés de réalisation au fil desquels notre nerf optique pénètre plus avant dans la chair d’un monde qui ne fait qu’être là. Nous ne serions pas aussi troublés par ces toiles si ce nerf optique ne nous ramenait pas au souvenir très, très inconscient de cette vision « Cézannienne » de la sainte-Victoire, « Van Goghienne » des cyprès et des oliviers:


« Or, c’est de son coup de massue, vraiment de son coup de massue que Van Gogh ne cesse de frapper toutes les formes de la nature et les objets.
Cardés par le clou de Van Gogh,
les paysages montrent leur chair hostile,
la hargne de leurs replis éventrés,
que l’on ne sait quelle force étrange est, d’autre part, en train de métamorphoser. (…)
Je crois que Gauguin pensait que l’artiste doit rechercher le symbole, le mythe, agrandir les choses de la vie jusqu’au mythe,
alors que Van Gogh pensait qu’il faut savoir déduire le mythe des choses les plus terre-à-terre de la vie.
En quoi je pense, moi, qu’il avait foutrement raison.
Car la réalité est terriblement supérieure à toute histoire, à toute fable, à toute divinité, à toute surréalité.
Antonin Artaud, Van Gogh le suicidé de la société, 1947




Peut-être comprenons-nous maintenant à quel point nous devons nous méfier du lieu commun sur la perception subjective de l’œuvre d’art : « chacun peut voir dans cette toile ce qu’il a envie d’y voir selon sa sensibilité ». C’est encore une ruse de « l’humain trop humain », encore un moyen de dissimuler le scandale de l’œuvre, le fait qu’elle n’exprime que « la présence » nue, que la vérité la plus évidente, la plus crue, la plus aveuglante. C’est faux, chacun ne peut pas voir ce qu’il veut en fonction de sa sensibilité. C’est même le contraire qui est vrai, nous sommes placés devant « le fait accompli », le fait qui, devant nous, s’accomplit, se produit, s’effectue, « œuvre ». Enfin (enfin !), l’être humain est sommé de se taire, de ne pas commenter, de ne pas « la ramener » avec son étonnement, sa curiosité, son intelligence, sa sensibilité, et surtout pas son ingéniosité. Van Gogh lui suggère implicitement d’assister à ce qui se passe « vraiment » : « Et si tu n’en rajoutais pas, pour une fois, si tu cessais de te dire que tel motif peint « donne à penser », que telle toile est « édifiante pour les générations futures », si tu tentais enfin de vivre en direct, de te confronter à l’évidence nue d’un monde sans interprétation, sans présupposition, sans projection de « tes » besoins, de « tes » fantasmes, de « ton » futur ? L’œuvre nous fait « réaliser » la « réalité », et c’est en cela qu’elle peut être dire « d’Art ».

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