dimanche 17 septembre 2017

La Conscience, l'Inconscient, le Sujet (suite 3)


3   3 - L’inconscient et « l’anti-cogito » - Freud et Jacques Lacan
La démarche de René  Descartes peut (et même doit, dans un premier temps) nous sembler exemplaire, inattaquable. Néanmoins cette inférence du libre arbitre à partir du « je pense » pose question. Descartes cherche et trouve cette transparence à soi absolue de la pensée permettant au sujet qui pense de savoir qu’il existe. On peut m’abuser sur « ce que ma pensée pense » mais pas sur la réalité effective, sur le fait qu’elle pense et pour s’effectuer ainsi, il faut bien que j’existe. Mais tout le problème vient du caractère résolu du doute de Descartes : il veut douter, et de cette volonté de douter à laquelle rien ne résiste, il déduit l’existence d’une pensée qui est « sienne » d’où son existence tout court. Cette volonté de douter va jusqu’à imaginer un Dieu trompeur, et c’est de cette représentation d’une puissance de dissimulation et de falsification sans limite qu’il déduit l’existence de sa pensée, aussi abusée soit-elle : « il ne saurait faire que je ne sois rien tant que je penserai être quelque chose ». Autrement dit je serai toujours, pour le moins, cette pensée de n’être rien manifestant nécessairement l’existence de « quelque chose ». Peu de lignes après le passage que nous avons étudié, Descartes poursuit ainsi :
« Mais qu’est-ce donc que je suis ? Une chose qui pense. Qu’est-ce qu’une chose qui pense ? C’est-à-dire une chose qui doute, qui conçoit, qui affirme, qui nie, qui veut, qui ne veut pas, qui imagine aussi, et qui sent.
Certes ce n’est pas peu si toutes ces choses appartiennent à ma nature. Mais pourquoi n’y appartiendraient-elles pas ? Ne suis-je pas encore ce même qui doute presque de tout, qui néanmoins entends et conçois certaines choses, qui assure et affirme celles-là seules être véritables, qui nie toutes les autres, qui veux et désire d’en connaître davantage, qui ne veux pas être trompé, qui imagine beaucoup de choses, même quelquefois malgré moi-même, comme par l’entremise des organes du corps ? Y a-t-il rien de tout cela qui ne soit aussi véritable qu’il est certain que je suis, et que j’existe, quand même je dormirais toujours, et que celui qui m’a donné l’être se servirait de toutes ses forces pour m’abuser ? Y-a-t-il aussi aucun de ces attributs qui puisse être distingué de ma pensée, ou qu’on puisse dire être séparé de moi-même ? Car il est de soi si évident que c’est moi qui doute, qui entends, et qui désire, qu’il n’est pas ici besoin de rien ajouter pour l’expliquer. »


Il s’interroge sur tout ce qu’il peut associer à ce dernier terme de « chose qui pense », puisque il est, en un sens fort et indiscutablement « littéral » : « hors de doute ». Reprenons l’exemple déjà évoqué: je marche. Cela signifie que je pense marcher. Je suis une chose qui pense qu’elle marche, et aussi incertaine que soit la réponse à la question de savoir si je marche effectivement, il ne fait aucun doute qu’en tant que chose qui pense qu’elle marche, j’existe. Par conséquent toutes les pensées, toutes les impressions et représentations que j’ai, ont au moins ce fond de vérité qu’elles marquent le fait de mon existence.
Mais cette évidence à laquelle Descartes fait ici référence comme pouvant se passer de toute explication, à savoir que c’est lui qui doute, qui entends, qui désire, pose problème. Où se situe vraiment la certitude qu’il vient, sans aucun doute, de découvrir ? Dans le fait qu’il est lui-même une chose qui pense ou bien dans le fait qu’une chose qui pense est ? Ce rapprochement avec lui-même qui selon lui, va de soi, est-il si fondé qu’il ne mérite pas d’être démontré à son tour (mais comment pourrait-il l’être ?). Reprenons notre exemple : « une chose qui pense » pense marcher. Peut-être ne marche-t-elle pas vraiment mais il faut bien qu’elle existe pour penser qu’elle marche, donc « cette chose qui pense marcher » existe. C’est effectivement « inattaquable », indubitable, mais à aucun moment de cette certitude, le « Je » n’est entré en ligne de compte et c’est exactement ce que le philosophe allemand Friedrich Nietzsche (1844 – 1900) opposera à la proposition de Descartes : 
« Il est pensé, donc il y a un sujet pensant », c'est à quoi aboutit l'argumentation de Descartes. Mais cela revient à poser comme « vraie a priori » notre croyance au concept de substance : dire que s'il y a de la pensée, il doit y avoir quelque chose « qui pense », ce n'est encore qu'une façon de formuler, propre à nos habitudes grammaticales qui suppose à tout acte un sujet agissant. Bref, ici déjà, on construit un postulat (un principe) logique et métaphysique au lieu de le constater simplement."
            Nietzsche, La Volonté de Puissance, 1885-1888

Nietzsche épure encore davantage la dernière version que nous avons formulée : c’est encore trop d’affirmer : « une chose qui pense » pense marcher. Ce que l’on peut affirmer, c’est « une pensée de marcher est », et puis c’est tout. Que cette pensée soit celle d’une « chose », d’une substance, c’est encore de la supposition, c’est une conception héritée des grammaires des langues occidentales, lesquelles nous ont finalement « dressé », conditionné à poser qu’aucune action ne pouvait s’effectuer sans avoir un auteur, un moi, un agent. « J’aime » signifierait : je déclenche en moi l’action d’aimer, mais ne serait-il pas plus juste d’affirmer, en suivant la perspective défendue par Nietzsche : « l’action d’aimer se déclenche en moi », voire  « l’action d’aimer se produit » ou encore « il y a de l’amour », tout comme Charles Trenet  chante « il y a de la joie ».
Il ne nous viendrait pas en tête que l’acte de pleuvoir soit totalement causé par le nuage ni d’investir le nuage de la volonté de faire pleuvoir. Il existe dans la nature des forces : la pluie, le vent, la chaleur, le froid, etc. qui déclenchent des phénomènes de façon impersonnelle, brute, anonyme. Mais dés qu’une action concerne l’être humain, nous faisons immédiatement dépendre les actions des personnes. Selon Nietzsche, tout cela vient d’un principe tellement gravé dans notre grammaire que nous ne pensons pas à le remettre en cause, soit la structure sujet/verbe/complément (c’est le sujet qui provoque l’action du verbe, laquelle se conjugue différemment en fonction du sujet). Descartes serait, selon Nietzsche, victime de « ce pli ». Si nous devions vraiment rendre compte de l’argument opposé à Descartes par Nietzsche, il faudrait « tordre » notre façon usuelle d’utiliser notre langue et poser que pour le philosophe allemand, « il (impersonnel) est pensé dont il est existé » (ou encore « ça pense donc ça existe »), mais qu’il n’est rien dans ce lien qui nous autorise à affirmer « je pense donc je suis ».
Dans son livre « par delà le bien et le mal, Nietzsche insiste sur ce qu’il appelle « superstition » :
"Si l'on parle de la superstition des logiciens, je ne me lasserai jamais de souligner un petit fait très bref que les gens atteints de cette superstition n'aiment guère avouer : c'est à savoir qu'une pensée vient quand « elle » veut, non quand « je » veux, en telle sorte que c'est falsifier les faits que de dire que le sujet « je » est la détermination du verbe « pense ». Quelque chose pense, mais que ce soit justement ce vieil et illustre « je », ce n'est là, pour le dire en termes modérés, qu'une hypothèse, qu'une allégation ; surtout, ce n'est pas une « certitude immédiate ». Enfin, c'est déjà trop dire que quelque chose pense, ce « quelque chose » contient déjà une interprétation du processus lui-même. On raisonne selon la routine grammati­cale : « Penser est une action, toute action suppose un sujet actif, donc... »
                             
Or il se trouve que certaines pensées, certains actes, certains faits se manifestant dans notre psychisme et dans notre vie trouve beaucoup d’échos dans cette formulation de Nietzsche : « Une pensée vient quand elle veut et non quand « je » veux, alors qu’ils ne sont pas vraiment pris en compte par les thèses de Descartes, ce sont les rêves, les lapsus, les actes manqués. Descartes s’intéresse au rêve dans le cadre d’une démarche volontaire consistant à douter systématiquement de ses impressions, mais la question de savoir qui pense dans le rêve ne l’intéresse pas. La question se pose pourtant puisque le rêve n’est pas une pensée volontaire. Quelque chose pense en nous, ou, pour suivre le fil de la démarche de Nietzsche : penser se fait en nous sans que nous soyons les initiateurs de ce flux d’images dont nous sommes les réceptacles passifs.
Il en va de même pour les lapsus. Quand je suis conscient, non seulement je sais ce que je dis, mais je dis exactement ce que je veux. Je maîtrise mes paroles, mais voilà qu’un autre mot que celui que j’avais l’intention de dire s’intercale dans mon discours, créant par là même un autre sens, différent de mon projet initial. Je ne peux pas dire que cela n’a pas été pensé, car la parole qui est sortie de ma bouche veut bien dire quelque chose sauf que ce n’est pas mon moi conscient qui l’a prononcée. La plupart du temps, nous attribuons nos lapsus à des dysfonctionnements de notre attention sans accorder d’importance à ce qui est dit, en faisant semblant de ne pas nous apercevoir que ces lapsus sont bien des affleurements à la parole d’une pensée qui en nous, n’est pas exactement la notre tout en étant paradoxalement plus authentique, en disant éventuellement ce que nous n’aurions pas osé dire consciemment. Nos lapsus nous en apprennent souvent davantage sur nous-mêmes que tous nos discours conscients parce que ces derniers, trop maîtrisés, sont joués, ou plutôt suivent le cours de la routine sociale, de la morale de notre époque, des dynamiques d’intégration et de figuration au sein d’un groupe, d’un milieu par lequel nous voulons être acceptés.
Le psychanalyste Jacques Lacan (1901 – 1981) résume cette dernière idée dans une formulation qu’il a lui-même baptisée « l’anti-cogito » : « Je pense où je ne suis pas donc je suis où je ne pense pas. » « Là où je pense, c’est-à-dire là où je suis conscient, je ne suis pas », c’est-à-dire je ne suis pas vraiment, j’agis conformément à des conventions extérieures. Donc je suis où je ne pense pas, c’est-à-dire que je ne suis jamais plus authentique que lorsque dans le lapsus par exemple, mon discours conscient déraille et laisse quelque chose de mes désirs, de mes traumatismes ou de mes souvenirs inconscients remonter inopinément à la surface de ma prise de parole.
On pourrait opposer à Jacques Lacan qu’il psychologise ou psychiatrise une thèse qui dans l’esprit de Descartes est métaphysique. Le « je suis » de Descartes (j’existe) n’a pas le même sens, en effet, que le « je suis » de Lacan qui signifie : « je suis vraiment, ou authentiquement », mais ce n’est pas totalement exact, si nous nous rangeons aux arguments défendus par Friedrich Nietzsche car cette certitude métaphysique est battue en brèche par une considération grammaticale, comme si Descartes, aussi embarqué soit-il dans une démarche de remise en cause radicale de toutes ses anciennes opinions omettait d’y inclure tout ce que penser doit au langage et plus spécifiquement aux figures de notre langue. Il était impossible au 17e siècle de faire valoir un argument de ce genre (il faut attendre 1916 pour que Ferdinand de Saussure invente la linguistique)
Avant Jacques Lacan, c’est Sigmund Freud (1856 – 1939) qui, le premier, a souligné et théorisé le rôle déterminant de l’inconscient dans notre psychisme. Il y a une quantité incroyable de faits psychiques qu’il est impossible d’expliquer sans reconnaître en nous du dissimulé, du caché. En d’autres termes, il existe en chacun de nous un mécanisme psychique  par le biais duquel nous créons de nous-mêmes en nous-mêmes de l’implicite, du refoulé, du censuré, de telle sorte que ces pensées ou ces souvenirs se manifesteront autrement et profiteront de toutes les brèches de notre conscience, de notre comportement volontaire pour se manifester. « Le moi n’est pas maître dans sa propre maison » dit Freud, en considérant cette découverte de l’inconscient comme la troisième blessure narcissique imposée par la science à l’orgueil humain (après Galilée et Darwin).
Comment et pourquoi créons-nous inconsciemment en nous-mêmes cet étranger à nous-mêmes qui, étrangement, est peut-être davantage nous-mêmes que notre moi conscient (qui joue le rôle de la comédie sociale). Selon Sigmund Freud, tout être humain est, dans les premiers âges de l’enfance, gouverné par le « ça », c’est-à-dire le principe de satisfaction de toutes ses pulsions. Il est animé par le désir et, contrairement à ce que toutes les théories psychiatriques et médicales pouvaient concevoir à l’époque, ce désir est sexuel (en d’autres termes, la sexualité n‘attend pas la puberté pour se manifester). Sans bénéficier des moyens physiques d’exprimer cette sexualité, l’enfant va trouver une multitude de voies « dérivées » ou « déviantes ». Notre moi se constitue donc à partir de cette première difficulté rencontrée par le ça à l’égard de l’exigence de satisfaction de ses pulsions. Une troisième instance va s’imposer au fil de l’éducation de l’enfant par ses parents, c’est le sur-moi, soit l’assimilation par le psychisme de l’autorité des tuteurs : « Tu dois » ou « tu ne dois pas », « ces choses là ne se font pas ». Derrière cette éducation et ces différentes interdictions de pensées ou d’actes incorrects, c’est la morale et les règles imposées par la société qui vont être intériorisées par l’enfant. Ce point est fondamental : nous faisons « nôtre » cette autorité parentale, c’est-à-dire qu’une partie de nous va se faire la porte-parole de l’interdit, de la censure.
Tous les rouages du mécanisme de l’inconscient sont maintenant en place. Dans notre psyché se bousculent une multitude de désirs et de souvenirs qui aspirent à devenir conscients mais un effet de censure inconscient « filtre », comme à l’entrée de la conscience, les désirs corrects et ceux qui ne le sont pas. Les « recalés » composent l’inconscient, mais ils ne seront pas pour inopérants. Puisque l’accès à la conscience leur est interdit, ils se manifesteront autrement au sujet, soit par les rêves, les lapsus les actes manqués, soit par des troubles de comportement dont la dysfonctionnalité sera proportionnelle à l’importance du traumatisme. Si le sujet se cache à lui-même une vérité cruciale (comme l’homosexualité pour le Président Schreber) la paranoïa ou la schizophrénie, ou la névrose seront violentes. Tout le travail de la psychanalyse consistera à aller chercher l’origine des symptômes afin que le patient s’accepte, s’avoue à lui-même tout ce que la censure avait refoulé.

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