dimanche 18 mars 2018

Explication du texte d'Aristote - Récapitulation et transitions


 De nombreuses explications de textes rendues par les candidats au baccalauréat le jour de l’épreuve ne manifestent ni la compréhension de la structure du passage ni la portée philosophique et problématique qui sont avancées. C’est pour cela qu’il faut suivre une méthode empreinte d’un minimum de rigueur. Nous venons de rédiger notre introduction.
Nous décrivons maintenant l’évolution des thèses soutenues par Aristote. Que l’homme soit un animal politique : cela peut s’entendre en deux sens et c’est exactement ces deux acceptions que l’auteur traite successivement dans ce passage. D’abord cela signifie que c’est naturellement que l’homme devient politique, c’est-à-dire citoyen (du début jusqu’à « tric trac »), ensuite cela suggère que c’est parce qu’il est politique que l’homme se distingue des autres espèces animales : l’homme spécifiquement est politique. Il est le seul à l’être et c’est donc cela qui le rend « Homme » (De « c’est pourquoi »…jusqu’à la fin). A l’intérieur de chacune de ces deux parties, nous pouvons dissocier deux sous-parties :
Partie 1
- Jusqu’à « le sont aussi » : le lien des premiers groupes (famille) à la cité est naturel – Argument généalogique (économique : autarcie)
- Jusqu’à « tric trac » : la vie en société est la condition de l’humanité – Argument ontologique
Partie 2
- Jusqu’à « le juste et l’injuste » : la nature n’a donné le langage qu’à l’homme pour qu’il soit politique – Argument téléologique
- Jusqu’à la fin : le langage est la condition même de la pensée et de l’accession aux idées générales sans laquelle aucune cité ne peut exister  - Argument éthologique



Le plan que nous devons adopter nous est suggéré par deux éléments déterminants : a) le texte lui-même b) notre aptitude à discerner, au fur et à mesure que nous lisons, les points problématiques. C’est cette faculté qui requiert le plus d’attention et un minimum de culture. Ce qui suit décrit les transitions entre les sous-parties de cette partie 1. Qu’est-ce qui justifie de passer de tel sujet d’explication à tel autre ? Pourquoi tel paragraphe entraîne la rédaction de tel autre ? C’est exactement ce qui fait souvent défaut aux copies du baccalauréat. Pour bien comprendre les développements qui suivent il importe de réaliser que c’est seulement en fin de parcours que le titre de la sous-partie à venir apparaîtra, puisque il est question de faire émerger ce qui, du précédent, le suscite.
C’est le terme d’ « autarcie » (2e ligne) qui doit susciter d’abord en nous le plus d’intérêt. Les villages et les familles se sont d’abord rassemblés sous la pression de la nécessité vitale et c’est lorsque ils sont parvenus à s’auto-suffire par le bais de cette primitive interdépendance qu’ils ont construit les premières cités. L’origine de la cité est donc naturelle au sens d’ « organique ». C’est autour de ce terme que peut se constituer un ou plusieurs paragraphes parce qu’aussi justifiée soit-elle, cette référence à l’organique ne peut pas suffire à expliquer l’organisation politique de la cité, laquelle suppose une énergie, un engagement, une association qui ne se réduit pas au ventre plein, repu, satisfait. D’où la première sous-partie de notre explication (nous pouvons la préciser au brouillon dans notre plan mais pas sur la copie) :
a)    De l’organique à l’organisation
Mais qu’est-ce qui fait défaut à l’organique pour devenir organisation ? Tout simplement la Raison (logos), la volonté d’ordonner, de rationaliser les comportements des hommes vivant dans la communauté. Nous pouvons donc situer cette notion de cité par rapport aux termes équivalents de notre modernité : Etat, nation, société, précisément parce que chacune de ces notions désignent bien autre chose que l’association d’organismes en quête de subsistance. Nous saisissons ainsi qu’Aristote nous parle finalement de la question de savoir comme des familles se sont unies pour constituer des Etats. Du coup, nous mesurons vraiment la portée problématique de la thèse aristotélicienne car aucun de nous n’a le sentiment dans les rapports qu’il vit au sein de sa famille d’y vivre quoi que ce soit qui puisse être rapporté à la rigueur des lois, à la froideur d’une administration, à la neutralité d’une laïcité. Que nous soyons naturellement passés des modalités ancestrales d’association à l’Etat, est peut-être exact mais requiert vraiment une démonstration, une remise en question, bref un traitement :
b)    La cité, la société et l’Etat
Au terme de notre analyse nous réalisons que l’affirmation de liens entre la famille et l’Etat est cependant indiscutable notamment à cause de l’autorité, de la hiérarchie, de la fonction éducative qui s’impose dans l’un et l’autre. Mais la continuité de l’un à l’autre sur laquelle Aristote insiste ne viendrait pas davantage de la culture que de la nature ? N’est-ce pas finalement dés le fait de sa structuration en familles que l’humanité emprunte une voix culturelle ? C’est bien la thèse que Claude Lévi-Strauss défend en opposition totale avec le philosophe grec : « La prohibition de l’inceste constitue la démarche fondamentale grâce à laquelle, par laquelle, mais surtout en laquelle, s'accomplit le passage de la nature à la culture. Elle est le processus par lequel la nature se dépasse elle-même ; elle allume l'étincelle sous l'action de laquelle une structure d'un nouveau type, et plus complexe, se forme, et se superpose, en les intégrant, aux structures plus simples de la vie psychique, comme ces dernières se superposent, en les intégrant, aux structures, plus simples qu'elles-mêmes, de la vie animale. Elle opère, et par elle-même constitue, l'avènement d'un ordre nouveau. » :
                c) La prohibition de l’inceste : de la nature à la culture
L’analyse de Claude Lévi-Strauss est vraiment éclairante : deux modalités d’évidence se nouent dans la prohibition de l’inceste : celle naturelle d’une exogamie qui porte en elle la nécessité des liens extra-familiaux et celle, culturelle, de la nouvelle texture de liens communautaires qui vont s’établir à partir de ce refoulement fondateur. C’est comme si du renoncement à la mère naissait la relation avec l’autre citoyen. Un rapport social (et convivial) va s’instaurer à partir de l’acceptation d’un non-rapport familial et sexuel. De ce consentement à l’annihilation d’un Eros Fils / Mère va éclore une Philia inter-citoyenne. La perspective de Lévi-Strauss est aux antipodes de celle d’Aristote, si le philosophe grec a la certitude que la nature ne cesse de poursuivre son œuvre en tissant le lien de la famille à la cité, c’est parce qu’il ne s’aperçoit qu’en réalité, la culture est déjà efficiente dans la notion même de famille. Le malentendu est donc radical : si Aristote a raison de poser ce lien c’est précisément parce qu’il est structurellement le contraire de ce qu’il pense être, culturel et non naturel.
Et c’est précisément ce présupposé de la croyance du lien naturel de la famille à la cité qui donne à Aristote cette sorte de « foi » (ce terme est évidemment problématique) dans le finalisme naturel et l’essentialisme de l’espèce humaine. Si c’est la nature qui nous guide vers la citoyenneté, tout être génétiquement humain s’exilant volontairement de la cité n’est plus génériquement humain. Ce chiasme, ce décalage du génétique au générique pose lui-même à son tour quantité de problèmes, les remparts de la cité pouvant dés lors s’assimiler aux frontières nous défendant contre l’inhumanité, la barbarie, alors que nous savons bien, comme l’histoire l’a largement démontrée que c’est dans la cité et dans la culture que se forgent des modalités d’inhumanité d’une cruauté et d’une violence inouïe. C’est précisément cette objection qu’Emmanuel Kant, dans son livre : « Idée d’une histoire universelle d’un point de vue cosmopolitique » serait plus à même qu’Aristote de recevoir voire de prendre en compte alors même qu’il partage avec le philosophe de l’Antiquité cette conception naturaliste d’une finalité spécifique à l’être humain. Selon lui, c’est précisément pour adopter un mode de vie tout à la fois dynamique et culturel que la nature ne s’est pas contentée de donner à l’homme la tendance à la sociabilité mais aussi celle, contraire, de l’isolement. L’homme a été naturellement fait pour aimer et détester ces semblables. Il est constamment ballotté, tout au long de sa vie sociale de l’un à l’autre sentiment. Il est altruiste et égoïste, c’est :
d) L’insociable sociabilité (Kant)
Si l’homme n’était que bienveillant à l’égard de ses prochains, il n’éprouvera le désir de les dépasser et  cette prédisposition à favoriser constamment ses propres intérêts se révèle « à la longue » et à l’échelle de l’espèce particulièrement profitable au genre humain. Que l’homme naturellement ne soit pas que sociable, c’est le moteur même du progrès, de la vocation humaine à ne jamais se satisfaire ni de ce qu’il a ni de ce qu’il est, et c’est par cette contradiction que la nature nous a clairement marqués de son sceau : « Sans ces tendances insociables, peu sympathiques certes par elles-mêmes, mais qui fondent les résistances qui s’opposent aux prétentions égoïstes de chacun, tous les talents resteraient à jamais enfouis en germes. »

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