jeudi 29 mars 2018

Réciprocité et Empathie chez les animaux - Frans de Waal, éthologue


Le degré 0 de l’Éthologie

Il est vraiment difficile en regardant cette conférence de se départir d’une constante impression de malaise, comme si nous étions ici pour rire plutôt que pour découvrir, comme si les animaux étaient finalement « montrés » comme des bêtes de foire plutôt que comme des êtres à part entière. Les thèses de Monsieur de Waal décrivent probablement ce que l’éthologie peut faire de pire, précisément parce qu’elles aboutissent au contraire de leur intention première. Il y a en effet de fortes chances que nous ayons quelque chose à apprendre des animaux. Il ne fait aucun doute que certains chimpanzés se réconcilient après s’être battus, ou que tels individus singes agissent pour le bien-être de leur congénères, c’est une certitude, mais l’action qui consiste à étiqueter ce genre de comportement avec des termes comme « morale, empathie, réciprocité » est elle, au contraire, problématique, marquée par ce que l’on pourrait appeler un « anthropocentrisme bienveillant ». Monsieur De Waal semble exclusivement soucieux de "faire faire l’homme" aux animaux.
Quand nous accomplissons un acte par empathie, c’est-à-dire par pitié à l’égard d’une autre personne, nous le faisons en effet au nom d’une certaine représentation du Bien comme le dit Aristote et nous ne pouvons absolument pas induire de la solidarité du singe nourri qui aide le singe affamé à ramener la caisse qu’il agisse sous l’influence de cette même empathie. Il est vrai que nous ne pouvons pas voir cette scène sans que des qualificatifs humains issus d’une certaine langue humaine ne viennent spontanément à notre esprit mais c’est précisément cela qu’il s’agit de court-circuiter pour envisager de rentrer si peu que ce soit dans le monde animal.
Devant les vidéos de Monsieur De Waal, nous sommes finalement comme devant des dessins animés de Walt Disney ou de Tex Avery, à savoir invités à appliquer le registre lexical d’une langue humaine à ces comportements animaux comme s’il allait de soi que le terme « empathie » convient exactement à l’attitude de l’animal. L’important dit Gilles Deleuze, « c’est d’avoir un rapport animal avec l’animal et pas un rapport humain avec l’animal ». Le fait même que l’assistance rit devrait nous sembler suspect et nous mettre sur nos gardes. Mais que désigne exactement l’expression de Gilles Deleuze : « Avoir des rapports animaux avec l’animal » ? La réponse est aussi simple que déconcertante : éprouver des affects animaux, un peu comme les enfants qui ne jouent pas à « faire comme » le chat ou le chien mais qui éprouve une  sorte de socle esthésique commun à l’animalité et à l’humanité, ou bien comme le chasseur qui se maintient dans un état d’attention et de vigilance aussi intense que l’animal qu’il cherche à abattre. Devant un cerf aux aguets, la question que l’on peut se poser est celle de « l’intensité » : puis-je, moi homme, me rapprocher du chiffre de cette concentration, de cet éveil au moindre déplacement de feuille, au moindre craquement de branche ? 
Dans l’efficience de cette communauté d’affects se joue une partie fondamentale, dans laquelle l’homme éprouve la porosité des catégories habituelles : nous n’avons pas à faire l’animal, nous pouvons voisiner avec les animaux par le jeu des fluctuations des intensités affectives que nous sommes capables de libérer dans telle ou telle situation. Nous sommes tous animés du désir de persévérer dans notre être, hommes et bêtes,  et ne nous différencions des autres que par les variables de cette énergie, de cette implication attentive que nous investissons, tous dans le fait d’exister. Montaigne reprend une affirmation de Plutarque : « J'enchérirais volontiers sur Plutarque et je dirais qu'il y a plus de distance de tel homme à tel homme qu'il y en a de tel homme à telle bête. »
Tout être vivant est animé du désir de persister dans son être et c’est dans la libération de cette énergie désirante commune à tout ce qui existe que nous expérimentons des voisinages totalement inattendus, des rapprochements hallucinants que seuls les artistes suivent et perçoivent avec le plus d’acuité (la métamorphose de Kafka- Le compositeur Messiaen et les oiseaux, etc. »)
Monsieur de Waal est à des années lumières de tout ce que l’éthologie a de plus authentique et de plus riche précisément parce qu’il n’envisage qu’un type de rapport humain à l’animal et ne fonde ses supposées démonstrations que sur l’idée selon laquelle les animaux peuvent concevoir les mêmes notions que les hommes. En premier lieu, pourquoi les animaux en auraient-ils besoin ? Puisque les hommes socialisés et les animaux ont suivi des voies différentes de développement dans le milieu naturel, on ne voit pas bien pourquoi il faudrait appeler « empathie », ou « morale » la solidarité dont ils font indiscutablement preuve dans leurs attitudes. Peut-être méritent-ils précisément que nous leur accordions « ce droit à la différence », droit que Monsieur de Waal finalement, consciemment ou pas, ne leur reconnaît pas. D’autre part, il aurait été très éclairant que Monsieur de Waal ait l’honnêteté de distinguer des modalités de socialisation animales et des modalités de socialisation humaines, plutôt que de vouloir à toute force (et inutilement) les rapprocher. Enfin, l’éthologie atteint son intensité philosophique la plus importante lorsque l’étude de l’animalité englobe enfin l’homme et que l’on cesse d’adhérer au présupposé anthropocentriste de leur séparation, mais dans cette perspective les notions de morale ou d’empathie n’ont plus cours parce que les individus, qu’ils soient humains ou animaux, ne valent que « quantitativement » au gré des chiffres atteints par la libération de ce que Spinoza appelle le conatus. Les voisinages qui s’effectuent alors constituent précisément ce que les artistes explorent avec le plus d’acuité, de justesse et « d’humilité ».
Monsieur De Waal ne semble pas comprendre les hommes plus que le comportement des animaux et ce que ce correspondant philosophe essayait probablement de lui expliquer n’est pas tant que les animaux sont incapables d‘empathie mais tout simplement qu’il importe de dater, comme Nietzsche ne cesse de le faire, la naissance des valeurs et des sentiments qu’elles suscitent dans l’histoire des hommes socialisés. Sous cet angle, il est indiscutable qu’un nouveau type de rapport entre les hommes est né en 1789. En fait d’empathie ou de réactions grégaires c’est plutôt celles qui se nouent entre lui et son auditoire qui pourraient faire l’objet d’une (bonne) éthologie. Quiconque a déjà parlé devant une salle sait à quel point la plupart des spectateurs épousent sans réflexion ni distance le point de vue du conférencier et ce pour des raisons purement institutionnelles (il doit savoir de quoi il parle puisque il est là). C’est justement contre cela qu’il faut parler en public. Ce que nous apprend cette conférence est, à son corps défendant, l’esprit de défiance dont il nous faut faire preuve à l’égard de toute éthologie soucieuse de faire faire l’homme aux animaux. C’est cette éthologie là qui fait le plus de mal aux animaux et suscite le plus d’ignorance chez les hommes. Trop de rires ou de sourires de connivence dans une conférence devraient nous inciter à nous méfier de son contenu: "Ne pas pleurer, ne pas rire, mais comprendre"- Spinoza

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