vendredi 2 novembre 2018

Faut-il attendre d'être heureux? - Comprendre le sujet


(Les développements suivants essaient simplement d’éclaircir un sujet difficile – Il serait réellement profitable aux élèves concernés d’essayer de « comprendre » ces tentatives de clarification plutôt que d’envisager seulement de les répéter)

Toute l’ambiguité de cet énoncé vient de la notion d’attente qui désigne d’abord le fait de suspendre toute action, de se placer soi-même dans une situation passive au sein de laquelle nous ne nous efforçons plus en vue qu’un événement arrive mais restons simplement là, les bras ballants à laisser œuvrer le temps jusqu’à ce qu’il arrive. Faut-il attendre que le bonheur vienne comme un fruit que nous n’essayerions même pas de cueillir à l’arbre, mais dont nous attendrions simplement la maturation et la chute. Le bonheur viendrait quand il veut et pas quand j’essaie de l’atteindre. La nature du bonheur est-elle d’être la ligne de mire d’une attente ?
Le bonheur « s’attend », parce qu’en réalité, c’est l’attente du bonheur qui constitue ce bonheur même. Cette notion n’a pas d’autre réalité que de consister exclusivement dans sa quête, parce qu’elle n’a aucun contenu véritable. On retrouve cette idée sous la plume de Rousseau qui définit le désir comme cette attente heureuse et imaginative d’un bonheur qui ne vaut qu’à titre de prétexte (« Malheur à qui n’a plus rien à désirer »). Au titre de la célèbre chanson de Ray Ventura : « Qu’est-ce qu’on attend pour être heureux ? » on pourrait alors répondre : « tout, absolument tout », parce que cette attente est le seul bonheur envisageable. On ne fait qu’attendre d’être heureux. Le bonheur n’est ni une affaire de jouissance ou de contemplation extatique, c’est une question d’attente, comme si le simple fait d’espérer la venue du médecin dans la salle d’attente était en réalité la seule consultation véritable. Aucun médecin ne viendra jamais. Le bonheur c’est l’incessante remise à plus tard de la jouissance du bonheur.
Il existe trois possibilités de s’opposer à cette thèse : la première consiste à définir le bonheur comme un ouvrage de la volonté, comme une tâche à laquelle il faut s’atteler. Et dans cette position, deux partis peuvent encore s’opposer : soit nous considérons qu’il faut s’efforcer au bonheur comme à n’importe quel autre projet, en mettant en œuvre des moyens en vue d’une fin. Mais il apparaîtra assez rapidement que cette entreprise est difficile voire impossible parce que le contenu du bonheur n’est pas définissable (Kant insiste sur le fait que le bonheur est un idéal de l’imagination, pas de la raison, autrement dit, il n’est pas conceptualisable), soit on invoquera avec les Stoïciens (Epictète) ou avec Descartes un travail sur soi visant « à changer plutôt ses désirs que l’ordre du monde ». Il ne faut pas attendre que les circonstances nous rendent heureux mais travailler sur soi afin que toute circonstance nous permette de jouir d’une satisfaction durable
La deuxième possibilité de s’opposer à la réponse positive à la question de l’énoncé consiste à soutenir que le bonheur ne s’attend pas parce qu’il ne peut se vivre qu’au présent. On attend pas d’être heureux, on « l’est », plus encore, c’est le fait d’être, en lui-même, qui nous rend heureux, dans « l’heur » de l’instant. Nous retrouvons cette position avec les Epicuriens et avec Rousseau dans un autre texte (écrit dix ans après la référence précédente dans « les rêveries du promeneur solitaire »). Il peut être éclairant de citer Pascal ici en négatif :
« Nous ne nous tenons jamais au temps présent. Nous anticipons l’avenir comme trop lent à venir, comme pour hâter son cours, ou nous rappelons le passé pour l’arrêter comme trop prompt, si imprudents que nous errons dans les temps qui ne sont point nôtres et ne pensons point au seul qui nous appartient, et si vains que nous songeons à ceux qui ne sont rien, et échappons sans réflexion le seul qui subsiste. C’est que le présent d’ordinaire nous blesse. Nous le cachons à notre vue parce qu’il nous afflige, et s’il nous est agréable nous regrettons de le voir échapper. Nous tâchons de le soutenir par l’avenir et pensons à disposer les choses qui ne sont pas en notre puissance pour un temps où nous n’avons aucune assurance d’arriver.
Que chacun examine ses pensées, il les trouvera toutes occupées au passé ou à l’avenir. Nous ne pensons presque point au présent, et si nous y pensons, ce n’est que pour en prendre la lumière pour disposer de l’avenir. Le présent n’est jamais notre fin. Le passé et le présent sont nos moyens, le seul avenir est notre fin. Ainsi nous ne vivons jamais, mais nous espérons de vivre, et nous disposant toujours à être heureux, il est inévitable que nous ne le soyons jamais. »
Pascal ne pense pas que nous puissions être heureux ici mais il relie son argumentation au rapport de non coïncidence entre la conscience et le présent. Nous serions heureux si nous pouvions vivre au présent, mais pour cela il faudrait peut-être moins penser et davantage exister. C’est précisément ce que la philosophie d’Epicure nous invite à mettre en œuvre en cessant de penser à la mort, aux Dieux. Le texte de Pascal est fondamental, ici.
La troisième possibilité de la réponse : « non » consiste à affirmer qu’il ne faut pas attendre d’être heureux pour l’être. C’est justement quand je n’attends plus rien de la vie que je peux jouir d’un bonheur stable parce que proche du néant, capable de voir le néant profond de la vie. C’est évidemment à Schopenhauer que nous pouvons ici penser comme référence (voir cours sur le désir)
Cette perspective nous permet d’envisager une réponse plus radicale qui éclaire en fin de compte le deuxième sens possible de la notion d’attente, laquelle ne désigne pas seulement une forme de passivité mais aussi une orientation, une polarisation, une attention. La question dés lors n’est plus celle de savoir si c’est le propre du bonheur de ne pouvoir être visé que par une modalité de perception attentiste, mais de s’interroger sur la question suivante : « faut-il s’attendre à être heureux ? Faut-il que ma vie soit structurée autour de cet idéal ? Jusqu’à qu’à quel point la vie juste, la vie adéquate, ne serait pas celle qui aurait vraiment renoncé au bonheur. Schopenhauer ne dit pas exactement cela puisque la notion est finalement « récupérée » dans son renoncement même. Ici ce serait à un non plus radical encore. On n’a pas à être heureux. D’où vient qu’on le devrait ? N’est ce pas finalement l’effet même de manipulation de toute société de consommation de nous faire croire au bonheur ? Peut-on ne pas vouloir, ne pas tendre au bonheur ? Une fois encore, toute la pertinence de cette thèse viendrait de se distinguer de celle de Schopenhauer pour qui il y a un certain bonheur à renoncer au bonheur. On cesse de désirer parce qu’on a compris que le désir crée la souffrance et le bonheur c’est le renoncement à tout désir. Mais ce détachement nous permettra de jouir d’une sérénité totale.
Peut-on envisager d’aller encore plus loin en affirmant que même ce bonheur là : nous n’y croyons pas ? Emmanuel Kant ne considère pas qu’il faille renoncer au bonheur mais que l’action morale ne peut être effectuée si l’on attend d’elle qu’elle nous rend heureux. C’est une forme de réponse intéressante pour la thèse soutenue dans cette partie, car il y a bien là un « il faut » : c’est celui de la morale. Agir vertueusement c’est ne plus avoir en vue son bonheur mais seulement la loi morale. Si nous voulons que notre action soit juste, vertueuse, il nous faut abandonner définitivement la perspective d’être heureux. Tout ce que nous sommes en droit d’en attendre c’est qu’elle nous rende dignes du bonheur.

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