samedi 12 septembre 2020

Le Héros romantique - 2) Une autre perception du temps


  


        a) Passion, nostalgie, rétrospection

              
Le héros romantique est contemplatif, mais de quoi, au juste? Du passé, de ce qui n’est plus et ne sera plus jamais. Le rapport au passé  suscite la nostalgie, c’est-à-dire un sentiment de regret à l’égard d’un passé dont ou souhaiterait qu’il soit notre présent mais dont on sait bien qu’il ne le sera jamais, ce qui crée à la fois de l’amertume et de la contemplation puisque à l’égard du passé, il est cette période de notre vie qui est à tout jamais disparu et inaccessible. Passionné vient du grec pathos qui signifie souffrance mais aussi passivité. Le regard vers le passé permet au romantique de s’orienter vers une dimension qui par sa nature même se situe au delà ou en deçà de toute action possible. C’est finalement le fond même de cet échange entre Madame Arnoux et Frédéric Moreau. L’amour qu’ils ont vécu n’est réciproquement avoué qu’à une époque où il n’est plus question de le vivre charnellement. C’est bien ce que signifie implicitement la dernière phrase: « il se mit à lui dire des tendresses ». Il s’agit, pour Frédéric, de cacher la déception de la mèche blanche. Que faire de leur passion commune, s’en souvenir, presque au sens étymologique du terme, la faire jaillir du dessous, la convoquer par le biais d’une réminiscence d’autant plus enflammée qu’elle pointera des instants fugaces d’une intensité inouïe et durant laquelle les deux « amants » ont joui du pressentiment de la passion de l’autre sans toutefois jamais franchir le pas de l’expression.
        La notion de retenue, de réserve, de pudeur prend ici tout son sens comme l’avoue clairement Madame Arnoux: « votre réserve était si charmante que j’en jouissais comme d’un amour involontaire et continu. » Lorsque l’amoureux ou l’amoureuse exprime son sentiment, la liaison peut certes commencer mais toute ambiguïté disparaît. Vient le moment de construire une relation avec tout ce que cela implique de planification, de compromis, de rationalisation du sentiment premier, lequel va nécessairement devoir s’assagir, s’installer dans une temporalité longue, se diluer dans la perspective d’un avenir commun. Il n’est jamais question pour Roméo d’aimer Juliette d’un amour durable, mais d’un amour instantané, violent, fulgurant dont il importe peu qu’il survive au présent. L’amoureux romantique ne peut pas se satisfaire d’une relation longue, apaisée, routinière.
          

                        Frédéric et Marie Arnoux développe une autre stratégie que Roméo et Juliette, une stratégie qui à bien des titres est un « calcul » parfaitement romantique. Tant que l’on ne franchit pas le seuil du réel, on se trouve dans une situation qui peut jouir de l’infinité des possibles. Il est question ici de ces moments où l’amoureux est aux aguets de tout signe susceptible de confirmer en l’autre l’écho de la passion ressentie. Le romantique est un infatigable déchiffreur de sens pour lequel toute manifestation de la personne aimée est une énigme dont son sort dépend, mais précisément il préfère rester dans ce flou, dans la zone indistincte du « peut-être elle aussi » parce qu’il mesure parfaitement que le bonheur de la réciprocité (y-a-t-il jamais vraiment réciprocité d’ailleurs? Deux amants peuvent-ils s’aimer d’un « même amour », d’un amour « égal » intensivement? C’est douteux) n’atteindra jamais la puissance, l’ingéniosité, l’attention, la capacité interprétative de l’amoureux « guetteur ». L’amant romantique est attentiste parce qu’il se complaît dans la jouissance extatique de l’attention. « Vous m’avez embrassé le poignet entre le gant et la manchette. » Le choix de Madame Arnoux est de faire revêtir à ce baiser discret le « sens » de l’amour plutôt que de jouir de  la sensualité du geste. Frédéric et Marie ne se seront jamais appartenus en ce sens là, mais ils n’auront pas cessé de se pister, de se pressentir comme deux animaux embarqués dans une chasse réciproque et étrange dont l’objectif non avoué est de revenir bredouille, la besace pleine à craquer de traces, de sillages et de marques de présence d’un « gibier » mythique, idéalisé, grandi jusqu’à saturer l’esprit du pseudo chasseur d’une multitude de promesses de bonheur perceptibles dans la plus infime parcelle du quotidien, lequel devient ainsi une fête continuelle:
  

« Werther. Par mégarde, le doigt de Werther touche le doigt de Charlotte, leurs pieds sous la table se rencontrent. Werther pourrait s’abstraire du sens de ces hasards ; il pourrait se concentrer corporellement sur ces faibles zones de contact et jouir de ce morceau de doigt ou de pied inerte, d’une façon fétichiste, sans s’inquiéter de la réponse (comme Dieu - c’est son étymologie , le Fétiche ne répond pas). Mais précisément, Werther n’est pas pervers, il est amoureux : il crée du sens , toujours, partout, de rien, et c’est le sens qui le fait frissonner : il est dans le brasier du sens. Tout contact pour l’amoureux, pose la question de la réponse : il est demandé à la peau de répondre.
(Pressions de mains, geste ténu à l’intérieur de la paume, genou qui ne s’écarte pas, bras étendu, comme si de rien n’était, le long d’un dossier de canapé et sur lequel la tête de l’autre vient peu à peu reposer, c’est la région paradisiaque des signes subtils et clandestins : comme une fête, non des sens, mais du sens.)
                    Fragments d’un discours amoureux - Roland Barthes

          

Ce n’est pas un hasard si Flaubert et Roland Barthes utilisent tous les deux la référence aux « souffrances du jeune Werther »  (1774) de Goethe qui est l’un des chefs d’oeuvre de la littérature romantique. Le romantisme décrit donc aussi une modalité cérébrale, contemplative, esthétique de l’amour qui finalement décide de ne pas croire à sa réalisation, comme si les gestes auxquels on pensait sans les accomplir gagnaient dans cette puissance  imaginaire évocatrice  et attentiste un surcroît de vie, d’intensité, de « vécu ». Nous atteignons ici le summum du paradoxe de l’amour romantique platonique: ce qui n’a pas été fait a été tellement désiré qu’il a été finalement « vécu »…mais sans l’être. Madame Arnoux s’est satisfaite de ce léger contact entre la manchette et le gant parce que l’amour s’y exprimait implicitement de façon « continue et involontaire ». Tout amour franchissant les portes de l’aveu devient suspect parce qu’il peut être intéressé, parce qu’ il veut une réponse explicite et ponctuelle: « alors c’est oui ou c’est non? » L’hommage discret et retenu n’a pas cette grossièreté: il fait signe sans demander, il laisse une trace sans imposer de confirmation, il esquisse sans mettre en demeure.
           

« Cela vaut peut-être mieux »
dit Madame Arnoux. La valeur d’un amour ne se mesure donc pas, selon elle au compteur de la vie conjugale mais à la pérennité d’une passion inavouée qui dure malgré cela et finalement à cause de cela. Il est évident que l’on peut considérer qu’un amour a d’autant plus de chance de durer qu’il ne s’est jamais confronté à l’épreuve de la vie commune, mais l’option choisie par l’amour romantique est, pour le moins, tout aussi cohérente, voire plus, en un sens, car dés lors que le sentiment se dit, se formule, s’officialise, se publie, se rend visible et explicite, il ne fait aucun doute qu’il perd de son ambiguïté, de son trouble, de sa confusion: « présente je vous fuis, absente je vous trouve » dit Hipollyte à Aricie dans le Phèdre de Racine. Ce n’est donc pas que la ou le romantique jouisse du fait que l’amour tel qu’il le conçoit ne soit finalement qu’ébauché, pressenti, c’est qu’il est de la nature même de l’amour authentique de ne consister qu’en cette esquisse, qu’en cette sensibilité accrue aux détails du quotidien auxquels on se rend d’autant plus attentif qu’ils contiennent tous des traces d’amour potentiel, des aventures en pointillé, des signes annonciateurs d’une idylle, des consentements bredouillés, des paroles d’autant plus prophétiques qu’elles restent obscures. Les signes amoureux sont comme les prévisions des augures: à double voire à multiple sens. C’est la joie interprétative qui définit et structure le sentiment de l’amour plus que la jouissance de sa consommation. L’aveu est nécessairement un mensonge, non pas parce qu’il exprime un sentiment qui n’existe pas mais parce qu’il l’exprime nécessairement tel qu’il n’est pas, c’est-à-dire de façon simple alors qu’il est complexe, claire alors qu’il est trouble, public, alors qu’il est clandestin, formulable alors qu’il est indicible. C’est à la hauteur de cette compréhension là qu’il faut comprendre le « cela vaut peut-être mieux » de madame Arnoux, laquelle comme la Princesse de Clèves, n’a rien d’une précieuse ridicule. Mais ces deux héroïnes ont peut-être, au-delà de leur différence d’époque et de style, une même façon de vivre authentiquement l’amour, lequel paradoxalement ne s’effectue lui-même qu’en se retenant continuellement de franchir le seuil de l’aveu.
         

C’est très exactement cette authenticité là que le réalisateur Won Kar-Wai a tenté d’explorer dans le film « in the mood for love ». L’amour naît dans les détails, dans les ralentis de la démarche chaloupée de Maggie Cheung allant chaque soir chercher ses nouilles chez le marchand du coin, dans une toilette impeccable, avec des regards équivoques, Tony Leung, pris au piège de ses signes fugaces et multiples, finira par avouer son amour mais à personne, dans la caisse sans résonance de la fente du temple d’Angkor-Vat qui a la réputation d’abriter ainsi tous les secrets non-dits d’amours qui n’ont jamais vu le jour. C’est, sans aucun doute l’un des films les plus romantiques de ces vingt dernières années.
       
 


 Le héros romantique est donc profondément nostalgique: il se concentre sur un passé qu’il n’a aucune chance de revivre, soit pour le regretter (souffrance) soit pour se complaire dans l’extrême richesse de souvenirs alternatifs, de ce qui aurait pu se passer ou mieux encore de ce qui du passé s’annonçait déjà comme un futur possible, futur que l’on a gardé éternellement en place en choisissant de ne jamais le précipiter. C’est une certaine approche de l’évènement dont on préfère explorer tous les possibles plutôt que d’en appauvrir l’efficience en lui imposant l’appauvrissement d’un passage à l’acte univoque et prosaïque. Dans « In the mood for love », les deux héros apprennent que leurs époux respectifs ont une liaison et essaient de comprendre comment cela est arrivé en jouant leurs rôles mais sans aller jusqu’à consommer cette relation. Ils évoquent ainsi tout au long du film différentes versions de la rencontre possible de leurs conjoints. C’est bel et bien de l’ordre du pistage et de l’exploration de tous les possibles.
    

b) Le temps et la durée (Henri Bergson)

            Plutôt que de songer à un avenir possible, plutôt que de tirer concrètement les conséquences de l’infidélité de leur conjoints respectifs, les deux personnages de « in the mood for love » préfèrent donc se lancer dans cette enquête étrange qui consiste à s’interroger sur l’adultère dont ils sont les victimes. Ils font preuve d’une indiscutable indifférence par rapport à l’avenir, comme s’ils ne croyaient pas que le temps considéré comme un vecteur orienté vers un futur possible puisse servir à construire quelque chose. Ils restent bloqués sur cette adultère s’efforçant d’explorer ensemble son processus. Cette enquête ne manquera évidemment pas de créer des liens entre eux mais ces liens ne donneront lieu à aucune aventure sentimentale au sens habituel du terme, même si le personnage masculin tombera évidemment amoureux de l’héroïne.  On peut ainsi souligner à nouveau le décalage du romantique qui finalement semble quasiment se mettre à part de la vie, de cette préoccupation d’un " avoir à faire"  conçu comme un mouvement vers l’avenir. Le héros romantique est à la fois idéaliste et sans espoir. Il n’a pas foi en l’avenir et tout nous porte à croire qu’il est trop fasciné par le passé pour vivre authentiquement. Il nous semble qu’il vit un peu comme un reclus, ayant trop peur de rater son projet et coincé dans un moment de son passé qu’il pense à tort pouvoir revivre ou du moins comprendre. C’est là le défi impossible de Gatsby dans le livre de Fitzgerald de croire qu’il va pouvoir inverser le cours de la flèche du temps et revenir à ce moment où Daisy était prête à partir avec lui. De le même façon, les personnages de « In the mood for love » pensent pouvoir aller de l’avant une fois qu’ils auront compris ce qui s’est passé entre leurs époux respectifs.
   


            Nous ne pouvons donc nous empêcher de penser que ce positionnement à l’égard du temps est une erreur, une illusion dans laquelle ils tombent parce qu’ils ont peur de la transformation que l’avenir imposera à leur identité, à leur « moi ».  Le romantique n’est-il qu’un narcissique soucieux de conserver son moi intact, préservé des atteintes et des métamorphoses du temps?
             
Une autre explication, plus favorable au romantique, est possible. Elle repose d’une part sur la distinction entre le temps et la durée telle qu’on la retrouve chez Henri Bergson et d’autre part sur tout ce que ce « décalage » de l’esprit romantique par rapport à des modalités de perception et d’existence plus prosaïques et plus conventionnelles peut recéler d’éclairant voire de philosophiquement juste, exact, dans le flux non seulement de nos vies mais aussi de nos états d’âme. Le romantique voit peut-être ce que nous ne voyons pas. Dans ce primat qu’il accorde à l’art et à la nature sur les usages et la société, il n’est pas impossible qu’une intuition plus profonde de la temporalité s’effectue, voire se savoure et donne lieu à une forme de sagesse (sagesse vient de sapere en latin qui signifie « avoir du goût », sipidité par opposition à ce qui est insipide)
            Dans ce texte assez difficile, Henri Bergson essaie de clarifier la distinction entre le temps et la durée, étant entendu que la vérité du premier se trouve finalement dans l’intuition de la seconde:
        « Quand je suis des yeux, sur le cadran d'une horloge, le mouvement de l'aiguille qui correspond aux oscillations du pendule, je ne mesure pas de la durée, comme on paraît le croire ; je me borne à compter des simultanéités, ce qui est bien différent. En dehors de moi, dans l'espace, il n'y a jamais qu'une position unique de l'aiguille et du pendule, car des positions passées il ne reste rien. Au dedans de moi, un processus d'organisation ou de pénétration mutuelle des faits de conscience se poursuit, qui constitue la durée vraie. C'est parce que je dure de cette manière que je me représente ce que j'appelle les oscillations passées du pendule, en même temps que je perçois l'oscillation actuelle. Or, supprimons pour un instant le moi qui pense ces oscillations dites successives ; il n’y aura jamais qu’une seule oscillation du pendule, une seule position même de ce pendule, point de durée par conséquent. Supprimons, d'autre part, le pendule et ses oscillations ; il n'y aura plus que la durée hétérogène du moi, sans moments extérieurs les uns aux autres, sans rapport avec le nombre. Ainsi, dans notre moi, il y a succession sans extériorité réciproque ; en dehors du moi, extériorité réciproque sans succession : extériorité réciproque, puisque l'oscillation présente est radicalement distincte de l'oscillation antérieure qui n'est plus; mais absence de succession, puisque la succession existe seulement pour un spectateur conscient qui se remémore le passé et juxtapose les deux oscillations ou leurs symboles dans un espace auxiliaire. – Or, entre cette succession sans extériorité et cette extériorité sans succession une espèce d'échange se produit, assez analogue à ce que les physiciens appellent un phénomène d'endosmose. Comme les phases successives de notre vie consciente, qui se pénètrent cependant les unes les autres, correspondent chacune à une oscillation du pendule qui lui est simultanée, comme d'autre part ces oscillations sont nettement distinctes, puisque l'une n'est plus quand l'autre se produit, nous contractons l'habitude d'établir la même distinction entre les moments successifs de notre vie consciente : les oscillations du balancier la décomposent, pour ainsi dire, en parties extérieures les unes aux autres. De là l'idée erronée d'une durée interne homogène, analogue à l'espace, dont les moments identiques se suivraient sans se pénétrer. Mais, d'autre part, les oscillations pendulaires, qui ne sont distinctes que parce que l'une s'est évanouie quand l'autre paraît, bénéficient en quelque sorte de l'influence qu'elles ont ainsi exercée sur notre vie consciente. Grâce au souvenir que notre conscience a organisé de leur ensemble, elles se conservent, puis elles s'alignent : bref, nous créons pour elles une quatrième dimension de l'espace, que nous appelons le temps homogène, et qui permet au mouvement pendulaire, quoique se produisant sur place, de se juxtaposer indéfiniment à lui- même.
Henri Bergson, Essai sur les données immédiates de la conscience, chapitre II, pp.80-82.
 
       
         Bergson ne va pas arrêter d’opérer des sortes de « soustraction du moi ». Je regarde une pendule maintenant; Qu’est-ce que je vois vraiment et qu’est-ce que je pense, sachant que ces deux actions sont distinctes. Je vois une aiguille sur un chiffre, et c’est tout ce que je peux percevoir dans cet instant présent, c’est même cela qui fait qu’il est présent. Mais qu’est-ce que je pense, à l’intérieur de moi? Que le temps est en train de passer puisque il y a une minute l’aiguille était sur le chiffre précédent. Le passage est en moi, il est dans ma mémoire, il n’est pas à l’extérieur de moi en cet instant: « Il n’y a jamais qu’une position unique sur la pendule. » Bien sûr l’horloge est dotée d’un mécanisme mais cet appareil consiste simplement à faire mécaniquement osciller une aiguille sur un cadran, c’est tout. Nous nous en rendons compte quand ce mécanisme est enrayé, puisque ce n’est pas pour autant que l’intuition de la durée s’interrompt. C’est aussi bête que ça: une montre, c’est un mécanisme qui fonctionne comme une voiture ou un grille pain. Le mouvement de la durée est bien différent: il est animé d’un flux propre qui se fait sentir dans l’intériorité de mes flux de conscience, du fait même que je passe d’une humeur à une autre humeur sans qu’il se soit produit de rupture. Il y a continuité entre des états de conscience alors que le temps compté par l’horloge est le comptage d’unités distinctes: une minute + une minute + une minute, etc.
        « C'est parce que je dure de cette manière que je me représente ce que j'appelle les oscillations passées du pendule, en même temps que je perçois l'oscillation actuelle »: je ne vois pas le temps passer sur l’horloge. Ce que j’y saisis, c’est juste une position correspondant à un instant donné. Il y a extériorité, différence entre tous les chiffres du cadran mais l’idée selon laquelle insensiblement la durée va suivre son mouvement et parcourir chacune de ces unités, l’une après l’autre, elle est en moi, pas dans l’horloge. Ce n’est pas sur la base du temps des horloges que je vis successivement des états d’âme, c’est parce  qu’il y a en nous ce sentiment d’une succession de ces états d’âme que nous voyons les minutes se succéder sur un cadran. C’est parce que nous changeons que nous croyons que les heures se succèdent. Ce qui se succède, en fait, ce sont des « moments » de notre vie intérieure et ils ne se succèdent pas comme des moments qui s’accumulent, comme des grains de sable distincts qui s’amassent dans une clepsydre, ils se suivent continument sans cesser d’être soi, ils deviennent le prochain, exactement sur le modèle de ces vers célèbres de Verlaine qui confondent dans une seule intuition la saisie exacte de la durée (au sens que Bergson développera plus tard) et l’authenticité de l’amour romantique:
     


            Je fais souvent ce rêve étrange et pénétrant
            D’une femme inconnue et que j’aime et qui m’aime
            Et qui n’est chaque fois ni tout à fait la même
            Ni tout à fait une autre, et m’aime, et me comprend


        J’étais joyeux et je deviens triste mais la joie n’a pas cessé dans ma tristesse, c’est toujours le même flux qui pourtant sans cesser d’être lui m’a fait passer à un autre état de conscience, mais il n’est pas autre comme ce chiffre est spatialement distinct de tel autre chiffre sur le cadran de l’horloge. La vérité est dans ce courant au fil duquel un sentiment est déjà en train de devenir autre à lui-même sans cesser d’être lui-même. Si nous ne comprenons pas cette apparente contradiction nous sommes incapables de saisir ce qui fait finalement la continuité de notre moi, et c’est cette profonde vérité que le romantique comprend au risque de passer pour un égoïste aux yeux des autres. Plus que de tout autre chose, c’est du temps social que le romantique s’exclue parce qu’il perçoit son artificialité, son utilité humaine, trop humaine. Ce temps là est pratique pour nous, mais il est aussi arrangeant qu’il est faux, qu’il simplifie notre vie intérieure en la caricaturant, en nous faisant croire que j’étais joyeux hier et triste aujourd’hui sans me faire réaliser qu’il y a dans ma tristesse d’aujourd’hui la continuité de ma joie d’hier.
        Dans notre moi, comme dit Bergson, il y a succession sans extériorité réciproque. En dehors du moi, sur l’horloge il y a extériorité réciproque sans succession. Nous croyons voir les minutes s’égrener grâce au souvenir de ce qui n’est plus: l’oscillation précédente, laquelle n’existe plus qu’en nous maintenant. Elle a été sur l’horloge, c’est certain mais elle ne l’est maintenant pour personne si ce n’est une conscience dotée d’une mémoire. Il est donc impossible de voir le temps passer, d’avoir la certitude que le temps passe sans cette intériorité et cette intériorité est continue, pas discontinue comme le sont ces chiffres disposés sur l’horloge. Nous créons ainsi ce que Bergson appelle « un espace auxiliaire », une sorte de mixte entre l’extériorité sans succession de l’horloge et la succession sans extériorité de notre moi intérieur.
                 Henri Bergson utilise un terme scientifique: l’endosmose. Il désigne le processus suivant: lorsque deux liquides se retrouvent séparés par une membrane perméable, on observe que le moins concentré va se mêler au plus concentré pour composer un mélange, la dilution d’un liquide dans l’autre. Ici le liquide le moins concentré, ce serait la perception du temps de l’horloge et la solution concentrée c’est celle de notre moi intérieur. Le processus de succession de nos états d’âme à l’intérieur de nous va se plaquer sur la vision des chiffres sur l’horloge hors de nous de telle sorte que nous allons avoir l’impression que les moments de notre conscience se succèdent comme les minutes sur le cadran de la montre alors que c’est faux. Nous allons projeter dans l’espace le sentiment intérieur d’une succession qui en réalité se passe dans la durée de façon continue. Confortés en cela par le langage nous allons adhérer au mythe des sentiments distincts, autres, fragmentés, divisibles, autres alors même que ce qui se passe c’est le mouvement d’un seul et même flux successif, indivisible, même, intérieur. 
        C’est sans aucun doute aussi ce processus d’endosmose qui nous fait croire que nous allons pouvoir partager des impressions communes sur des sentiments communs. Comme nous découpons artificiellement des segments de notre vie intérieur, laquelle est en réalité continue, plus rien ne les attache vraiment à nous-même. Nous avons vaguement le souvenir que la tristesse n’est pas tout à fait identique à celle que décrit maintenant cette autre personne mais nous nous disons que globalement ça correspond alors que l’interpénétration de ma tristesse d’aujourd’hui avec ma joie d’hier fait de ma tristesse quelque chose de singulier, d’original mais je renonce à cette originalité pour jouir du plaisir de la communication, laquelle pourtant se fonde sur un malentendu. Le romantique saisit probablement cette supercherie et reste en marge, sidéré de la facilité avec laquelle ses contemporains foulent aux pieds la singularité continue de leurs états d’âme pour le seul petit plaisir de les transformer en matériau d’échange. Nous préférons nous entendre sur un quiproquo plutôt que nous singulariser sur notre originalité authentique.
        « De là l'idée erronée d'une durée interne homogène, analogue à l'espace, dont les moments identiques se suivraient sans se pénétrer. » L’un des exemples les plus susceptibles de donner raison à Bergson ici est la musique. Nous écoutons une mélodie et nous croyons que des phases distinctes se succèdent, nous opérons des découpes dans ce qui en réalité est continu et indécollable. Ainsi, lorsque nous écoutons le Boléro de Ravel, nous percevons très vite que c’est la même phrase musicale qui revient ainsi un certain nombre de fois et nous pensons avoir analysé, compris l’effet de cette musique en parlant d’une répétition de moments distincts. Mais pourrions nous vraiment rendre compte du sentiment de croissance, de montée en intensité, voire d’effet de saturation, d’épuisement si cette musique n’était que la répétition d’une seule et même phrase jouée puis reprise puis rejouée puis rerejouée, etc. 
     


        La vérité est que c’est toujours sur le fond de la phase précédente qui n’a pas disparue mais demeure dans le flux de notre durée intérieure que nous saisissons l’actuelle. Nous ne sommes pas exaltés par la répétition de phrases musicales identiques mais discontinues, nous sommes pris dans le mouvement continu d’une différence qui pourtant n’a jamais cessé d’être la même suivant un cours de plus en plus puissance. C’est l’effet de crescendo qui fait la force de cette musique et cet effet ne serait pas perceptible ni réel sans la continuité d’un même courant qui nécessairement se trouve en nous, pas à l’extérieur de nous. Le boléro est bel et bien cette succession d’une même séquence, c’est une musique pauvre en terme de notes, mais nous ne pouvons pas nous empêcher de nous représenter cette phrase comme s’alignant ainsi qu’on le dirait d’une liste: 1, 2, 3, 4, etc. Mais si c’était le cas, on aurait pu « souffler » et l’effet de saturation, d’exaltation se serait perdu. La vérité est que rien jamais ne se répète dans cette fluidité intérieure de la durée. Nous vivons comme toujours une expérience du mouvement qui pourtant se produit comme jamais, parce que nous croyons au retour de la seconde, de la minute, de l’unité de mesure du temps sans percevoir ce flux d’imprévisibles nouveautés dans lequel réside la durée. Seul des artistes, des peintres comme Monet sont capables de nous faire voir à quel point rien jamais n’est identique. Tout n’est que variables et la cathédrale de Rouen ne sera jamais la même à tel ou tel moment de la journée.
               


Peut-être comprenons-nous mieux maintenant l’erreur de Gatsby parce qu’erreur il y a. Il est bien impossible de revivre un instant vécu, mais pas du tout parce que les heures et les jours se succèderaient à partir de lui comme autant d’unités qui s’accumuleraient dans le sablier du temps mesurable. Gatsby ne pousse pas le romantisme assez loin, c’est-à-dire jusqu’à sublimer suffisamment son attention à la durée intérieure qui suit son cours pour percevoir la richesse de ce temps pur qui passe et change incessamment. Rien de plus opportun pour jouir de cette intuition que de faire ce qui, extérieurement, apparaît comme la même chose: Pénélope tissant sa toile, Sisyphe faisant rouler sa pierre sont même de ressentir ce changement continu précisément par le jeu d’une fausse répétition. Il est douteux que Sisyphe pousse son rocher de la même façon ou que Pénélope tisse les mêmes motifs de telle version de la toile à telle autre puisque elle défait la nuit ce qu’elle a tissé le jour. En faisant mine de réitérer une même expérience ces héroïnes et ses héros éprouvent précisément l’impossibilité qu’une même chose s’effectue pareillement d’un instant à l’autre.  Il ne fait aucun doute que le couple de « In the mood for love » explore en réalité toutes les variables possibles de l’aventure amoureuse. En faisant semblant d’explorer le passé, ils jouissent de l’impossibilité qu’une même histoire jamais voit le jour et c’est de cette impossible redite qu’ils retirent la jouissance de la nuance.




Eprouver de la façon la plus authentique et la plus pure le flux dynamique du temps, c’est-à-dire de ce que Bergson appelle la durée, c’est aussi ce que nous pouvons retrouver dans certaines pratiques orientales extrêmement codées, jusqu’à suivre avec une rigueur qui nous semble à nous occidentaux littéralement absurde ou excessive des usages ancestraux dont nous saisissons mal le sens. Par l’exigence de répétition de gestes extrêmement précis dans l’art de faire et de servir le thé au Japon, ce qu’il s’agit d’activer, c’est  un rapport plus juste aux saisons,   à la nature, aux détails, à cette coloration extrêmement nuancée à la lumière de laquelle rien jamais ne se répète deux fois. Plus nous contractons par nos gestes et nos usages des habitudes auxquelles nous assignons une valeur sacrée, plus nous nous rendons sensible à ce flux quasi imperceptible du changement.
        Dans son dernier film: « Dans un jardin qu’on dirait éternel », Tatsushi Omori explore cette dimension des rites les plus anciens du japon en décrivant la découverte par une jeune fille d’aujourd’hui et sa cousine de la cérémonie du thé, D’abord intriguée, Noriko, va petit à petit saisir l’importance de ces cours qu’elle va suivre dans une petite maison de Yokohama, et tout ce qui se joue dans l’extrême rigueur de ces lois étranges régissant la pliure de la serviette ou le nombre de pas que l’on doit faire jusqu’au foyer, et ainsi de suite. Dans cette ritualisation du quotidien, il est absolument impossible d’appliquer la logique des moyens et de la fin, de l’objectif à assurer. Il ne s’agit pas de suivre une séquence de gestes visant à boire du thé; il est plutôt question de verticaliser tellement le moindre geste, de lui prêter une importance suffisamment fondamentale pour que l’idée selon laquelle il faudrait rentabiliser le temps disparaisse et que pointe alors une forme de gratuité, d’attention simplement portée vers ce mouvement de la durée qui vient d’elle-même. Ce n’est plus parce que nous y faisons des choses utiles dans le temps ou parce que nous y déployons uns stratégie des moyens visant un objectif que le temps passe mais parce qu’il passe  en lui-même, de lui-même et que rien ne saurait mieux nous faire sentir ce flux spontané des instants qu’une activité simple en apparence mais tellement ritualisée que notre attention s’épure et capte la durée même, à savoir non pas des évènements (ou du moins ici l’évènement, c’est de tenir une louche, de tenir le bol (chawan) d’une certaine façon, etc.) mais le flux au gré duquel ces micro-évènements se succèdent. Ce que savoure vraiment les adeptes de ce cérémonie plus que le thé lui-même, est peut-être à mettre en rapport avec l’étymologie de la sagesse, à savoir le goût. Toute existence humaine est dotée de cette capacité à percevoir en-deçà de ses expériences le flux de durée au gré duquel elles se déploient et c’est ce goût indécelable pour quiconque croit seulement au temps de la rentabilité et de la vie salariée qui constitue le sens le plus profond de la sagesse.
  


4) Le flux de la vie intérieure (stream of consciousness)
        Nous pouvons donc, pour résumer, distinguer trois modalités différentes d’intuition du temps:
a) On peut adhérer à ce temps spatialisé que nous décrivent les horloges constituées d’unités bien distinctes les unes des autres comme ces minutes s’égrenant à nos montres ou l’eau s’accumulant dans la clepsydre. C’est pratique car ce temps socialisé nous fait vivre en apparence à l’unisson de nos contemporains avec lesquels nous pouvons cohabiter et connaître en même temps les mêmes expériences, aller au travail.  
b) Il est aussi possible, à l’instar de Gatsby ou des passionnés, refuser le temps et rester figé sur un épisode de notre passé, épisode que l’on veut revivre en boucle ou vers lequel on souhaite refluer afin de donner à notre existence une autre direction. Cette orientation aussi superbe et hallucinée qu’elle puisse être est une impasse parce que le temps ne se répète jamais
c) Mais qu’est-ce que le temps, en fait? Avec Bergson, nous découvrons une autre dimension du temps qui est la durée. Le philosophe essaie de nous faire revenir des impressions nées d’une confusion constante. Nous sommes le siège d’une multiplicité d’états d’âme qui se suivent de façon continue et en même temps hétérogène. Nous vivons au gré d’un changement permanent mais le fait de cadrer notre existence sociale par le temps des horloges nous fait croire que nos sentiments se succèdent sans se continuer comme les heures qui se suivent sur le cadran de l’horloge. Nous passons de 14h à 15h comme si ce n’était pas 14h qui finalement se poursuit dans 15h. Bien sur ce n’est pas la même heure mais c’est bien le même courant qui suit son cours même en devenant une nouvelle heure, tout comme mon sentiment de joie devient de la peine sans pour autant cesser tout à fait d’être de la joie. Nous disposons ainsi les heures de la journée et les sentiments intérieurs que nous vivons autour de nous, comme les chiffres du cadran en disant que nous passons des uns aux autres et donc en perdant totalement de vue la vérité d’un seul et même courant qui suit son propre cours sans jamais cesser d’être lui-même.
   


            Il ne fait aucun doute que de nombreux auteurs romantiques essaie de retrouver avec cette attention portée à leur intériorité leur « moi authentique » mais il est aussi envisageable que le romantisme s’accorde avec certains des aspects décrits par Bergson comme constituant le flux intérieur de la durée. Sous cet angle, le romantisme cesse d’apparaître comme un mouvement littéraire marqué par une sorte de célébration quasi narcissique du moi pour revêtir un sens philosophiquement plus profond. Il ne serait plus tant question pour le héros romantique de donner égoïstement le primat à ses états d’âme sur les autres, la société ou le monde extérieur que de coïncider en soi avec l’intuition la plus pure du temps, comme si finalement le romantique avait plus et mieux que toute autre chose, l’intuition juste de la réalité dynamique, mouvante, fuyante de la réalité. Ne serait-ce pas finalement l’intuition d’Héraclite que le romantique suivrait au fil de ses oeuvres: « on ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve. »
               

Or, se développe au début du 20e siècle un nouveau mouvement littéraire principalement sous l’influence d’écrivains anglais, comme James Joyce, Virginia Woolf mais aussi William Faulkner aux EU et Claude Simon en France qui consiste à restituer par l’écriture le courant même de ces états de conscience dans leur continuité brute, spontanée, foisonnante donnant parfois au récit une structure complexe, presque indigeste comme Ulysse de Joyce. Dans cette oeuvre, en effet, les règles de ponctuation sont très malmenées afin de situer le lecteur au plus prés de ces monologues intérieurs incessants, chaotiques dans lesquels les évènements extérieurs bousculent le flux de pensées déjà en elles mêmes assez fumeuses et délirantes. De fait nous faisons bien l’expérience de ce flux de pensées immaîtrisables, parfois incongrues, étranges qui nous assaillent en permanence. Ces écrivains s’efforcent d’en rendre compte, un peu comme si finalement quelque chose de nous se disait peut-être davantage dans ce fouillis de notes, de remarques, de pensées avortées ou abouties que dans ces auto-portraits trop policés et arrangeants.
             
 

Il est assez facile de se moquer des personnes qui semblent toujours absorbées dans leurs pensées ou dans leurs rêves, comme si elles manquaient d’attention alors même que le fil de leur méditation est bel et bien focalisé sur quelque chose qui n’est pas rien, même s’il ne s’agit pas d’un intérêt porté sur l’extérieur. Quand nous marchons, nous savons bien qu’au déplacement de notre corps dans l’espace au fil de paysages différents se superpose un autre flux intérieur au regard duquel c’est surtout au fil de nos pensées que nous « évoluons ». Nous ne sommes pas perdus dans le cours de nos pensées, nous le suivons bel et bien et il se pourrait que ce soit finalement parce que nous épousons ce flux là que nous arrivons à destination. Que notre but soit spatialement déterminé, que nous y parvenions d’abord en traversant de l’espace n’est pas aussi clair que ça puisque on ne voit pas comment arriver à cet espace sans y passer du temps, c’est-à-dire de la durée. Soyons plus clair: nous n’arriverions jamais à destination si nos jambes ne se déplaçaient pas dans l’espace pour nous amener à notre but mais la nature du temps qui s’est écoulée de notre point de départ à notre point d’arrivée n’est pas du tout mesurable proportionnellement à la distance parcourue. Il nous faut du temps pour traverser de l’espace mais la réciproque n’est pas vraie: nous n’avons pas besoin d’espace pour  mesurer du temps ni le traverser. Certains romans de ce mouvement littéraire du début du 20e siècle sont finalement des sortes de radiographies de la durée, une certaine façon de passer au rayon X de la durée authentique avec ce que cela peut supporter de chaotique, de continu, d’un peu fou, d’incohérent, de déchaîné, d’affolant. Il y a une profonde cohésion mais elle n’est pas cohérente, comme un flux que l’on tendance à retenir dans la vie sociale et qui, dans l’écriture, se libérerait subtilement, ouvrant par là même des possibilités littéraires nouvelles, des flux de conscience qui se télescoperaient sans que les personnages se rencontrent jamais physiquement
        C’est très exactement la modalité d’écriture que l’on retrouve dans le roman de Virginia Woolf: « Mrs Dalloway »:
             

"Et la voilà, dans Saint Jame’s Park, qui discutait encore, qui se prouvait encore qu’elle avait eu raison de ne pas l’épouser. Oui, bien raison. Car dans le mariage il faut un peu de liberté, un peu d’indépendance pour qu’on puisse vivre ensemble, tous les jours de la vie, dans la même maison. Cela, Richard le lui accordait, et elle aussi. Où était‐il par exemple ce matin ? À un comité sans doute. Elle ne le lui demandait jamais. Tandis qu’avec Peter, tout devait être partagé, tout examiné. c’était intolérable. Aussi, quand arriva la scène du petit jardin, près de la fontaine, elle fut obligée de rompre. Ç’aurait été leur ruine, leur perte à tous les deux, elle en était sûre ; pourtant, pendant des années, elle avait senti, comme une flèche plantée dans son cœur, le chagrin, la souffrance de cette rupture ; et puis, quel horrible moment le jour où, dans un concert, quelqu’un lui dit qu’il venait de se marier ! Une femme rencontrée sur le bateau des Indes ! Jamais elle n’oublierait ! « Vous êtes prude, froide, sans cœur, disait‐il, vous ne comprendrez jamais combien je vous aime. » Sans doute, elles comprenaient, ces orientales, ces jolies sottes, niaises, frivoles. D’ailleurs, elle plaçait mal sa pitié ; il se disait heureux, tout à fait heureux, bien qu’il n’eût jamais rien fait dont on pût parler. iI avait raté sa vie. cela l’irritait encore.
Elle avait atteint les grilles du parc. Elle s’arrêta un moment, regarda les omnibus de Piccadilly.
Jamais, maintenant, elle ne dirait de quelqu’un : « il est ceci, il est cela. » et elle se sentait très jeune : en même temps vieille à ne pas le croire. elle pénétrait comme une lame à travers toutes choses : en même temps, elle était en dehors, et regardait. Elle avait la sensation constante (et les taxis passaient) d’être en dehors, en dehors, très loin en mer et seule ; il lui semblait toujours qu’il était très, très dangereux de vivre, même un seul jour. et cependant elle ne se croyait pas intelligente, pas plus que les autres, en tout cas. Comment avait‐elle pu traverser la vie avec les bribes de savoir que Fräulein Daniels lui avait données ! elle ne pouvait le comprendre. elle ne savait rien ; ni langue étrangère ni histoire ; elle lisait très peu à présent, sauf des Mémoires, dans son lit ; et cependant elle se laissait absorber : tant de choses ! Les taxis qui passaient ! Et elle ne pourrait pas dire de Peter ni d’elle‐même : je suis ceci, je suis cela. »
                                                                  Mrs Dalloway (1925) - Virginia Woolf

       « Mrs Dalloway se dit qu’elle se chargerait d’aller acheter des fleurs »: c’est ainsi que commence cette oeuvre et immédiatement, c’est le flux de pensées de Clarissa Dalloway que nous suivons, flux dense, profond, incohérent, riche de regrets, d’observations, de prospectives, de résolutions. Nous ne suivons pas vraiment la trame d’une histoire qui relie des personnages, nous voyons se déplier la trame des pensées du personnage et nous réalisons que cette trame n’est finalement rien d’autre que le personnage lui-même, se développant dans les plis du centre ville de Londres. Les quelques références faites aux rues et aux bâtiments ne sont que l’occasion de déployer des rideaux de souvenirs, des remords, des décisions intérieures et il ne fait aucun doute que c’est bien au gré de ce courant là que s’effectue vraiment cette promenade. Cela apparaît avec évidence dés que nous y réfléchissons un peu. Ce qui se télescope vraiment dans la rue, ce ne sont jamais des vitesses physiques traversant des espaces mais des vitesses mentales , intérieures, animées par de la durée, sans quoi tel automobiliste ne serait pas énervé par ma lenteur à traverser le passage clouté. Ma durée, c’est-à-dire la vitesse lente de mes flux de conscience fait obstacle à la sienne, vitesse rapide de son impatience à être à l’heure à son rendez-vous.
        Partie chez le fleuriste, Clarisse va se conforter inutilement dans l’idée qu’elle a fait le bon choix en se mariant avec Richard plutôt que Peter. Elle se remémore sa rupture avec Peter puis sa douleur lorsqu’elle apprit néanmoins qu’il  s’était marié, ses reproches sur sa froideur, des réflexions acerbes sur les orientales. Puis elle reprend pied dans la ville au présent: les grilles du parc, mais c’est aussitôt l’occasion de repartir dans un flux de pensée plus dense encore, plus philosophique, plus à vif qui révèle l’exacerbation de sa sensibilité.
          
Elle fait l’expérience de l’incapacité des mots et des jugements à cibler les personnes et les sentiments. Elle se sent jeune et vieille, dehors et en même temps dedans, tout prés et très éloignée, remarquablement intuitive et pas intelligente ni cultivée. Là où Friedrich est considérablement limité par le seul jeu d’intérieur/extérieur des états d’âme du personnage de son tableau, Virginia Woolf elle est complètement libre de se situer de plain pied avec ce flux de conscience de son héroïne. L’écriture peut accomplir ce miracle de la même façon que le cinéma peut par un travelling avant sur les yeux du personnage nous faire voir la scène à laquelle il pense comme dans « Il était une fois dans l’Ouest ». Il se pourrait que l’on puisse finalement décrire les arts comme des prouesses techniques rendant effectives ces processus là, c’est-à-dire ces protocoles de mise à nu de la vérité pure, brute, efficiente,  de la durée, soit finalement de la vie. Evidemment le cinéma, sous cet angle, va quand même plus loin que tous les autres: musique, peinture, littérature.
        Nous lisons les mots écrits par Virginia Woolf mais voilà que ce fil de la lecture nous fait passer sans prévenir de la description extérieure de la scène: « Mrs Dalloway va chercher des fleurs »  au flux direct et intérieur de ses pensées. Par l’intermédiaire de l’auteur nous entrons directement dans le mouvement des pensées intérieures de son personnage. Mais comment cela serait-il possible si, de fait, le mouvement de notre lecture, c’est-à-dire de notre durée propre ne pouvait pas coïncider avec le mouvement d’écriture de la pensée de l’auteur, mouvement qui se trouve aussi être celui de sa durée à elle? Dans l’oeuvre d’art s’effectue donc un phénomène dont il serait impossible de rendre compte si nous en restions au temps compté par les horloges, nous entrons dans le mouvement propre du récit, de l’action racontée par l’auteur et nous sommes en phase avec cette description parce que nous épousons par notre lecture le mouvement de l’écriture.
          
Avec les auteurs de ce nouveau mouvement de la littérature, voilà que l’action est elle-même centrée sur le mouvement libéré de façon littérale et brute des pensées des personnages. Le récit que nous lisons ne vaut plus comme substitut à l’expérience. Il n’est plus cette façon de suggérer au lecteur le sous entendu suivant: « comme vous n’étiez pas là, on vous raconte parce que l’écriture sert à cela », mais elle devient l’action elle-même parce qu’il n’y a rien à raconter d’autre que ce mouvement même au gré duquel Clarissa laisse aller ses pensées. C’est devenu ça l’action, parce que Virginia Woolf, comme Bergson croit moins au temps social qu’à la durée intérieure. Nous ne lisons plus un livre qui raconte un action, nous connectons le flux de notre durée avec celui de Clarissa qui, bien que personnage inventé de toute pièce, ne donne pas moins lieu ici à une durée bien « réelle ». Ainsi s’impose à nous sous l’éclairage brut d’un sens plus vif l’expérience même de « la rencontre »: lire un auteur, c’est se connecter avec le flux d’une écriture, laquelle décrit le mouvement d’une durée intérieure, mais mieux encore que cela, elle « l’est ».
        On peut se sentir totalement déstabilisé par « ce style » ou s’y reconnaître, c’est-à-dire y reconnaître finalement ce mélange constant que nous faisons dans nos vies entre l’extérieur et l’intérieur, cette endosmose dont nous parlait Bergson. Absorbée comme elle l’est par le courant de ses pensées, Clarissa Dalloway perçoit qu’elle est « en dehors », toujours en situation d’observatrice, de scrutatrice, de vigie se tenant  constamment aux aguets de la réalité et en même temps, du fait de cette immersion continuelle dans cette temporalité vraie de ses états de conscience qu’elle coïncide avec le dynamisme de tout ce qui pareillement suit son cours dans le monde. C’est bien là le paradoxe de la durée intérieure: elle nous est infiniment personnelle par sa vitesse, mais elle est en même temps l’intuition vraie de tout ce qui change, évolue dans la réalité. Dés lors, rien n’est insignifiant, tout est extraordinaire en tant que tout est porté par ce flux et focalisé dans cette attention. Tout est là, mais au travers d’une sensibilité tellement exacerbée que la vie elle-même est comme une fine ligne de crête, comme une ébauche japonaise dont le trait est si ténu qu’il est presque imperceptible.
        Ces deux mouvements littéraires, à savoir le romantisme et « stream of consciousness » sont totalement distincts mais quelque chose du second poursuit l’intuition du premier, à savoir la possibilité que l’attention portée à notre intériorité nous situe davantage en phase avec le réel même, dés lors que l’on a compris, avec Bergson, que quelque chose fait totalement défaut à toute perception humaine qui se mettrait en tête de n’adhérer qu’à des représentations extérieures de l’extérieur (comme croire à la vérité du temps des horloges). Les pensées de Clarissa ne sont pas moins réelles que les bâtiments de Londres qui ponctuent sa promenade. Il se pourrait même que ce flux un peu chaotique de pensées diverses et hétérogènes mais coulées dans la dynamique d’un seul et même mouvement se tienne au plus prés de ce qui « se passe », c’est-à-dire de ce qui passe ou de ce qui fait passer: la durée.
           
Il faut bien comprendre la petite révolution dans laquelle consiste l’écriture de Virginia Woolf ou de William Faulkner. Les écrivains décrivaient déjà avant les pensées des personnages mais toujours par l’intermédiaire d’un style indirect. Elle pensait que….Il se dit que….l’auteur reste cette sorte d’organisateur, de superviseur dirigeant l’attention du lecteur ici ou là. Ecrire, dés lors, c’est raconter, pointer, informer le lecteur qu’il se passe ceci ou cela à tel moment du récit. « Il était une fois » une femme qui décide d’aller acheter des fleurs. On sait ce qu’il se passe et où ça se passe. On suit l’action d’un personnage dans un certain lieu étant entendu que l’écriture de l’auteur est, au plus prés de l’étymologie de ce terme, l’autorité suprême qui voit tout, au gré de toutes les perspectives comme Dieu le père. Le point de vue de l’auteur est celui d’un Dieu monothéiste et transcendant. Il va de soi que le récit est chronologique et linéaire, c’est-à-dire que l’on suit l’action pas à pas, comme s’il existait un temps objectif au gré duquel les évènements s’ordonnent. Bien évidemment c’est le temps des horloges, représentation de la temporalité au sein de laquelle les évènements s’alignent successivement comme des briques distinctes, séparés que l’on met bout à bout pour construire un mur, c’est-à-dire un jour, un mois, une année. Le travail littéraire de Virginia Woolf peut donc se concevoir involontairement (Virginia Woolf (1882 - 1941) n'a pas lu l’œuvre de Bergson (1859 - 1941) bien qu'ils soient tous deux contemporains et meurent la même année)) comme une le prolongement littéraire de la même intuition que le philosophe français. Voici la façon dont elle le décrit: "Projeter en vrac le paquet confus d'impressions que nous sommes, afin de saisir au moyen d'éclairs isolés et discontinus une réalité continue."
             Bien sûr on peut jouer de sa souveraine puissance d’auteur pour faire des condensés, des raccourcis, des « coupes ». Proust évoquant Flaubert décrit ainsi cet incroyable « blanc », ce suspens dans l’action du roman: « Et Frédéric, béant, reconnut Sénécal (blanc) Il voyagea, Il connut la mélancolie des paquebots, les froids réveils sous la tente, etc. Il revint. Il fréquenta le monde. » En quelques phrases, c’est plus de 10 années qui se trouvent ainsi résumées, accélérés, réduites dans l’action tout à la fois concise et floue du passé simple: Il voyagea. On devine qu’il n’est pas du tout essentiel de savoir où ni combien de temps. L’écrivain faisant ainsi alterner le passé simple et l’imparfait étire en même temps le flux de notre conscience de lecteur d’un rythme rapide à un rythme lent. Il s’adresse à notre durée intérieure mais pour lui raconter l’histoire d’un temps extérieur. Ici il s’est passé dix ans, là ça a duré une seconde. En d’autres termes, on comprend à quel point c’est précisément parce que nous avons une durée intérieure qui suit le courant de l’écriture de Flaubert que nous pouvons ainsi rétracter et distendre à volonté (celle de l’auteur) le temps des horloges, c’est-à-dire le temps supposé objectif de l’action (10 ans, dix secondes, etc.). Tout ceci repose sur le pouvoir souverain de l’auteur: moi, je vous raconte cette action et je fais ces coupes dans le temps de l’action.
             
Avec Virginia Woolf, le lecteur ne peut faire autrement que consentir à l’idée selon laquelle la seule action authentique est du monologue intérieur de Clarissa ou de Septimus et il s’agit moins d’une « action », d’un évènement que d’un flot de pensées assez chaotiques au fil duquel Mrs Dalloway pense à sa vie sentimentale ratée, à sa culture, à sa façon d’être au monde et alterne pensées volages, un peu futiles avec des remarques d’une rare profondeur philosophique. Rien ne se passe vraiment si par ce terme on désigne « un » acte, une réalité factuelle donnée mais, au contraire, tout se passe dés lors qu’on réalise que c’est finalement ce courant là, cette durée intérieure au cours de laquelle tout ce qui arrive vraiment arrive qui nous est décrite en suivant le flux des pensées du personnage. L’intérêt s’est déplacé de Flaubert à Virginia Woolf, c’est-à-dire que là où « l’éducation sentimentale » décrivait somme toute « une histoire », « un » récit dans lequel s’effectuait une succession de faits, nous sommes passés avec Virginia Woolf au dynamisme pur du flux de pensées s’écoulant au gré du monologue intérieur de Clarrissa Dalloway et de Septimus Smith, personnages tout à la fois très proches parce que leurs pensées ne cessent de se télescoper et très lointains parce qu’ils ne se rencontreront jamais physiquement. La littérature ne décrit plus l’action extérieure des personnages mais le mouvement intérieur de leurs pensées qui divaguent, suivent le cours chaotique de ces pensées libres que nous concevons toutes et tous derrière l’apparence de nos paroles de circonstances, policées, usées jusque’à la trame, cohérentes et banales.
            

                Dans le film « Les ailes du désir », Wim Wenders et Peter Handke effectuent ce même déplacement de « l’action ». Deux anges errent dans Berlin et saisissent tous les monologues intérieurs des habitants. Nous suivons ainsi les mouvements de caméra dans l’espace en entendant en voix off les pensées intérieures des corps filmés. Nous en concevons un effet d’authenticité saisissant, l’impression que la ville entière serait passée aux rayons X et mise à nu, révélée dans sa nature la plus profonde, à savoir une sorte de télescopage de sentiments rentrés, vécus, de pensées profondes qui ne seront jamais dites et peut-être jamais conservées, comme si les hommes dispersaient ainsi continuellement la matière précieuse de pensées tantôt riches, tantôt anodines sans les échanger explicitement. Pourtant quelque chose d’indépassable s’exprime ici sur le temps d’une cité, et plus encore sur la vraie durée du temps, car c’est au gré de ces vitesses multiples et diffractées que s’écoule réellement la vraie vie.

Conclusion
        Partis de ces trois caractéristiques définissant le héros romantique: la nature, l’infini et la solitude, nous nous sommes aperçus que ce mouvement se définissait plus spécifiquement par un rapport singulier au temps. Le héros romantique semble se perdre ou s’abimer dans la recherche de son moi profond par le biais d’une sensibilité exacerbée, soucieuse de s’éloigner de la foule et de cette perception commune, prosaïque et basse de l’existence. Toutefois si ce moi  était bien, en effet, le seul objet visé par le romantique, nous aurions beaucoup de mal à rendre compte de ce type d’héroïnes ou de héros plus contemplatifs que passionnés, plus observateurs que narcissiques tels que nous les croisons dans certaines oeuvres plus modernes comme « In the mood for love », voire dans les films de Myazaki, lesquels sont pourtant clairement romantique. A fortiori l’émergence à partir du 20e siècle d’écrivains comme Joyce, Faulkner ou Virginia Woolf (stream of consciousness) confirme cette intuition selon laquelle le romantisme réside dans le pressentiment d’une perception plus authentique du temps, celle de la durée intérieure. Ces auteurs qui ne sont en aucune façon des romantiques effectuent néanmoins ce passage, cette traversée des apparences par le biais de laquelle l’intérêt portée au temps extérieur de l’action se déplace pour se situer de plain pied avec les états d’âme du ou des personnages et coïncider ainsi avec une durée pure. Si le romantisme nous apparaît donc comme cette mise au premier plan de la sensibilité et de la solitude dont les héros sont tous à la fois taciturne et asociaux, ce n’est pas tant pour affirmer leur ego que pour le dissoudre dans la certitude qu’il existe au-delà de la divisibilité d’un temps social et faux le flux continu d’une durée authentique et intérieure.



Rappel des références cinématographiques du cours:

La leçon de piano de Jane Campion
 

In the mood for love de Wong Kar Waï
 

Gatsby le magnifique de Baz Luhrmann


Dans un jardin qu'on croirait éternel
de Tatsushi Omori


The hours de Stephen Daldry


Les ailes du désir de Wim Wenders


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