lundi 14 septembre 2020

Suis-je l'auteur de ma vie? (2)

 


Tout ce que nous avons détaillé jusqu’à présent est un travail préalable que nous n’aurons pas le temps d’approfondir autant le jour de l’épreuve (comme le traitement de ce sujet fait aussi usage de cours, l’approfondissement est vraiment nécessaire ici). La construction du plan est importante: il faut que chaque partie traite le sujet sans le moindre doute possible  et il importe également que des nombreuses références philosophiques y soient développées. Les transitions nous permettent à la fois de mesurer l’efficience d’un approfondissement authentique et de savoir où nous allons. Avoir un plan le jour de l’épreuve est nécessaire, même si de nouvelles idées ou références doivent toujours pouvoir s’y greffer, au besoin. Ecrire sous la pression d’une limite de temps et d’un enjeu crucial peut et doit stimuler notre esprit. Des idées nouvelles peuvent donc apparaître au fil de l’écriture. Il faut les prendre en considération quitte à changer un peu notre plan. Nous pouvons maintenant le détailler et le clarifier de façon à nous faire une idée plus précise du cheminement de notre dissertation:

   

1) Dimension métaphysique: suis-je l’élément déterminant à partir duquel on peut expliquer et comprendre que ma vie soit ce qu’elle est? (conscience et liberté)
    a) Matrix et Descartes - Le malin génie: « qu’il me trompe tant qu’il le voudra, il ne saurait faire que je ne sois rien tant que je penserai être quelque chose »
    b) Sartre - « L’existence précède l’essence »: nous ne sommes pas un objet technique dont l’être est déterminé préalablement à sa construction dans une usine. Nous sommes donc cause non pas de notre existence mais à partir d’elle de tout ce qui arrive dans notre vie, car rien en nous n’est prédéterminé par quoi que ce soit, Dieu, Nature ou Destin. C’est le sens « lourd » à porter d’une liberté qui est constamment de notre fait car chaque moment de l’existence est l’incitation à nous constituer à partir de chaque situation.
    c) Schopenhauer - « Ce vouloir-vivre, nous le sommes nous-mêmes ». Que nous voulions vivre n'est donc pas quelque chose qui, avant de se produire, est soumis au choix de l’intellect. « Le vouloir-vivre est un prius (une condition) de l’intellect. » La philosophie doit en tenir compte. « Comme point de départ destiné à être le fondement explicatif de tout le reste, on doit prendre ce qui ne peut s’expliquer plus avant, mais ne peut non plus être mis en doute, ce dont l’existence est certaine, mais inexplicable. Et c’est le vouloir-vivre. » Si on prend quoi que ce soit d’autre pour point de départ, il faudra pouvoir en déduire cette aspiration à l’existence : « Cela ne marchera jamais. »
Transition: autant pour Descartes et Sartre, il existe un libre arbitre à partir duquel tout sujet est auteur de sa vie, autant pour Schopenhauer cette notion est absolument annulé, invalidée par le vouloir-vivre. De ce libre-arbitre découle la nécessité et plus encore le devoir d’être responsable de sa vie. C’est la dimension morale:


 


2) La dimension morale: puis-je être considéré comme suffisamment auteur de ma vie pour que j’en assume l’entière responsabilité? Cette notion d’auteur ne serait-elle pas un subterfuge afin de justifier     tout l’arsenal judiciaire, pénal et répressif de la loi? Se pourrait-il que l’auteur soit l’autre nom de « coupable »? (responsabilité et faute)
        a)  La faute dans la genèse: Eve et Adam accèdent à la fois à la conscience de leur acte et à la culpabilité d’avoir fauté en choisissant le fruit défendu) Il s’agit peut-être de fonder par cette histoire originelle l’idée même de réponse, de « responsa », « d’avoir à répondre de…. ». L’être humain devient justiciable, il à rendre des comptes de ce qu’il fait aux yeux des autres, des lois, de lui-même. Et cela s’appelle la conscience.
        b) Nietzsche: l’erreur du libre-arbitre
        c) Paul Ricoeur: l’ipséïté. On est soi-même qu’en se portant garant de l’autre
Transition: Ricoeur distingue l’ipséité (active) et l’identité « idem » (passive) mais il existe selon lui une identité narrative par le biais de laquelle nous nous constituons nous-mêmes en nous racontant.
  
3) La dimension esthétique: ma vie est-elle une oeuvre dont je serais l’auteur? (l’art, l’inconscient et la mort)
        a) L’identité narrative     chez Ricoeur: la mise en intrigue: donner du sens à sa vie en l’intégrant dans un récit - Marguerite Yourcenar: « l’être que j’appelle moi »
        b)    La psychanalyse:  Talking cure. Je deviens l’auteur de ma vie rétrospectivement en faisant émerger par la psychanalyse ces accidents de ma vie que j’ai essayé de me dissimuler à moi-même (sur-moi)
        c) Je suis l’auteur de ma vie parce que c’est la seule oeuvre à laquelle je me voue gratuitement, entièrement, sans réserve ni calcul. Quoi qu’on vive, on s’y tue à cette oeuvre qu’est vivre. L’existence est simplement le mouvement d’assomption de cette incontournable réalité. Nous pouvons être la quasi-causalité de notre vie, en ce sens là, faire de notre vie une œuvre d’art.

        Il va de soi que ce plan porte la trace de connaissances préalables, mais c’est justement à cela que vont servir les cours. Il se peut qu’on éprouve un sentiment de dépossession à l’égard d’un plan dans lequel on fait finalement s’articuler entre elles des positions d’auteurs, mais c’est précisément là où nous apparaissons: dans cette articulation même. Si nous évoquons ces auteurs et pas d’autres, c’est parce que nous nous retrouvons dans leur mise en présence. Des développements plus personnels peuvent être évidemment tentés mais il se doivent absolument:
- D’avoir un rayon d’action et de validité universelle (pas de « pour moi », voilà ce que je pense, etc.)
- De développer une argumentation
- De traiter le sujet
      

(Tout ce qui suit, exceptés les passages de méthodologie, fait partie de la dissertation elle-même. Nous ne sommes plus dans la phase de préparation qui se rédigeait au brouillon)

4) Introduction
(Toute introduction de dissertation doit:
1- Amener la référence au sujet en partant d’observations courantes, simples, extraites du quotidien
2 - Dépasser ce niveau en montrant qu’il y a un paradoxe à pointer
3 - Formuler ce paradoxe de la façon la plus précise et la plus problématique possible. Il faut terminer l’introduction par la formulation la plus claire du problème présent dans le sujet. Ici le paradoxe, c’est qu’on ne voit pas du tout comment nous pourrions être l’auteur de sa vie puisque le fait d’exister nous échappe et qu’en même temps tout ce qui m’arrive dans la vie devient « ma » vie donc qu’il semble bien exister un processus d’assomption, de saisie par le biais duquel je ne peux pas me désolidariser de ces évènements. J’en suis l’auteur non pas parce que c’est moi qui ai voulu qu’ils s’effectuent mais parce que c’est moi qui me suis constitué à partir de leur effectuation (Stoïcisme))

Introduction:  Lorsque nous estimons qu’une personne essaie de peser sur le cours de notre existence par une  influence qui nous apparaît illégitime et toxique , nous l’invitons à nous laisser vivre voire « à nous laisser vivre notre vie » comme s’il s’efforçait par là de se substituer au seul maître à bord, à la seule instance vraiment habilitée, justifiée, légitimée à exercer la plénitude de son droit sur notre existence, à savoir « nous-mêmes ». Nous partons ainsi de ce présupposé selon lequel une vie est d’abord celle de celle ou celui qui la vie. (fin du mouvement 1) Mais quelle est exactement la nature de cette appropriation? Est-ce bien moi qui fait de cette vie « mienne » ce qu’elle est? Non, en un sens, puisque il est évident qu’elle se compose d’une multiplicité d’évènements, d’accidents, d’aléas des circonstances que je n’ai pas souhaités, dont j’aurais préféré être épargné. Etre vivant est une condition qui m’a été donnée, imposée sans que je la décide. Mais en même temps, comment aurais-je pu la décider ou la refuser sans être déjà vivant? N’est-il pas absurde de se désolidariser de la responsabilité de sa vie puisque cette nécessité de vivre est bel et bien ce fond d’activité sans lequel être soi n’aurait ni réalité ni sens? (fin du mouvement 2) Puis-je manifester à l’endroit de ma vie un pouvoir de détermination, de conception, de revendication et de responsabilisation suffisamment global pour être justifié à me définir moi-même comme son auteur? Le rapport que j’entretiens avec ma vie est-il le même que celui qui relie l’auteur à son œuvre? (fin du 3)

5) Élucidation des termes
       
          

Il n’est pas question ici de réfléchir à la question de savoir si je suis acteur dans ma vie, ni même de savoir si je suis le personnage principal de ma vie. La réponse est évidemment positive et ne saurait constituer un problème. Nous sommes interrogés sur la possibilité d’être l’auteur, à savoir celle ou celui qui écrit le rôle, la pièce, ou le roman que cet acteur qui serait « moi » joue tout au long de sa vie. Suis-je l’écrivain qui invente comme au fil d’un récit la trame de ma vie? Il apparaît d’emblée qu’il y a un problème de décalage temporel: l’écrivain a toujours un temps d’avance sur le personnage dont il écrit l’histoire. Nous ne voyons pas comment nous pourrions être à la fois dans le présent du personnage qui en cet instant « vit » et, dans le passé, l’auteur qui a conçu et écrit l’histoire que l’acteur joue maintenant.
        Il apparaît néanmoins qu’une bonne part de nos actions s’accomplissent après que nous les ayons décidées. Nous agissons « en conscience » , ce qui signifie que nous savons ce que nous faisons. Quand j’agis consciemment, s’effectue en moi une sorte de dédoublement entre celui qui agit (l’acteur) et celui qui sait qu’il agit, voire qui a commandité l’action (l’auteur). Suis-je l’auteur de ma vie, en ce sens, signifie: « suis-je suffisamment et constamment conscient pour être cet acteur qui n’agit que sous la dictée de cet auteur que je suis aussi? N’existerait-il pas des moments étranges, déconcertants, où je suis comme « un personnage sans auteur », c’est-à-dire où je me libère de la direction de ce metteur en scène que je suis étrangement mais incontestablement pour moi-même? C’est bien ce que l’on appelle des moments d’inconscience, voire plus précisément des moments où, en moi, l’inconscient triomphe sur le conscient: les rêves, les lapsus, l’écriture automatique. Ce qui est troublant, c’est que c’est souvent dans ces instants là, pour autant que je m’en souvienne, ou que j’en garde la trace, qui attestent parfois d’une forme d’originalité, d’authenticité, comme si ma vie était d’autant plus MA vie qu’elle échappe à la tutelle dictatoriale et « auto-censurante »  de l’auteur qui en l’occurrence apparaît comme l’autorité. Ma vraie vie alors serait celle qui échappe à l’auteur conscient au gré d’une écriture chaotique, énigmatique, peut-être inassignable, un peu comme Oedipe écrasé par un destin qui l’a d’emblée marqué du sceau du malheur.
        Finalement la notion d’auteur peut se comprendre de trois manières différentes :
a) Auteur / acteur: c’est le sens que nous étudierons en premier lieu. La question sera donc envisagée sous l’angle de la conscience et du libre-arbitre (métaphysique)
b) L’auteur est aussi celui qui endosse la responsabilité d’un acte, voire d’une faute: « qui est l’auteur de ce délit? ». Nous nous interrogerons alors sur la responsabilité et la faute. (morale)
c) Enfin l’auteur est l’artiste, le créateur, l’écrivain, ce qui nous donnera l’occasion d’étudier le problème dans la perspective de l’art, de l’inconscient et de l’être pour la mort. (esthétique)
         

La notion d’auteur est liée à celle de causalité et, grâce à Aristote, nous savons qu’il existe quatre types de causalité: matérielle, formelle, efficiente, finale. C’est évidemment la causalité efficiente qui est interrogée ici. Dans son livre « logique du sens » (1977) , le philosophe Gilles Deleuze évoque un 5e type: la quasi causalité. Nous pouvons être la quasi causalité de ce qui nous arrive, quand nous parvenons à aborder un obstacle incontournable de telle sorte qu’une nouvelle attitude, un nouveau style ou une oeuvre que rien ne pouvait laisser pressentir jaillissent de cet obstacle même. Il s’agit de rendre fécond l’évènement même censé pourtant tarir la source même de toute nouveauté, de toute esprit d’initiative et de liberté. Ce 5e genre de causalité est particulièrement intéressant pour notre problème puisque autant il semble, pour le moins, difficile d’affirmer que nous sommes la cause totalement efficiente de notre vie, autant la possibilité d’être la quasi causalité est viable, aussi difficile et improgrammable que puisse être cette voie.
 

 

6) Partie 1: le fondement métaphysique du libre arbitre
 
         a) Le malin génie (Descartes)
                

Etre l’auteur de sa vie implique, si l’on se situe dans une perspective métaphysique, une puissance presque démiurgique à l’égard de sa vie. Or, nous ne sommes pas cause de notre naissance. Ce n’est pas spontanément, de notre propre mouvement, que nous venons au monde. Il semble bien, par conséquent, que nous ne puissions pas être l’auteur de sa vie. Toutefois,  ce n’est pas parce que je ne peux pas me faire naître que je ne peux pas me « fonder en raison ». Que signifie cette expression? Qu’il est peut-être envisageable que je sois à moi-même la garantie de cette vérité selon laquelle j’existe bel et bien. Je ne suis pas l’auteur du fait que je vive mais je suis bien l’auteur de cette pensée que je vis et cette pensée (aussi fausse qu’elle puisse être)  « est », par quoi j’existe bel et bien ne serait-ce qu’en tant que pensée d’exister en ce moment. Le fait d’être l’auteur de cette pensée selon laquelle je vis suffit-il à me donner le statut d’auteur de ma vie?
        Cette question est la première envisagée par Descartes dans ces méditations métaphysiques (1641). On ne peut la comprendre que si l’on comprend bien dans quelle démarche il s’est engagé. Il s’agit pour Descartes de trancher le problème posé par le scepticisme de son époque (notamment par Montaigne) et de savoir si l’on peut vraiment obtenir une connaissance certaine. Pour mettre au clair cette interrogation, Descartes choisit de pousser le doute extrêmement loin, jusqu’aux certitudes qui nous semblent les plus avérées. Si à un moment donné de son raisonnement, quelque chose résiste, alors, il considérera qu’il existe bien une certitude radicale, mais en premier lieu c’est le doute qu’il faut aiguiser comme une arme méthodique et réellement destructrice.
           

Dans la première méditation, il remet premièrement en cause les témoignages de nos sens, non seulement parce que nous avons tous déjà été victimes d’illusions perceptives, mais aussi parce que le rêve peut nous donner les impressions correspondant à une scène vécue alors qu’en réalité elle est rêvée. Toutefois il existe une science dont la cohérence se maintient indépendamment des témoignages de nos sens, précisément parce qu’elle n’a aucun rapport avec nos sens et qu’elle ne requiert que de l’entendement « pur ». Ce sont les mathématiques. Que je rêve ou que je sois éveillé, 2+2= 4.
        C’est précisément à ce moment que Descartes, embarqué dans une démarche sceptique vertigineuse évoque son auteur: un Dieu qui peut tout et par qui j’ai été créé et produit tel que je suis »:
  

« Toutefois il y a longtemps que j’ai dans mon esprit une certaine opinion, qu’il y a un Dieu qui peut tout, et par qui j’ai été créé et produit tel que je suis. Or qui me peut avoir assuré que ce Dieu n’ait point fait qu’il n’y ait aucune terre, aucun ciel, aucun corps étendu, aucune figure, aucune grandeur, aucun lieu, et que néanmoins j’aie les sentiments de toutes ces choses, et que tout cela ne me semble point exister autrement que je le vois ? Et même, comme je juge quelquefois que les autres se méprennent, même dans les choses qu’ils pensent savoir avec le plus de certitude, il se peut faire qu’il ait voulu que je me trompe toutes les fois que je fais l’addition de deux et de trois, ou que je nombre les côtés d’un carré, ou que je juge de quelque chose encore plus facile, si l’on se peut imaginer rien de plus facile que cela. Mais peut-être que Dieu n’a pas voulu que je fusse déçu de la sorte, car il est dit souverainement bon. Toutefois, si cela répugnait à sa bonté, de m’avoir fait tel que je me trompasse toujours, cela semblerait aussi lui être aucunement contraire, de permettre que je me trompe quelquefois, et néanmoins je ne puis douter qu’il ne le permette. »
Il faut bien comprendre ce que Descartes entend par « Dieu » ici, car comme Pascal le lui reprochera ultérieurement, ce n’est pas le Dieu des croyants mais davantage le Dieu des philosophes. Il désigne par ce terme non seulement la notion même d’une puissance tutélaire, conceptrice et créatrice de la totalité de l’univers et des créatures qui y vivent mais aussi la garantie de toute vérité. Il a à voir avec ce sentiment d’approbation que l’on se donne à soi quand on sait que l’on est dans le vrai, dans un raisonnement mathématique en particulier. Une idée ou une proposition vraie s’impose comme telle à notre esprit et cette intuition, c’est Dieu qui nous la donne, selon lui. C’est ce sentiment d’évidence grâce auquel le bon élève de mathématiques, par exemple, sait, avant que le professeur le lui confirme, s’il a bien ou mal fait ses exercices.
         

Or Descartes ici va extrêmement loin dans son scepticisme, puisque telle est sa résolution. Il envisage la possibilité que Dieu soit trompeur, que la puissance dans laquelle il consiste soit finalement impliqué dans une tâche qui est de tromper les hommes, non seulement dans leurs perceptions sensibles mais aussi dans leurs raisonnements. Peut-on envisager que Dieu m’ait convaincu que 2+2 fassent 4 alors que ce serait….faux?
Pour comprendre la démarche de Descartes ici, il faut contrarier un peu notre mouvement naturel qui pourrait consister à affirmer au contraire que s’il existe bien une vérité qui n’a pas grand chose à voir avec Dieu, c’est bien que 2+2=4. Peut-être notre utilisation des nombres nous est-elle devenue si familière que nous oublions le fait que l’existence des nombres est un postulat qui ne se trouve pas dans la nature: les forces de la nature en elles-mêmes, par elles-mêmes ne se comptent pas. La notion même de chiffre est un postulat de notre raison et l’effet de cohérence, d’exactitude universelles qui s’y exerce est posé par Descartes comme le propre d’une évidence supérieure, transcendantale, divine.
Descartes s’oppose alors à lui-même un argument auquel il va répondre dans une sorte de dialogue au gré duquel son scepticisme méthodique se confronte frontalement à ses convictions antérieures. Le concept même de Dieu inclue la souveraine bonté. Comment un Dieu souverainement bon pourrait-il ainsi nous tromper? Descartes répond que ce concept se heurte à un fait qui est celui des illusions sensibles. Si Dieu était effectivement souverainement bon, il n’aurait pas permis que nous soyons trompés par nos sens. Or c’est bien le cas. Rien ne nous empêche donc de penser qu’il le fasse également pour nos raisonnements.
    

Ce que Descartes envisage ici n’est ni plus ni moins que la matrice des frères Wachovski: une énorme entreprise de dissimulation de la réalité par une intelligence supérieure toute employée à cette tâche de nous persuader d’une vie qui n’est pas la notre. Que je ne suis pas l’auteur de ma vie, c’est à la fois ce qui s’impose à l’égard de toute cette humanité connectée à la matrice dans le film et à ce moment de paroxysme sceptique du raisonnement de Descartes. Mais cette apogée critique de sa démarche va finalement se confronter à un argument  de taille:
 Je m’efforcerai néanmoins, et suivrai derechef la même voie où j’étais entré hier, en m’éloignant de tout ce en quoi je pourrai imaginer le moindre doute, tout de même que si je connaissais que cela fût absolument faux ; et je continuerai toujours dans ce chemin, jusqu’à ce que j’aie rencontré quelque chose de certain, ou du moins, si je ne puis autre chose, jusqu’à ce que j’aie appris certainement, qu’il n’y a rien au monde de certain.
Descartes avait terminé sa méditation de la veille dans un état d’esprit proche du scepticisme le plus radical. Son entreprise pourrait s’assimiler à ce que l’on appelle en mathématiques un raisonnement par l’absurde: conduire jusqu’à son terme le raisonnement de la thèse que l’on veut contrarier pour montrer qu’elle n’est pas fiable. C’est le scepticisme que Descartes souhaite mettre en question dans une démarche d’une absolue rigueur et sincérité. Si sa pensée lui prouve par A+B que les sceptiques ont raison, Descartes sera sceptique et de fait jusqu’à présent il l’est, il l’est même plus que de nombreux sceptiques. Si, en effet, rien ne peut être connu, qu’au moins je puisse en être sûr.
    

Archimède, pour tirer le globe terrestre de sa place et le transporter en un autre lieu, ne demandait rien qu’un point qui fût fixe et assuré. Ainsi j’aurai droit de concevoir de hautes espérances, si je suis assez heureux pour trouver seulement une chose qui soit certaine et indubitable.
Mais son objectif avoué est quand même de trouver une certitude qui résiste au scepticisme radical. On peut songer ici à une chute, à une perte de tous les repères sur lesquels nous appuyons nos certitudes dans nos vies communes: nos sens, nos raisonnements, Dieu. Si nous trouvons une branche sur laquelle nous rattraper dans le mouvement de cette chute, c’est que quelque chose hésite au scepticisme et cette chose sera comme le levier d’Archimède: un point fixe à partir duquel quelque chose comme un cheminement de la connaissance pourra méthodiquement être envisagé, construit. Ce sera exactement le fil rouge des méditations.
Je suppose donc que toutes les choses que je vois sont fausses ; je me persuade que rien n’a jamais été de tout ce que ma mémoire remplie de mensonges me représente ; je pense n’avoir aucun sens ; je crois que le corps, la figure, l’étendue, le mouvement et le lieu ne sont que des fictions de mon esprit. Qu’est-ce donc qui pourra être estimé véritable ? Peut-être rien autre chose, sinon qu’il n’y a rien au monde de certain.
Il reprend donc sa démarche là où il l’avait laissée la veille: rien ne peut être fondé sur les sensations. C’est l’argument du rêve. Que j’ai ce corps, qu’il y ait de l’espace et, à l’intérieur de l’espace, des objets et d’autres corps dotés de telle figure, de telle apparence, que je sois dans ce lieu en cet instant: tout ceci peut être rêvé, donc éventuellement faux. Rien de certain ne peut être fondé sur des telles bases.
Mais que sais-je s’il n’y a point quelque autre chose différente de celles que je viens de juger incertaines, de laquelle on ne puisse avoir le moindre doute ? N’y a-t-il point quelque Dieu, ou quelque autre puissance, qui me met en l’esprit ces pensées ? Cela n’est pas nécessaire ; car peut-être que je suis capable de les produire de moi-même. Moi donc à tout le moins ne suis-je pas quelque chose ? Mais j’ai déjà nié que j’eusse aucun sens ni aucun corps.
   

Que Dieu existe, n’est-ce pas une certitude d’une autre nature que celles que je viens de révoquer demande Descartes dans un dialogue vertigineux et métaphysique avec lui-même. Si je suis trompé, n’est-ce pas la preuve qu’un dieu trompeur existe? Mes sensations peuvent être fausses mais mes pensées: peuvent-elles l’être aussi facilement? La démarche de Descartes est ici de ne rien s’accorder, pas même la moindre hypothèse ou le moindre postulat. « Supposons que Dieu existe »: c’est déjà trop. Pour la plupart de nos raisonnements, nous nous rendons compte que nous partons d’un principe et que ce principe n’est pas démontré. Il faut bien qu’un raisonnement s’appuie sur une base qui elle-même n’est pas démontrée. Ici ce n’est pas la peine d’aller invoquer un Dieu. Penser, c’est bien ce que nous faisons de nous-mêmes. Mais du coup ne serai-je pas quelque chose puisque cette pensée s’exerce? Mais en tant que quoi suis-je capable de penser? Pas en tant que corps, ni d’être sensible puisque nous avons réfuté que nos sensations puissent nous fournir de certitude quant au monde extérieur, à nous-même.

J’hésite néanmoins, car que s’ensuit-il de là ? Suis-je tellement dépendant du corps et des sens, que je ne puisse être sans eux ? Mais je me suis persuadé qu’il n’y avait rien du tout dans le monde, qu’il n’y avait aucun ciel, aucune terre, aucuns esprits, ni aucuns corps ; ne me suis- je donc pas aussi persuadé que je n’étais point ?
Pour suivre Descartes dans cette descente vertigineuse, il faut bien tenir ensemble deux axes: celui des croyances que nous avons: j’existe, j’ai une pensée, des sens, il y a le monde et un Dieu souverainement bon qui peut tout et il y a aussi celui de cette stratégie sceptique qui consiste à insinuer dans chacune de ces croyances le poison du doute pour voir s’il parvient à totalement révoquer cette croyance. Dieu est une idée qui se retrouve sur ces deux axes mais ce n’est pas exactement le même Dieu. Il est souverainement bon dans nos croyances et trompeur dans l’axe sceptique de la démarche. Que j’ai un corps est une croyance, c’est ce que permet de réaliser le doute sceptique mais ne suis je pas en train de penser que mon corps n’est peut-être rien. Si je peux remettre en cause le fait que j’ai un corps et si je consiste dans le fait d’être un corps comme nous le croyons couramment, ne suis-je pas en train de me convaincre que je ne suis rien?
Non certes, j’étais sans doute, si je me suis persuadé, ou seulement si j’ai pensé quelque chose.
    

Ce qui commence timidement à se faire jour à ce moment là, c’est l’éclaircie qui va nous permettre de sortir de l’obscurité du scepticisme, c’est la prise de la branche qui arrêtera notre chute. Pour me persuader que je ne suis rien, encore faut-il que je sois quelque chose. Si je suis capable en ce moment de me convaincre que mon corps n’est pas tel que je le crois, voire qu’il n’existe pas, encore faut-il que je le pense, et cette pensée, elle, n’est pas rien. Il faut bien qu’elle soit. C’est ça: la capacité qui s’exerce en ce moment et dont le fonctionnement est suffisamment et définitivement hors de doute pour servir de support à toutes ces certitudes, c’est qu’il y a de la pensée en moi. Autant il n’est rien que l’on puisse fonder de certain sur son corps autant l’exercice de la pensée selon laquelle j’ai un corps ou selon laquelle il est possible que je n’en ai pas « est ». Il est même la seule chose de moi dont je suis sûr qu’elle se produise en ce moment. Ce passage des méditations est vraiment crucial. C’est comme une seconde naissance dont l’onde de choc est incroyablement plus profonde que la première. Il y a notre naissance physique et notre naissance métaphysique. Autant il est évident que nous la devons matériellement à nos parents pour la première autant, c’est de nous-mêmes, en nous-mêmes, que nous trouvons de quoi nous faire venir au monde pour la deuxième. Nous réalisons que nous ne pouvons pas ne pas exister, non pas en tant que corps mais en tant que pensée qui se persuade qu’elle n’a peut-être pas de corps. Nous le « réalisons » dans les deux sens du terme: 1) nous nous en rendons compte 2) nous donnons naissance à cette pensée qui se découvre comme le fondement même de la certitude d’être de cette pensée. Je ne suis plus cette victime offerte à toutes les suppositions et les illusions , je suis cette pensée qui s’accomplit dans le mouvement de se savoir irréductible, « là », fondée, inattaquable. Et de ce fait, on peut maintenant invoquer le Dieu trompeur sans peur, non pas que cette supposition d’un Dieu trompeur ou d’une matrice soit nécessairement fausse, mais même si  ce Dieu trompeur existe, il ne pourra pas détruire cette certitude là. Je suis l’auteur de ma vie parce que je peux initier cette démarche dans le cours de laquelle je fais l’expérience de cette auto-fondation métaphysique de soi par la pensée, en tant que pensée.
   


Mais il y a un je ne sais quel trompeur très puissant et très rusé, qui emploie toute son industrie à me tromper toujours. Il n’y a donc point de doute que je suis, s’il me trompe ; et qu’il me trompe tant qu’il voudra il ne saurait jamais faire que je ne sois rien, tant que je penserai être quelque chose. De sorte qu’après y avoir bien pensé, et avoir soigneusement examiné toutes choses, enfin il faut conclure, et tenir pour constant que cette proposition: Je suis, j’existe, est nécessairement vraie, toutes les fois que je la prononce, ou que je la conçois en mon esprit.

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