samedi 1 janvier 2022

Explication du texte de Maurice Merleau-Ponty (Type 3e sujet du baccalauréat)

(Dans un souci de clarté et de rapidité, l'explication entièrement rédigée du texte de Merleau-Ponty vous est ici proposée sans la méthodologie qui a été décrite avant les vacances. Vous pouvez vous reporter aux articles précédents concernant ce texte si la méthode du 3e sujet vous pose encore des problèmes)


Expliquez le texte suivant:

Nous vi­vons dans un monde où la parole est instituée. Pour toutes ces paroles banales, nous possédons en nous-mêmes des si­gnifications déjà formées. Elles ne suscitent en nous que des pensées secondes ; celles-ci à leur tour se traduisent en d’autres paroles qui n’exigent de nous aucun véritable effort d’expression et ne demanderont à nos auditeurs aucun ef­fort de compréhension. Ainsi le langage et la compréhen­sion du langage paraissent aller de soi. Le monde linguisti­que et intersubjectif ne nous étonne plus, nous ne le distinguons plus du monde même, et c’est à l’intérieur d’un monde déjà parlé et parlant que nous réfléchissons. Nous perdons conscience de ce qu’il y a de contingent dans l’ex­pression et dans la communication, soit chez l’enfant qui apprend à parler, soit chez l’écrivain qui dit et pense pour la première fois quelque chose, enfin chez tous ceux qui transforment en parole un certain silence. Il est pourtant bien clair que la parole constituée, telle qu’elle joue dans la vie quotidienne, suppose accompli le pas décisif de l’ex­pression. Notre vue sur l’homme restera superficielle tant que nous ne remonterons pas à cette origine, tant que nous ne retrouverons pas, sous le bruit des paroles, le silence primordial, tant que nous ne décrirons pas le geste qui rompt ce silence. La parole est un geste et sa signification un monde. » 

 

Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, 1945, « Tel » Gallimard, 1978, L. I,Chap. 6, p. 213-214


La connaissance de la doctrine de l'auteur n'est pas requise il faut et il suffit que l'explication rende compte, par la compréhension précise du texte du problème dont il est question


Introduction

Quelque soit le moment à l’occasion duquel nous prenons la parole, nous ne franchissons jamais ce seuil de l’expression orale sans savoir déjà ce que nous voulons dire. Notre pensée déjà constituée des mots que nous allons prononcer précède donc l’effet sonore de notre voix. Ce que nous disons quelque part est déjà dit et par ce « quelque part » nous entendons notre pensée, notre « for intérieur ». La langue est donc première par rapport à l’effectuation de la parole. Ici Maurice Merleau-Ponty rompt avec cette perspective chronologique de l’expression orale au gré de laquelle la pensée précèderait l’acte de la parole en soulignant au contraire cette dimension physique au regard de laquelle une parole est d’abord un geste. Que l’homme parle: c’est une réalité dont on peut absolument ni entièrement rendre compte en se contentant d’affirmer que l’homme pense, car il aurait pu penser sans parler. Quelque chose de l’être humain commence donc ici: dans la prise de parole, et c’est ce dont nous nous apercevons en nous écartant des sillons de l’habitude et des automatismes creusés par la l’institution de la langue. Mais alors si quelque chose de l’humain commence avec cet acte de parler, que rompt-il exactement? Comment pourrions nous concevoir autrement qu’avec les mots de notre langue ou que l’intention signifiante de notre langage ce silence pur, total que la première prise de parole humaine brise? L’auteur pointe ici un problème limite de la pensée humaine dont il n’est pas certain qu’il consiste en autre chose qu’une frontière que nous pouvons  peut-être toucher mais pas franchir. Il existe, en effet, de nombreux silences qui veulent dire quelque chose et qui en ce sens font déjà partie intégrante du langage ou de la langue, mais ce n'est justement pas à ce silence que Merleau-Ponty fait référence et c’est tout ce qui justifie le terme « primordial ». Ce seuil qui sépare un silence pur d’une parole en tout point première est-il seulement pensable? Peut-il être objet d’une pensée structurée par des signes? Comment cette créature humaine si fondamentalement bavarde, que ce soit physiquement ou mentalement pourrait-elle se faire suffisamment violence pour entrer en contact avec ce silence là? Il n’est ni plus ni moins question dans ce texte que de poser que nous ne nous connaîtrons nous-mêmes, en tant qu’humains, qu’à la condition de pouvoir répondre à la question de savoir pourquoi nous parlons.


1) la distinction entre la parole et la langue


Saussure et Merleau-Ponty distingue tous les deux la parole et la langue mais pas exactement dans la même perspective. Saussure souhaite plutôt dire ce qu’est la langue alors que c’est exactement l’inverse pour Merleau-Ponty. Ce que ce dernier a bien compris et c’est tout ce qui fait l’enjeu de cet extrait, c’est que l’homme se définit par cette quasi impossible association entre la langue et la parole. Que nous pensions dans notre langue maternelle et que nous prenions la parole, que nous nous manifestions physiquement par cette action là, c’est à la fois incompréhensible, quasi miraculeux et en même temps profondément « normal » dans la mesure où être humain s’est structuré, articulé autour de cet acte là, celui de l’articulation entre langue et parole.

Par conséquent, rien ne semble plus urgent et délicat que de comprendre cette articulation entre deux efficiences aussi distinctes et irréconciliables (mais humainement conciliées). La langue est sociale, communautaire. Elle crée un « ensemble », un code. Elle est la matrice même d’un système de reconnaissance grâce auquel des individus ne sont plus des individus isolés mais les membres d’une communauté. Elle est cette dynamique  de groupe là. Elle est totalitaire en ce double sens de créer une totalité, de faire de quiconque parle la même langue une partie d’un tout. Elles est également totalitaire parce que c’est passivement, sans l’avoir aucunement voulu, décidé que nous parlons cette langue là. La langue est notre mère mais c’est une mère que l’on ne peut pas refuser.

La parole est, point par point, le contraire de la langue. Elle est individuelle, propre à une personne. Même si une parole peut être portée par un groupe, qu’elle soit parole suppose que chaque membre de ce groupe adhère individuellement à cette parole. La logique qui opère dans une parole est une logique individuelle. Ce qui fait son poids n’est pas qu’elle soit un ensemble mais qu’elle soit portée par des individus. Bref il ne s’agit de ne faire qu’un à plusieurs mais au contraire d’être toujours un individu. La parole est un acte individuel alors que la langue est ensemble organisé en système au sein duquel ne jouent que des différences propre à ce système et ne valant qu’en lui.

Nous nous situons probablement ici au coeur même du problème et au fond du sens de cette dualité de la langue et de la parole. Nous sommes différents quand nous prenons la parole mais nous sommes nécessairement les mêmes à parler une langue. Dans la langue il y a des différences , mais à l’intérieur même de la langue. Aucune langue ne fonctionne autrement qu’en faisant jouer des différences. C’est le fond de ce texte de Ferdinand de Saussure qu’il faut absolument saisir:


         "Dans la langue il n'y a que des différences. [...] Qu'on prenne le signifié ou le signifiant, la langue ne comporte ni des idées ni des sons qui préexisteraient au système linguistique, mais seulement des différences conceptuelles et des différences phoniques issues de ce système. Ce qu'il y a d'idée ou de matière phonique dans un signe importe moins que ce qu'il y a autour de lui dans les autres signes. La preuve en est que la valeur d'un terme peut être modifiée sans qu'on touche ni à son sens ni à ses sons, mais seulement par le fait que tel autre terme voisin aura subi une modification. […]
  Un système linguistique est une série de différences de sons combinées avec une série de différences d’idées ; mais cette mise en regard d’un certain nombre de signes acoustiques avec autant de découpures faites dans la masse de la pensée engendre un système de valeurs ; et c’est ce système qui constitue le lien effectif entre les éléments phoniques et psychiques à l’intérieur de chaque signe. […]
  Les synonymes craindre, redouter n'existent que l'un à côté de l'autre ; craindre s'enrichira de tout le contenu de redouter tant que redouter n'existera pas. Il en serait de même de chien, loup, quoiqu'on les considère comme des signes isolés. […] Un signe appelle l'idée, (dépend) d'un système de signes (voilà ce qui est négligé), tous les signes sont solidaires. Un signe ne peut être défini que par ce qui l'entoure. Deux synonymes ne vivent que l'un vis-và-vis de l'autre, par rapport à l'autre. Même allons plus loin : chien désignera le loup tant que le mot loup n'existera pas. Le mot, donc, dépend du système ; il n'y a pas de signe isolé.
[...]
  Si vous augmentez d'un signe la langue, vous diminuez d'autant la signification des autres. Réciproquement, si par impossible on n'avait choisi au début que deux signes, toutes les significations se seraient réparties sur ces deux signes. L'un aurait désigné une moitié des objets, et l'autre, l'autre moitié. »

Ferdinand De Saussure


Peut-être convient-il de prendre ce texte à l’envers et de partir de l’exemple proposé par l’auteur à la fin grâce aux synonymes « craindre et redouter » et de « chien et loup ». Nous savons qu’un chien n’est pas un loup, mais le saurions nous si le mot loup n’avait jamais existé? Peut-être aurions-nous dit qu’il y a des chiens plus ou moins sauvages, mais chacune et chacun se rend bien compte qu’un loup n’est pas un chien sauvage, ne serait-ce qu’e parce qu’il existe des chiens sauvages qui ne sont pas des loups. Ce qui définit le loup dans la langue française, c’est finalement ce que n’est pas le chien. Dans l’existence des ces deux mots dans une langue, s’effectue donc ce qu’ils signifient l’un et l’autre séparément, c’est-à-dire justement qu’ils ne sont compréhensibles qu’en tant qu’ils sont différents dans une même langue. Je ne comprendrai le sens précis du mot « loup » que par ce vis à vis implicite qu’il entretient avec le mot « chien ». Cela veut dire que tout mot apparaissant dans une langue prend par là même son sens d’en décharger un autre qui jusque là supportait tout seul sa signification. Nous aurions parfaitement pu passer à côté de cette distinction là: nous aurions pris les loups pour des chiens et c’est tout.

C’est à ce processus de chargement et de déchargement de sens auquel Saussure donne le nom de « valeur ». Imaginons l’apparition brutale du verbe « redouter » dans la langue française. Qu’est-ce que cela change à cet autre mot dont nous supposerons qu’il s’y trouvait déjà: « craindre »? Sa trace écrite? Non Sa prononciation sonore? Non? Sa signification? Non, cela veut dire la même chose. Mais alors qu’est-ce qui a changé? Sa valeur. De se situer dans une langue dans laquelle on peut aussi utiliser « redouter » change la valeur de craindre, la rend plus précise. Redouter désigne une peur plus intense et plus précise que la traite qui globalement fait seulement signe d’un état. Redouter, c’est toujours lié à un objet précis. De Saussure nous invite à distinguer la valeur et la signification. Cette dernière désigne le rapport entre le signifiant et le signifié. La valeur décrit finalement tous les déplacements qui s’opèrent dans cette « masse de sens » incessamment charriée par ces flux de vouloir dire ordonnés par des glissements entre signifiants. Ces effets de glissement et d’assignation de sens s’effectuent dans le système interne de la langue. Rien jamais n’agit ni ne s’effectue isolément dans une langue. Elle est toujours un ordre où tout est lié. On ne peut pas y faire des modifications là sans que cela n’ait des répercussions ici. C’est comme une toile vibratile qui serait dotée d’une sorte de conscience latente de tout sous l’efficace de laquelle toutes les zones sont solidaires les unes des autres. Rien ne peut se soustraire à ces déplacements de sens opérant dans la masse de la langue, et surtout pas nous: les usagers de cette langue. Cela signifie que penser, c’est finalement ce qui se décide là dans ces mouvements là de vouloir-dire qui s’opèrent entre des mots.

C’est le sens de la dernière phrase de ce texte: si on ajoute un signe à la langue comme loup, quelque chose allége la charge de signification des autres: chien voudra toujours dire cet animal qui aboie mais sera libéré de désigner cet animal sauvage qui est finalement l’ancêtre du loup. On mesure ainsi tout ce qui se joue de fondamentalement philosophique ici: où est la vérité? Dans ces déplacements de sens qui s’effectuent dans la masse sémantique des signes. Il est vrai que le loup est l’ancêtre du chien mais il est vrai aussi que c’est là une vérité qu’une langue s’est donné les moyens d’éclairer. 


2) L’opposition entre la parole instituée et la parole « s’effectuant » 


A la lumière de tout ce qui vient d’être développé à partir du texte de Ferdinand de Saussure, nous sommes vraiment en mesure tout ce que la notion d’institution dans l’expression: « parole instituée peut revêtir ». Une parole instituée, c’est une parole suffisamment dénaturée pour que finalement ce qui en elle tient de la parole ait été finalement parasité, voire tout simplement détruit par  la langue. 

La distinction établie par Saussure entre la parole et la langue est fondamentale en un sens « fort" et l’on pourrait même dire que les mots manquent à donner idée de cette notion de fondement. D’un côté, il existe en effet, ce système de la langue au sein duquel rien ne fonctionne autrement qu’en circuit fermé comme tout ce qui vient d’être établi sur la valeur et les différences nous le fait comprendre. La langue est un système de classement, rationnel, fermé sur soi, au sein duquel rien n’est isolé ni extérieur. Cela signifie qu’avoir été élevé dans une langue comme le sont les humains implique que toutes nos sensations, toutes nos expériences, tous les sentiments, toutes les pensées, bref tout ce que nous vivons, voire finalement tout ce que nous sommes est comme criblé, catégorisé, construit, ordonné par une telle systématique interne. Quoi que je vive, c’est nécessairement au travers du crible de ma langue que je le vis, ce qui revient aussi à dire que je l’ai toujours préalablement vécu puisque je l’appréhende de au travers d’un système au sein duquel prévaut cette logique de relation et de différences entre des signes. 

En effet, si je vois un loup mais si ma langue ne dispose pas du terme de « loup », je verrai un chien. La langue est une structure de perception qui finalement ne permet pas au réel « d’entrer » dans la pensée de l’individu. Tout est toujours déjà dit dans la langue parce que rien ne peut s’imposer à nous qu’au travers du filtre d’un système de classement et de références qui ne fonctionne que de façon interne à lui-même.

      


              Mais pourtant la langue s’enrichit, évolue. Pourquoi? Comment? Pour répondre à cette question, il faut réaliser tout ce que la parole a d’absolument improbable par rapport à la langue.  Elle désigne un acte pur et un peu dément d’expression par le biais duquel un individu humain décide de sortir d’une pensée à l’intérieur de laquelle pourtant tout est déjà dit, classé, rangé. Que se passerait-il si nous n’étions que des êtres de langue? Nous ne cesserions de relier des signifiants et des signifiés, des symbolisants et des symbolisés (conceptuels). Si nous n’étions que des êtres de langue, nous serions un peu comme de purs opérateurs de données, recueillant des perceptions et les traduisant en catégories au sein d’un système au sein duquel il n’y aurait jamais quoi que ce soit de nouveau sous le soleil. 

Mais « nous prenons la parole ». Cela veut dire que « nous agissons ». Aussi banale qu’elle puisse être, aussi baignée soit-elle dans des énoncés formels au sein desquels la langue exerce à plein régime sa puissance de généralisation et de préséance, quelque chose d’une effectuation physique, brute se réalise dans toute parole, comme une ouverture totalement inconcevable dans un système fermé où tout est toujours déjà conçu. Comment pourrai-je avoir quelque chose à dire doté que je suis d’une pensée où tout est toujours déjà dit, c’est-à-dire déjà classé? Où aller trouver cette impulsion d’une chose à dire puisque je sais bien que je ne pourrai la dire autrement qu’avec des termes qui sont déjà là?

Nulle part ailleurs finalement que dans cette intuition certaine qu’il y a dans la réalité physique, extérieure, instante, brute, quelque chose de purement évènementiel qu’aucun mot ne peut recouvrir. Chaque prise de parole est une effectuation sidérante, paradoxale et miraculeuse. Quelque chose d’une présence physique, en nous, hurle, exactement comme la silhouette de la toile de Munch: nous réclamons de l’attention, nous aspirons à être considérés, pris en compte, nous tentons de nous « faire une place dans la place ». Nous faisons signe de notre présence. Toute prise de parole est d’abord un « je suis là » qui peut-être ne dit que cela. Pourquoi? Parce que dés qu’il s’agit de dire quelque chose, les mots anciens qui ont toujours été là affluent à la surface d’une intervention nouvelle et nécessairement échouent à traduire cette nouveauté factuelle de la prise de parole. 

 

Comment ce cri effectif en toute parole peut-il cohabiter avec une langue où par définition tout est toujours dicible?  Et comment une langue peut-elle évoluer, accueillir de nouveaux mots si tout en elle est déjà préconçu? Prenons l’exemple d’un tout nouveau mot: « nomophobie »: c’est la contraction de « no mobile phone » et de phobia qui désigne la peur.(peur d’être privé de son mobile).  Le premier point à noter ici consiste à remarquer qu’en fait ce terme est une contraction de mots anglais et grec dans le français, cela signifie que ce mot nouveau est une combinaison de termes anciens (donc en ce sens, il n’y a rien de vraiment nouveau dans la langue, il n’y a pas d’émergence pure d’un indicible dans du dicible). La seconde remarque désigne le fond du sentiment exprimé, lequel est évidemment lié à un nouvel instrument technologique: le portable.  Ce sentiment traduit bel et bien une émotion nouvelle, réelle, effective. C’est bien une expérience qui s’est manifestée aux hommes faisant germer en eux la nécessité de trouver un nouveau terme correspondant à un nouvel affect.  Toutefois ce sentiment lui-même était déjà dans sa manifestation traduit en mots.  Qu’il existe une émotion lié à la perte d’un objet justifiant qu’on lui fasse droit par un terme propre est lié à l’importance du portable: on ne parle pas de « penphobie » de la peur de perdre son stylo ou de « bookphobie ».  

        Il y a donc dans une langue une forme d’institutionnalisation d’un usage ou d’une mentalité observable à laquelle on donne par la nomination, par une forme de « titre » un certain « droit de cité », une forme de reconnaissance, comme si du fin fond de cet arbitraire qui constitue l’esprit même de la langue veillait une omnipuissance sans sujet, sans auteur qui entérinerait des affects de masse: oui le portable est devenu un objet si important dans notre modernité que l’on peut faire droit à la « nomophobie ». Ce qui se manifeste ici, par conséquent, c’est le lien entre la langue et la communauté et pas fondamentalement celui de la langue et de la parole. Finalement dans l’évolution des langues, ce n’est pas tant la prise de parole individuelle qui s’insinue en elle que l’esprit de communauté, de réalité sociale opérant et opéré par la langue. Il y a dans le fond de toute parole un cri (même si justement une parole n’est jamais un cri) et dans l’esprit de toute langue la capacité d’assourdir ce cri, de le ramener à des considérations communes. Le mystère du langage reste donc entier: nous sommes des êtres de parole et de langue alors même la parole est un commencement et que la langue est, en tant que système, l’impossibilité radicale de tout commencement.

Cette distinction entre langue et parole rend l’explication du texte beaucoup plus simple et ce précisément alors que le terme de « langue » n’est pas une seule fois utilisé par l’auteur. C’est à partir de cette absence dont on peut dire qu’elle est retentissante que toutes les parties de ce passage s’articule en effet:


Maurice Merleau-Ponty décrit d’abord les effets de routine, de normalisation et en uns sens d’endormissement, d’abrutissement humain de la langue sur la parole, effet profondément néfaste à l’exercice même de la philosophie et de la compréhension par l’homme de ce qu’il est. Puis il nous rappelle à cette dimension incroyable, miraculeuse, quasiment traumatisante de la parole (au sens de trauma: blessure). La réalisation de cette dimension qui est successive à la parole instituée ne doit pas totalement être comprise en opposition avec elle car le paradoxe ici soulevé est tel qu’il doit nous permettre de saisir que même dans les prises de parole les plus banales et habituelles, il y a à l’oeuvre ce cri presque dément de toute parole, ce signe de vie, peut-être de détresse de tout orateur. Si nous souhaitons donc faire de la philosophie et nous rapprocher le plus possible de la compréhension du phénomène humain, il est nécessaire, après avoir bien saisi cet oxymore d’un être humain paradoxalement sapiens (langue)  et loquendi (parole) de situer cette parole à son origine: quel est ce silence dont l’homme s’extirpe en prenant la parole, en criant cette parole articulée par le logos?

3) Le silence et l’être-là


Le logos contamine en effet  l’effectivité physique de la voix, de la phonè de telle sorte que nous ne disons jamais rien à qui que ce soit qui ne soit déjà par lui toujours déjà entendu. Nous ne nous parlons pas les uns aux autres pour nous apprendre des choses, ni pour nous entretenir de projets à venir. Nos paroles sont, dans la parole instituée sans contenu véritable. Cela signifie que nous nous parlons pour ne rien nous dire. Nous pouvons citer pour illustrer parfaitement ce rien l’extrait d’une analyse par Roland Barthes d’une oeuvre de Pierre Loti: Ayizadé. Pierre Loti y parle beaucoup du temps qu’il fait:

« Ce « sujet » qui dans les conversations quotidiennes du monde entier occupe certainement la première place, mériterait quelque étude: en dépit de sa futilité apparente, ne nous dit-il pas le vide du discours à travers quoi le rapport humain se constitue. Dire le temps qu’il fait a d’abord été une communication pleine, l’information requise par la pratique du paysan, pour qui la récolte dépend du temps; mais dans la relation citadine, ce sujet est vide, et ce vide est le sens même de l’interlocution: on parle du temps pour ne rien dire c’est-à-dire pour dire à l’autre qu’on lui parle, pour ne lui dire rien d’autre que ceci: je vous parle, vous existez pour moi, je veux exister pour vous (…); de plus, si vide que soit le sujet, le temps renvoie à une sorte d’existence complexe du monde (de ce qui est) où se mêlent le lieu, le décor, la lumière, la température, la cénesthésie (percevoir un accord entre différents sens: une harmonie entre ce qu’on entend et ce que l’on voit, touche, sent ou pense), et qui est ce mode fondamental selon lequel mon corps est là, qui se sent exister  (sans parler des connotations heureuses ou tristes, suivant qu’il favorise notre projet du jour); c’est pourquoi ce temps qu’il faisait ici ou là que Loti note inlassablement a une fonction multiple d’écriture: il permet au discours de tenir sans rien dire (en disant « rien »), il déçoit le sens, et, monnayé en quelques notations adjacentes (« des avoines poussaient entre les pavés de galets noirs….On respirait partout l’air tiède et la bon odeur de mai), il permet de repérer à quelque être-là du monde, premier, naturel, incontestable, in-signifiant (là où commencerait le sens, aussi l’interprétation c’est-à-dire le combat). On comprend ainsi la complicité qui s’établit entre ces notations infimes et le genre même du journal intime: n’ayant pour dessein que de dire le « rien » de ma vie (en évitant de la construire en destin) le journal use de ce corps spécial dont le « sujet » n’est que le contact de mon corps et de son enveloppe et qu’on appelle le temps qu’il fait. »

Nous pourrions parfaitement utiliser l’explication de ce texte de Roland Barthes comme le fil rouge de celui-ci de Merleau-ponty parce que c’est exactement et continument d’une seule et même chose dont il est question dans les deux textes: du" rien"  qui s’échange en terme de sens dans la parole instituée et du tout ou du plein dans lequel consiste vraiment c’est-à-dire existentiellement une prise de parole dés lors que l’on est attentif non pas à ce qu’elle dit mais à ce qu’elle fait, à ce qui se produit en elle et par elle.

Nous pouvons en effet aiguiser nos capacités d’attention en nous tenant à l’affût de ce qui se dit dans la parole instituée, nous ne trouverons rien:

"- Beau temps, pas vrai?

- Oui, mais un peu frais pour la saison"


Rien n’est vraiment échangé ici en termes d’information. Approfondir ce « rien », c’est immanquablement toucher du doigt ce qui fait de toute langue un système fonctionnant en circuit fermé. Ce qui ne nous surprendra jamais dans tout énoncé purement linguistique, c’est-à-dire ni enfantin ni poétique ou littéraire, c’est que tout ce qui s’y dit a toujours été préalablement dit. Quoi que nous disions, nous ne pouvons le dire qu’à partir d’un classement préalable et n’opérant rigoureusement qu’en interne. C’est tout ce que signifie précisément la seconde articulation pointée par André Martinet: mon interlocuteur comprendra mon message: « j’ai mal à la tête » par différenciation avec le mal sataniste, la tête comme esprit ou mémoire, etc. Il saisira tout de suite que je lui dis que j’éprouve une douleur dans la partie la plus haut située de mon corps alors même que les termes utilisés ne sont pas loin de vouloir dire que j’ai une mauvaise idée en tête. Le jeu des différences au fil duquel se fait la compréhension d‘un énoncé suppose acquise dans l’esprit de l’auditeur tout un jeu de subtilités qui attestent de la possession du système entier de la langue, c’est-à-dire de ce qui fait de ce système un ensemble fermé où rien n’opéra qu’en interne. Dans la langue il n’y a d’énoncés que par le fait d’une combinatoire différentielle.



            Dés lors, nous perdons totalement la conscience des manifestations pures d’une prise de parole authentique, c’est-à-dire de ce qui fait qu’une parole s’assume en tant que neuve, inédite, imprévisible et contingente, bref: « libre ». Quand un enfant apprend à parler, il n’est pas encore totalement sous l’emprise de ce circuit fermé, même si comme le prouve l’exemple de l’enfant à la bobine, il est déjà en train de le subir.  Il y a néanmoins dans toute prise de parole de l’enfant quelque chose de cette effectivité pure et brute des pulsions pures sans étiquetage conscient.  De même le poète ou l’écrivain utilise la langue à contre-emploi en faisant parfois des néologismes, des barbarismes, bref en torturant la langue afin qu’enfin quelque chose s’y dise vraiment. Toutes celles et ceux qui malgré le caractère désespéré et vain de cette tentative s’efforce de convertir en paroles vraies « le silence de sens » de tout énoncé linguistique luttent également contre le sommeil de la parole instituée. Nous pouvons penser ici à la parhésia. Il y est finalement question d’exprimer une parole si franche, si habitée, si vive et naturelle que l’effet de référence au prêt-à-penser de la langue s’y trouvera déstabilisé. La prise de parole de Greta Thunberg aux puissants de ce monde est sans conteste de cette nature là car même si ce qui a été dit avait déjà été dit ou écrit dans le rapport du GIEC, elle l’a dit en imprégnant sa parole de tout le « mal être » contenu mais en tant que signifié seulement dans le message lui-même. Pour transmettre un message de mécontentement, encore faut il vivre en le disant le mécontentement que l’on dit. C’est mécontente qu’il faut le dire, ce qui revient à rendre évènementiel un pur contenu de discours



            Toutefois, et c’est toute la finesse du texte de Roland Barthes appliquée à celui de Merleau-Ponty, cette dimension au sein de laquelle la parole constituée et non plus instituée est en train de se constituer est aussi et pleinement à l’oeuvre dans toute prise de parole y compris la plus malaise et usée qui soit. Telle vieille dame qui me parle du temps qu’il fait est existentiellement en train de me dire qu’elle veut compter pour moi. S’il est impossible qu’une parole dise autre chose que de la langue, il est tout aussi impossible qu’un énoncé se fasse autrement que par un « passage à l’acte » (et qu’il s’agisse de parole ou d’écriture ici importe peu). Même si c’est pour me dire qu’il fait beau ou pour me demander l’heure, une personne qui m’interpelle fait quelque chose, tente quelque chose et cette chose tient d’un miracle, parce que c’est un « agir » dans l’espace saturé par la langue d’un toujours déjà fait, d’un préalable conceptuel absolu. Comment agir là où tout est déjà « agi »? Pourquoi faire advenir quelque chose si tout a déjà été programmé, formulé, attendu, su, pensé?  Comment se signaler à l’attention d’habitants d’une maison sans porte et dans laquelle rien ne se produit qu’en interne (une maison qui ne consisterait que dans son "dedans")? C’est pourtant ça qu’il se passe à chaque fois que nous prenons la parole. 

C’est là qu’il faut penser à tout ce que le texte de Roland Barthes recèle de justesse. La vielle personne ne cherche pas à être comprise dans son énoncé, dans son message, elle n‘aspire qu’à être prise en compte dans son existence même, et pour cette existence même, c’est-à-dire dans tout ce qu’une existence a d’irréductible à tout mot, à tout système, à tout message. A la dictature d’un monde parlé et parlant au sein duquel tout toujours et et sera déjà dit, il s’agit d’opposer la présence incontestable et première d’un « monde-là » insignifiant, brut, naturel. 

C’est exactement de ce silence là aussi (parce que ce monde là est silencieux) que nous parle Merleau-Ponty à la fin du passage. Sous le bruit des paroles instituées, mais aussi par elles, une présence physique, pleine, indicible opéra, s’impose sans la moindre discussion. Nous prenons aussi la parole pour crier notre incompréhension de ce silence là, pour signaler que nous n’avons aucune idée de ce que nous faisons là ni dans quel but ni pour quelles raisons. Nous parlons nécessairement et exclusivement pour ça: pour exprimer cette expression interdite d’une présence sidérante et sidérée. Je vous demande le temps qu’il fait mais je sais bien que ni vous ni moi n’en avons rien à faire, l’essentiel est dans ce signe de vie que j’émets à votre égard parce que j’aimerai compter autant pour vous que vous comptez pour moi. Prendre la parole c’est lancer à la mer des relations sociales cette bouteille là sans vraiment savoir si elle sera repêchée. C’est en ce sens que toute parole est un cri mais qu’elle est en tant que parole articulée à du logos tout autre chose qu’un cri. C’est aussi en ce sens que toute prise de parole est un premier cri. La parole est donc l’absolu du geste et la signification sa fermeture en un monde parlé c’est-à-dire ordonné par le logos: un cosmos. 



Conclusion


Il convient donc de situer ce texte dans le prolongement de celui qu’Aristote rédigea vingt quatre siècles plus tôt dans son livre « politique ». L’humain peut se définir comme la créature articulant la voix (phoné) et la langue (logos). Qu’il y ait dans cette articulation quelque chose d’impossible et pourtant de réel, comme un impossible auquel seul l’homme se sent tenu et conséquemment par le biais duquel seul il se «  tient » suffit à expliquer la thèse de Merleau-Ponty.  Comprendre l’homme, c’est comprendre pourquoi et comment il « prend la parole », comment il frappe interminablement à cette maison sans porte ni fenêtres de la langue pour dire ce qui de toute façon ne peut que lui échapper en le disant.  C’est comme vouloir participer à une fête dans laquelle on sait par ailleurs que l’on n'y sera jamais admis. Peut-être est-ce dans une conversion de son rapport à la langue que résiderait éventuellement une éventuelle solution: plutôt que de vouloir dire quelque chose, il ne serait affaire pour l’homme que de faire acte ou signe de présence, de témoigner d’une expérience humaine en renonçant enfin à la faire comprendre en tant qu'énoncé de sens. 




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