lundi 7 février 2022

HLP Terminale: Histoire Humanité et violence (2)

 



Partie 2: Histoire, Enfance et Terreur

Pourquoi l’être humain est-il si violent? Se pourrait-il que cette violence et l’histoire dans laquelle cette violence se déchaîne soient reliées entre elles par une même origine? Est-il possible que les raisons qui font que l’homme est une créature historique soient les mêmes que celles qui expliquent qu’il est une créature violente? Si nous lisons attentivement ce passage du livre de Giorgio Agamben, la réponse est oui:

            "Il est clair, en effet, que pour un être dont l’expérience langagière ne serait pas toujours déjà scindée en langue et discours, autrement dit pour un être toujours déjà parlant, toujours déjà plongé dans une langue indivise, il n’y aurait ni connaissance, ni enfance, ni histoire: il serait toujours déjà immédiatement uni à sa nature linguistique, il ne trouverait nulle par de discontinuité ni de différence où pourrait se produire quelque chose comme une histoire ou un savoir.

La double articulation en langue et discours constitue donc, semble-t-il, la structure spécifique du langage humain; seule elle donne sens à l’opposition entre dynamis et énergeïa, entre puissance et acte, que la pensée d’Aristote a léguée à la philosophie comme à la science occidentales. La puissance ou le savoir est la faculté spécifiquement humaine de demeurer lié à une privation; et le langage, en tant qu’il est scindé en langue et discours, contient structurellement cette relation, n’est rien d‘autre que cette relation. L’homme ne se borne pas à savoir, l’homme se borne pas à parler, il n’est ni homo sapiens ni homo loquens, mais homo sapiens loquendi: tel est l’entrelacs par quoi l’Occident s’est compris lui-même et sur quoi il a fondé tant son savoir que ses techniques. La violence du pouvoir  des hommes, cette violence sans précédent, plonge ses racines les plus profondes dans cette structure du langage. Ce que l’on éprouve dans l’experimentum linguae, en ce sens, n’est pas une simple impossibilité de dire: il s’agit plutôt d’une impossibilité à parler à partir d’une langue; il s’agit, via cette enfance qui réside dans l’écart entre langue et discours, d’une expérience de la faculté même de parler, ou de la puissance de parole elle-même.


Il convient de porter plus spécifiquement son attention à la fin de l’extrait. C’est presque un lieu commun que d’affirmer qu’il nous est impossible de formuler avec des mots généraux, des étiquettes qui sont finalement des genres tout ce qu’une réalité ou une sensation, un sentiment ont d’unique, de propre, de singulier, de remarquable. Mais Giorgio Agamben rompt avec cette thèse de la nature indicible de la réalité, de la vie, de l’affect en soutenant que l’impossibilité à exprimer cette singularité vient de cette dualité entre la langue et la parole, à l’impossibilité à laquelle nous sommes confrontés en parlant d’exprimer quoi que ce soit hors de la langue. Le problème ne vient que de nous, en un sens, ou plutôt de cet improbable attelage que nous constituons entre parole et langue. Il est impossible de parler à partir d’une langue si par parler nous entendons émettre une parole qui nous soit propre, qui vienne de notre intention de sujet, de personne, d’auteur. Quel que soit cette intention, elle sera filtrée, déformée par la systématicité et l’efficience généralisatrice, catégorielle de la langue. Ce qui est donc indicible, ce n’est pas du tout la nature, cette extériorité d’un monde là ou cet affect brut que j’éprouve ici maintenant, mais c’est plutôt que la langue en structurant toujours déjà préalablement ma perception et ma pensée crée comme son corrélat négatif l’indicibilité du réel. 

Si nous voulons approfondir cette distinction, étant entendu que nous y pressentons  l’origine même de la violence et de l’histoire, il faut suivre le fil de ceux qui l’ont réellement révélé et approfondi à savoir des linguistes: Saussure, Benveniste. Dans un manuscrit peu connu, Ferdinand de Saussure dépasse la distinction entre la parole et la langue telle qu’il l’avait établie assez succinctement (distinction entre le collectif et l’individuel, entre la puissance et l’acte). Comment et pourquoi peut-on dire que la langue entre en action dans une parole, mais le terme utilisé par Saussure est plutôt celui de « discours ». Aussi bête que cela puisse sembler, La différence se situe finalement entre les mots (langue)  et les phrases (discours). Dans la langue il y a des concepts: rouge, ciel, etc. Comment ces concepts vont-ils s’articuler pour produire un discours? Comment rendre compte à partir de ces mots de ce qui se passe réellement quand je veux faire comprendre  à quelqu’un le sens de cette phrase: « le ciel est bleu » ? Comment la signification des mots dans la langue peut-elle se transformer de telle sorte que le discours: « le ciel est bleu » puisse être compris par tel interlocuteur ici et maintenant? C’est ça le problème: comment les mots de la langue peuvent-ils se retrouver et participer au sens de la phrase que je dis à une personne qui va le « comprendre »?

Il est impossible de répondre à cette question sans faire la distinction que fera Benveniste entre deux type de « vouloir dire », ou de «  signifiance »:

« Le sémiotique désigne le mode de signifiance qui est propre au SIGNE linguistique et qui le constitue comme unité. On peut, pour les besoins de l’analyse, considérer séparément les deux faces du signe, mais sous le rapport de la signifiance, unité il est, unité il reste. La seule question qu’un signe suscite pour être reconnu est celle de son existence, et celle-ci  se décide par oui ou non: arbre - Chanson - laver - nerf - jaune - sur, et non orbre - vanson - laner - derf - saune - tur (…) Pris en lui-même, le signe est pure identité à soi, pure altérité à tout autre, base signifiante de la langue, matériau nécessaire de l’énonciation. Il existe quand il est reconnu comme signifiant par l’ensemble des membres de la communauté linguistique (…) Avec le sémantique, nous entrons dans le mode spécifique de signifiance qui est engendré par le DISCOURS. Les problèmes qui se posent ici sont fonction de la langue comme productrice de messages. Or le message ne se réduit pas à une succession d’unités à identifier séparément: ce n’est pas une addition de signes qui produit le sens, c’est au contraire le sens (l’intenté)  conçu globalement qui se réalise et se divise en « signes » particuliers, qui sont les mots (…) L’ordre sémantique s’identifie au monde de l’énonciation et à l’univers du discours. »


                Pour se faire comprendre (sémantique), nous utilisons des mots (sémiotique): dans cette évidence se trouve étonnamment contenu quelque chose de totalement incroyable, quasi incompréhensible mais c’est dans cette incompréhensibilité que nous, êtres humains avons trouvé refuge, habitation et sens. C’est l’apport incommensurable d’Emile Benveniste (1902 - 1976) que d’avoir élucidé ce paradoxe que Ferdinand de Saussure avait seulement pressenti sans avoir eu le temps de l’étudier réellement. Nous y retrouvons ce qui a déjà été dit sur l’activité dans tout « dire » humain de deux « vouloir dire », celui de la parole et celui de la langue, mais la distinction que fait Benveniste entre le sémiotique et le sémantique va beaucoup plus loin et nous permettra de comprendre le lien qui relie l’histoire, l’enfance (par enfance, il faut ici comprendre le sens étymologique du terme in/fans, celui qui ne parle pas, celui qui apprend à parler) et la terreur, c’est-à-dire l’explication de la violence de l’histoire.

Nous utilisons des mots et chacun d’eux dispose d’une signification précise dans une langue donnée. Ce qui est incroyable c’est que nous nous en servions pour signifier quelque chose à quelqu’un par l’entremise d’un autre vouloir dire que celui par lequel chacun des mots utilisés a une signification propre. En d’autres termes, quand je parle à quelqu’un, quelque chose s’effectue qui n’est pas du tout réductible au vouloir dire de chacun des mots en soi, mais en même temps, nous nous apercevons que sans cette signification propre à chaque mot (sémiotique), je ne parviendrai pas non plus à faire passer un message doté d’un sens (sémantique). C’est totalement incompréhensible, en fait. C’est un peu comme si le sémiotique était la condition nécessaire mais non suffisante du sémantique, mais en même temps dans cette non-suffisance du sémiotique s’exprime en réalité une altérité radicale, voire une opposition totale, notamment parce que la validité du sémiotique repose entièrement sur la reconnaissance (je reconnais la signification de tête dans sa distinction radicale avec fête) alors que la validité du sémantique est la compréhension (je comprends ce que tu veux dire là, ici et maintenant: c’’est très intéressant ce terme: je comprends ce que tu veux dire car cela sous-entend que ce n’était pas facile, donné, dés le départ, malgré toutes les fausses interprétations possibles dues au sémiotique, je COMPRENDS ce que tu veux dire et finalement, c’est quasi miraculeux, je te comprends au-delà de tout ce que le sémiotique induit de «  brouillage » dans l’entente entre deux personnes)

« Le monde du signe est clos, dit Benveniste, du signe à la phrase, il n’y a pas de transition, un fossé les sépare. » La sémiotique est fermée sur elle-même, mais je fais des phrases   qui possèdent un sens qui leur est propre et que l’autre comprend (plus ou moins), c’est la dimension de la sémantique et c’est incompréhensible, puisque cela signifie que nous rendons franchissable ce qui est pourtant infranchissable et que peut-être nous consistons dans cette passerelle absolument inconcevable.  Pourquoi le langage humain est-il fait comme la passerelle de ce fossé entre le sémiotique et le sémantique? C’est ça la question.

 


            C’est Giorgio Agamben qui répond, à partir de Benveniste, clairement à cette question à tous égards cruciale si nous voulons comprendre l’homme et son histoire, mais plus encore la raison pour laquelle il est une créature historique (et la seule à l’être, en fait).  Pour bien saisir  cette réponse qui, en fait réside dans la notion philosophique d’Enfance, c’est-à-dire d’apprentissage contingent (par contingent, ce qu’il faut saisir ici c’est que toute la spécificité de l’homme vient du fait qu’il apprenne la langue et que comme tout apprentissage il y fasse l’expérience de la proximité avec ce dont on se détache en apprenant. Apprendre c’est acquérir une connaissance, c’est gagner ce que l’on aurait pu perdre, ce qu’on aurait pu ne pas avoir, c’est frôler un fond de dépossession inhérent à cette acquisition que l’on fait du langage, c’est faire l’expérience (en apprenant à signifier) d’une non-signifiance absolue, d’un chaos, d’un « sans-fond », d’une possibilité terrible dont aucun animal ne fait jamais l’épreuve; celle d’un non vouloir dire absolu.

Il est un point essentiel qu’il convient d’accepter et de réaliser pour saisir toute la finesse de cette explication là, c’est l’existence d’une sémiotique naturelle, autrement dit, la reconnaissance que la nature, contrairement à ce que toute une tradition philosophique a soutenu à tort, est un lieu dans lequel tout est toujours déjà signifiant. La nature n’est pas du tout muette, c’est le contraire, rien ne cesse d’y « vouloir dire », de tel cri animal à telle fructification végétale. L’animal ne cesse de signaler, de signaliser par ses traces, ses habitudes, ses gestuelles, ses déjections. Tout en lui fait sens, mais dans le cadre d’une sémiotique génétique où tout est déjà donné et inséré dans un code systématique que l’on peut appeler « la nature ». Les animaux, les végétaux, les minéraux n’ont d’existence qu’en tant qu’émetteurs et récepteurs de signaux.  Peut-être nous humains nous rapprochons nous le plus de cette sémiotique pure quand nous sommes pris dans les filets de la passion amoureuse et que tout étrangement revêt la valeur d’un signe (Pourquoi a-t-elle dit ça? Pourquoi a-t-elle fait ce geste? Pourquoi me regarde-t-elle comme ça, Etc.) mais en tant qu’être humains nous ne disposons pas d’une capacité naturelle de « décodage » adéquate et nous nous ruinons la santé mentale à tenter de comprendre ce qui en réalité n’aspire qu’à être reconnu.


                La fameuse affirmation de Héraclite dite du voile d’Isis: « la nature aime à se voiler » peut être comprise et prolongée: « aux yeux de l’homme », car il ne dispose pas de l’aptitude à réaliser qu’elle est langue de part en part, génétiquement, choralement.  Evoquant le cri du grillon, Le poète Mallarmé parle de « la voix sacrée de la terre ingénue ». C’est bien de cela dont il est question ici: la nature n’est pas muette, c’est tout le contraire, elle ne cesse de parler. Elle a toujours déjà parlé et parlera toujours, ce qui signifie qu’elle consiste dans la clameur ininterrompue d’une signalisation sémiotique. Dans cette langue là, chaque signal signifie telle chose et pas une autre. Il n’y pas d’ambiguïté possible, pas de double sens, pas de malentendu qui viendrait de sous entendu (par opposition à la communication humaine où nous ne faisons que mal entendre (plus ou moins bien) ce qui est sous entendu) . Tout est dit, et tout n’est que cela: « dit » . La nature c’est un dire permanent sans coupure, sans diachronie, sans dis/cours (nous comprenons enfin ici cette cursivité qu’interrompt le discours humain). La nature c’est le murmure perpétuel d’un flux de signifiance total, sans pause ni histoire.

 


            Giorgio Agamben parle ici « d’une langue prébabélique de la nature ». Nous mesurons ainsi par exemple l’ampleur du malentendu lorsque nous affirmons que l’homme est l’animal signifiant, ou encore « homo loquens » voire « homo sapiens parce que la vérité est justement que nous sommes moins signifiants en un sens que les animaux qui ne sont que cela. Donner, émettre et recevoir du sens c’est ce en quoi consiste le monde naturel. Pour reprendre et contredire la formulation de Galilée, la nature n’est pas écrite en langage mathématique (que Dieu aurait crypté) elle est la pureté d’une langue où ne s’exerce que la dimension sémiotique du signe. 

  Si nous, humains, ne comprenons pas ce choeur de voix signifiantes, c’est justement à cause de l’enfance, c’est-à-dire à cause de l’apprentissage de la langue. Nous avons été ainsi éduqués que nous nous efforçons de comprendre ce qui n’est voué qu’à être reconnu. Le propre de l’homme n’est pas « le langage » si, par ce terme, nous désignons la faculté à signifier: cela nous le faisons incroyablement moins bien, naturellement, que les animaux mais si nous voulons parler en évoquant le langage d’une faculté improbable à émettre des messages voués à être incroyablement compris sans avoir été pour autant reconnus, alors oui, sans aucun doute nous mettons le doigt sur l’anomalie pure dans laquelle être humain consiste, avec tout ce que cela suppose de merveilleux, parce que nouveau, improgrammable, totalement miraculeux et en même temps de terrible, parce que frustré, divisé (Babel), guerrier, violent, éristique, artificiel, spéculaire. L’être humain ne peut pas être pacifié comme le sont les animaux, parce que nos violences ne sont pas commensurables. Elles ne peuvent absolument pas être situées au même niveau. Les violences animales s’inscrivent toutes dans cette vocation et cette détermination sémiotiques à vouloir dire dans une langue toujours déjà efficiente. La violence humaine trouve son origine dans le fait que notre immersion au sein de la langue fait l’objet d’un apprentissage et, à cause de cela, ne rejoindra jamais la langue prébabélique de la nature. Nous sommes des animaux sémantiques, ou mieux encore qui consistons dans cette tentative d’insinuer du sémantique dans une dimension sémiotique à laquelle nous n’accédons jamais naturellement.

  


                    Nous pouvons aller encore plus loin: les horreurs dont les humains son capables trouvent leur origine la plus claire et la moins discutable dans tout ce que l’apprentissage suppose de contingence. Ce que nous avons acquis en parlant, comme nous parlons (c’est-à-dire en mêlant sémiotique et sémantique) c’est ce que nous avons arraché à un sans fond, à une possibilité de ne pas signifier que finalement personne d’autres que nous ne peut pressentir ni soupçonner. Apprendre c’est transformer du non connu en connu, c’est sans cesse passer cette frontière entre ce que nous ignorions et ce qu’à présent nous savions. Cela veut dire qu’en apprenant à signifier, nous faisons passer du « non signifiable » à la possibilité de signifier, nous exorcisons la possibilité d’un chaos, mais nous en prolongeons aussi la possibilité en apprenant à signifier, alors même qu’ « en droit » (mais de quel droit pourrait-il être ici question?) signifier ne devrait pas s’apprendre

L’être humain a « une enfance » alors qu’aucun autre être vivant n’en a. Il est indiscutablement moins qu’un animal en ce sens que cette aptitude à signaler, à envoyer un sens, à toujours vouloir dire dans ce choral sémiotique de signalétiques qu’est le monde naturel lui fait défaut et qu’il doit l’apprendre mais, de ce fait, le retard ne sera jamais comblé et jamais l’être humain ne signalera quoi que ce soit selon un mode purement sémiotique. Mais il est bien plus qu’un animal en ceci qu’il donnera naissance à une toute nouvelle modalité de signifiance. C’est même plus que cela encore, L’être humain, par cette double signification, veut dire un nouveau vouloir dire. Il crée un autre sens à ce que « vouloir dire » veut dire (attention, cela ne signifie pas forcément que ce soit librement qu’il se soit donné cette liberté là. L’homme consiste dans ce détour étrange, dans cette excroissance ou cette intrication par laquelle un vouloir dire se greffe sur un tout autre ) . Mais lequel? De quoi parlons nous concrètement? Comment se manifeste cet autre vouloir-dire par le biais duquel du sémantique compose avec du sémiotique?

   


            Par ce que la linguistique appelle les « embrayeurs » (shifters) désignant par ce terme les éléments d’un discours qui renvoient à son énonciation comme « je », « tu » ou « maintenant », « ici ». Les embrayeurs créent des effets de référence actualisantes par le biais desquels un énoncé ne peut être compris que dans le rapprochement qu’ils opèrent avec une situation actuelle. Pour désigner les embrayeurs on parle aussi de « déictiques » qui vient de deixis: montrer, désigner et qui qualifie tous ces mots ou expressions qui font signe d’un certain type de compréhension en rapport avec un contexte (ceci, cela, aujourd’hui, demain, etc.)

Prenons l’exemple suivant: un homme rentre chez lui et dit à sa femme qui n’est pas la pièce: « c’est moi, je suis rentré ».Cet énoncé, cette phrase pourrait être prononcée par n’importe qui rentrant. Elle ne prouve en rien que c’est bel et bien son mari qui est rentré. Cela n’a rien à voir avec la phrase: « Un chat est rentré dans un salon. » Pourquoi? Parce que cette phrase est compréhensible en ceci qu’un chat n’est pas un chien que rentrer n’est pas sortir et qu’un salon n’est pas une cuisine. Je pourrai la comprendre avec un dictionnaire et finalement à bien des titres, chacun des mots présents dans cette phrase n’aspire qu’à être reconnus (et pas compris). Par contre si je dis: « c’est moi, je suis rentré » cet énoncé n’a aucun sens excepté par la référence à la situation présente, et au fait que ce « je » fait référence à celui qui prononce cette syllabe /je/. Le signifié de ce signifiant là n’est pas un concept comme « chat ou salon ou rentrer ».  Ce « je » de l’énoncé fait référence à celui de l’énonciation, c’est-à-dire à un « réel ».  C’est la même quand je dis «  ceci » ou ce banc là,  ou ici, maintenant. Tou les lieux sont des « ici » potentiels mais justement si je dis ici, j’ancre mon discours dans le lieu à partir duquel je l’énonce.

Nous réalisons facilement à quel point les embrayeurs désignent exactement cette différence radicale entre le vouloir dire de la sémiotique et le vouloir dire de la sémantique. Le sens de la phrase: « C’est moi, je suis rentré » n’a strictement rien à voir avec ce que veut dire « moi », « je » « être rentré ». Si je dis « un homme est rentré dans un salon », cet énoncé est compréhensible n’importe où. Il ne requiert aucun autre mode de saisie que celui qui me permet de reconnaître chacun des mots qui le composent. Par contre, « C’est moi, je suis rentré » impose à la réceptrice qu’elle réfère « naturellement » (mais ce n’est pas naturel du tout) ce je à celui qui dit « je », ce moi à son mari qui physiquement, là, maintenant est effectivement dans cette maison. Quelque chose d’assez incroyable se passe en réalité par quoi une « situation » particulière: celle-ci, affleure, grâce au discours,  à la surface d’une langue. Nous pourrions dire qu’en fait, l’histoire commence ici, dans ce mouvement par le biais duquel d’une dimension de la signifiance absolue et close sur elle-même au sein de laquelle rien ne se définit autrement que par différence avec un autre élément  (sémiotique) faisant partie du même ensemble s’extrait comme par miracle la référence à un extérieur pur, brut et surtout singulier, l’idée selon laquelle nous n’aurions pas tout dit des chats en disant chat parce qu’il resterait à rendre compte de ce chat « là » qui ronronne « ici » et qui s’appelle Félix.

 


                 Comment se fait-il qu’utilisant simplement des mots qui sont bel et bien dans ma langue et qui y revêtent une signification, je puisse exprimer un sens totalement décalé par rapport à ce code là, purement sémiotique? Ne voyons-nous pas se profiler à l’horizon même de cette différence que fait Emile Benveniste entre la sémiotique et la sémantique toute la différence entre les récits fictifs, les histoires qu’on raconte et l’Histoire, celle qu’on écrit, qu’on décrit, entre le « il était une fois » des contes pour enfant et le « il était cette fois-ci » de l’historien, entre un général qui franchit une rivière, un jour et César qui le 11 janvier 49 avant JC franchit le Rubicon? 

Il faut repenser ici aux termes mêmes utilisés par Emile Benveniste: « le sémiotique se caractérise comme une propriété de la langue, le sémiotique résulte d’une activité d’une activité du locuteur qui met en action la langue. Le signe sémiotique existe en soi, fonde la réalité de la langue, mais il ne comporte pas d’applications particulières; la phrase, expression du sémantique, n’est que particulière. » La nature est codée, elle l’est génétiquement comme le prouve assez clairement l’ADN. Cela signifie que rien n’existe ailleurs ni autrement dans la nature que dans l’efficience d’un vouloir dire toujours préalablement codé. Les animaux, les végétaux, les minéraux nous apparaissent comme des êtres ou des éléments étrangers, distincts, mystérieux non pas parce qu’ils seraient inertes, ou inexpressifs mais, en réalité, parce qu’ils sont, selon l’expression de Giorgio Agamben « toujours déjà parlants » ou plutôt signifiant à l’intérieur de ce code. Ce que nous ne comprenons pas de la nature, ce n’est pas du tout le fait qu’elle n’ait rien à nous dire, bien au contraire la nature est dans un « dire permanent », dans l’efficience sans pause, sans rupture, d’une signalisation chorale exhaustive, incessante. La nature c’est la signifiance préalable et continue d’un code au sein duquel les émetteurs et les récepteurs ne cessent de s’entendre dans le système clos sur lui-même d’un ensemble fermé dans lequel tout est déjà dit, tout est déjà entendu et tout donc n’aspire qu’à être reconnu, au sens propre, connu à nouveau, étant entendu que cette connaissance est innée. 

Nous retrouvons exactement l’intuition de cette toute signifiance de la nature dans le fameux poème de Baudelaire: « correspondances »: 

« La nature est un temple où de vivants piliers laissent parfois sortir de confuses paroles

L’homme y passe à travers des forêts de symboles qui l’observent avec des regards familiers. »

 


                Il conviendrait toutefois d’apporter trois petites modifications aux vers de Baudelaire, pour les rapprocher de ce que Giorgio Agamben essaie ici de nous faire comprendre: les paroles de la nature ne sont pas confuses en elles-mêmes, elles ne le sont qu’à l’homme et elles ne sortent pas « parfois » mais tout le temps, ce n’est même pas du temps, c’est probablement dans cette continuité là qu’il faut chercher l’origine de l’intuition humaine d’une éternité. Enfin ce sont moins des forêts de symboles que des forêts de « signaux ». L’être humain tient tout entier dans le brouillage de ce code là, dans l’anomalie d’un apprentissage de ce qui, en aucune façon, n’est à apprendre. Si l’homme a une enfance, c’est que contrairement à ce que l’on affirme, l’homme est la créature privée de la capacité naturelle de dire dans un lieu qui ne consiste qu’en cela: dire, signaler. Il crée donc au sein même de cet ensemble de la nature où tout étant déjà codé tout n’est voué qu’à être reconnu, un vouloir dire étrange, caractéristique, particulier au sens très fort du terme de créant la notion même de particularité, ou plus exactement se singularité, d’héccéïté (haec: cette chose), d’où l’importance absolument déterminante des shifters, des déictiques. L’importance de l’héccéïté chez Deleuze ou de l’être-là chez Heidegger, de ce point de vue, désigne en fait la même chose: la désignation de l’anomalie plus que toute autre HUMAINE d’une référence linguistique à une « situation » hors langue, à partir de la langue elle-même, ce que nous appelons « réalité » ou singularité. L’homme, c’est « l’être là » dans l’ensemble naturel des êtres tout court, dont l’être même réside tout entier dans le signe (être reconnu), alors que le notre est dans le sens (être compris).  


                Tout s’éclaire ainsi (et nous serions tenté de dire « sur tout ») de la distinction entre l’homme et l’animal notamment: si nous ne comprenons pas les animaux, ce n’est pas parce qu’ils ne disent rien. C’est tout le contraire, tout, en eux, est « dire », « signal », « code ». Les animaux sont pris dans cette intelligence à flux tendu et ininterrompu de la sémiotique naturelle, mais nous avons brouillé ce code là en insinuant la rupture d’une enfance (apprentissage), et suivant d’une histoire, d’une singularité, d’une évènementialité (ce terme est préférable à celui de réel, trop vague), d’une intelligence autre qui se définit par la sémantique, c’est-à-dire finalement par les embrayeurs, les déictiques.

Il n’est pas incohérent, ni impertinent, ni scandaleux d’affirmer que l’être humain consiste dans un ratage de la langue si par « langue » nous entendons ce code naturel et génétique de la sémiotique naturelle. L’homme est l’être là qui bredouille, baragouine, bégaie la langue de la nature et ce bégaiement est la parole même, la sémantique. Mais ce babillage est aussi ce qui signe une modalité de présence dont on pourrait dire qu’elle est comme inaugurée par la division des langues humaines elles-mêmes: Babel. 

En d’autres termes, ce ratage il nous faut l’assumer pleinement parce qu’il n’est pas seulement notre singularité mais plus encore la marque la plus pure de notre aptitude à avoir créé l’idée même de singularité (shifters), d’histoire, d’enfance. Assumer cette anomalie, et d’abord la comprendre, c’est bel et bien abonder (enfin) dans le sens d’une éthique du sens (intelligence sémantique), d’un « ethos humain ». C’est précisément la défection de l’homme par rapport à cet ethos qui explique le mal et la violence dont notre histoire est empreinte.

 


Pour comprendre ce qui finalement constitue l’objet de ce cours, il convient de bien saisir ce que signifie cette « enfance » exclusivement humaine. C’est bien de ce bredouillement de la langue naturelle ou prébabélique  dont il est affaire ici. Nous apprenons ce qui n’a pas à être appris: la toute signifiance, le signe absolu, la sémiotique, c’est-à-dire le rapport naturel et codé d’un signifié avec un signifiant, l’efficience toujours là d’un vouloir dire. Cela signifie qu’en l’apprenant, nous frôlons pour nous en détacher la possibilité d’un « non vouloir dire » tout simplement parce qu’apprendre suppose que nous fassions passer de l’inconnu à du connu.  Cela implique que nous soyons les seules créatures de la nature à éprouver la possibilité d’un abîme de non sens, d’absurdité, « d’horreur » au sens le plus terrifiant de ce terme, celui-là même que prononce le capitaine Kurtz dans le film de Francis Ford Coppola: « Apocalypse Now ». Avoir à apprendre la langue naturelle crée en nous une distinction radicale et infranchissable à partir de laquelle nous sommes absolument voués à utiliser un autre codage (mêlant sémiotique et sémantique, langue et parole). Dans ce tout nouveau vouloir-dire que nous apprenons tout autant que nous le créons, nous suivons la ligne de crêtes infiniment dangereuse dont aucun animal ne fera jamais l’expérience, celle d’une existence qui n’aurait aucun sens, celle d’une vie qui s’effectuerait mais sans rien vouloir dire. L’enfance réussie, humaine, est celle qui parvient à mener jusqu’au bout cet apprentissage/création d’un vouloir dire autre sans tomber dans la fascination de l’horreur qu’il lui faut néanmoins longer ou surmonter comme sur une corde qui surplombe un précipice (l’horreur pure de la non signifiance)


Mais les camps de la mort, et particulièrement en eux, la survie des « musulmans » (de ces prisonniers réduits au maintien le plus épuré, indigent de la vie nue) atteste de la chute des hommes dans cet abîme.  Nous ne pouvons qu’être interpellés dans la mise en oeuvre systématique de la destruction d’hommes par d’autres hommes dans les camps concentrationnaires de l’écho qu’elle fait résonner avec la structure close de la langue, d’une sorte d’étouffement de la sémantique par la sémiotique.  Mais il faut faire très attention ici et c’est seulement grâce à tout ce que nous venons de mettre à jour que nous comprenons parfaitement que, ce qui s’est produit dans la Shoah, ce n’est pas du tout l’étouffement d’une langue apprise mêlant sémiotique et sémantique par la langue prébabélique purement sémiotique de la nature, c’est la croyance terrifiante d’un peuple humain en la possibilité de la retrouver, c’est le rêve cauchemardesque d’une idéologie de pouvoir refaire à l’envers tout le trajet de l’histoire vers le mythe (aryen en l’occurrence) , rêve d’éradiquer et d’expurger de la langue humaine tout déictique, toute singularité, tout ce qui de vivre est HUMAIN, à savoir EXISTER.  Le nazisme, c’est le drame d’une enfance humaine ratée, tombée dans la fascination de l’horreur d’un non-sens absolu, laquelle constitue ce fond d’ignorance auquel nous sommes tenus, en tant qu’êtres humains, d’échapper continuellement par cet apprentissage de la signifiance qui définit le plus spécifiquement notre aventure et notre condition d’Humains.




Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire