samedi 19 février 2022

Sept minutes pour comprendre la biopolitique - Giorgio Agamben



            Cette vidéo ne dure que 7 minutes et elle exprime davantage une sorte de constat froid, sidérant, implacable qu’une argumentation soutenue de la thèse défendue. Pour cela, non seulement il faudrait plus que 7 minutes, mais il conviendrait aussi de reprendre dans un développement beaucoup plus référencé certains passages des oeuvres de Hannah Arendt, de Guy Debord, de Michel Foucault et de Giorgio Agamben lui-même, ce dernier me paraissant aujourd’hui comme étant précisément le philosophe qui a entrepris d’articuler ces auteurs, voire d’aller chercher dans les profondeurs historiques du droit romain archaïque l’origine même de cet effet de polarisation entre la vie biologique et la politique tel qu’il nous est donné à nous, sujets du 21e siècle d’en vivre les derniers et tragiques « émoluments ». 

C’est dans le premier tome de l’œuvre philosophique « Homo Sacer », intitulé « le pouvoir souverain et la vie nue » que Giorgio Agamben décrit dans un registre beaucoup plus travaillé, rigoureux et extrêmement éclairant, les thèses exprimées ici de façon très condensée (si cette « mise en bouche » vous interpelle un minimum, c’est vers ce livre qu’il faut orienter votre désir d’en savoir plus, mais il est évident, notamment pour les élèves de HLP et de philosophie, que les notions que nous travaillons en ce moment, à savoir la violence de l’histoire et l’article « qu’est-ce que la liberté? » de Hannah Arendt se situent de plain-pied avec ce qui se trouve ici évoqué. Il y a dans ce que dit Giorgio Agamben à partir de cette phrase de Guy Debord, une ligne d’horizon grâce à laquelle les travaux philosophiques de Hannah Arendt d’une part, et ceux de Michel Foucault d’autre part, acquièrent une puissance d’impact réellement inégalable. Il n’est pas dit qu’ils nous proposent «  une solution » face à une situation dont ils nous révèlent à nu les ressorts cachés, mais on ne voit pas non plus comment nous pourrions trouver l’issue d’un problème qui ne nous apparaîtrait d’abord « tel qu’il est », et c’est ce qui fait de la lecture de l’oeuvre de Giorgio Agamben, non seulement un authentique plaisir mais aussi un travail éthique,  la recherche d'une ligne de pure sobriété, dans l’effort constant et intense de lucidité qu’elle nous impose.

C’est également une forme de « respiration » et ici je me permets de pointer le climat pré-électoral dans lequel nous sommes, en ce moment, plongés. De nombreux politologues décrivent une campagne électorale triste qui visiblement ne passionne pas les français. Mais je n’entends dans cette assemblée de professionnels de la politique aucune voix qui ose simplement envisager que la cause de cette désaffection pourrait tout simplement venir du fait que les thèmes de campagne abordés: la sécurité, le pouvoir d’achat, l’identité nationale, ne sont pas du tout, en fait, des notions « politiques », tout simplement parce qu’elles ne nous parlent que de protéger la vie du citoyen ou du français (dit de souche) et aucunement de participer à la décision et à l’action d’un collectif dans le cadre d’un espace public,  autour de valeurs NOUVELLES, espace qui, de toute façon, n’est plus défendu, remplacé qu’il est par des réseaux sociaux au sein desquels les grands appels voisinent avec « l’extimité »  la plus veule et la plus écoeurante).  

On ne voit pas comment les français pourraient avoir envie de s’engager dans des thèmes qui ne parlent que de nous protéger obsessionnellement (la névrose de se sentir assiégé, mais n'est-ce pas plutôt une psychose?). L’expression la plus juste et la plus noble de la politique, c’est d’oser sortir des jupons de la vie sécurisée, de la mater familias très patriarcale en l’occurrence (de sa matrice quoi!), et c’est tout l’apport de Hannah Arendt que de conduire jusqu’à son terme cette perspective née chez Aristote de l’hétérogénéité fondamentale de l’Oïkos (maisonnée) et de la Polis (cité). Quiconque serait intéressée par cette perspective peut parcourir tous les articles de ce blog consacrés à l’explication de l’article « qu’est ce que la liberté? » de Hannah Arendt.


                Ce qui se trouve très violemment et très brièvement exprimé ici dans la formule de Guy Debord ne figure littéralement ni dans le travail de Michel Foucault, ni dans celui de Hannah Arendt, mais en un sens de l’articulation de l’un à l’autre car nous devons à la seconde d’avoir été la première à lever le bâillon que très tôt une majorité de penseurs ont avec beaucoup de succès malheureusement tenté d’imposer à la réflexion sur les camps de concentration nazis, en la remplaçant par une indignation creuse, inepte, indigeste et sur le fond, totalement répugnante, comme si penser devait s’arrêter précisément là où une nouvelle éthique impérativement doit se fonder. Penser, c’est d’abord refuser qu’il existe quoi que ce soit d’impensable. C’est aussi en ce sens que Giorgio Agamben a pu écrire que « la pensée est le courage du désespoir ». On entend parfois dire de tel ou tel candidat soutenant des propositions ouvertement racistes ou nationalistes qu’ « il ose dire tout haut ce que tout le monde pense tout bas ». J’ai plutôt pour ma part l’impression qu’il éructe tout haut ce que c’est que penser très bas, à très, très basse altitude. Ce qui est "pensé" dans ce type de prise de parole, c'est justement du toujours déjà pensable, du "radoté", une idéologie tournée vers une France ancienne qui n'existe plus depuis depuis Vichy. Ce qui se dit alors n'est pas une vérité mais du remâché, ce que l'on a à très juste raison honte de se dire comme un petit bébé qui ne veut pas partager sa "maman". Le terreau de toute pensée nationaliste c'est du cordon ombilical pas rompu, de l'infantilisme intra-utérin de base.
                 Ce n'est donc pas le fond (indigent) qui compte, c'est le souffle, l'appel,  le pathétique. Toute pensée boostée par le cheval de l’indignation est vouée à s’essouffler très vite et c’est à l’aune de l’ombre portée sur ces élections par cette posture privilégiant les envolées lyriques sur le roman national (ce n'est pas de la politique, c'est de la mauvaise mythologie) à l’expression d’une réflexion purement et vraiment POLITIQUE sur la cité qu’il faudrait écouter et choisir, élire, en espérant qu’une ou un candidat trouvera grâce à ses yeux là dessillés de la confusion entre la vie sécurisée et l’action (laquelle, par définition comporte nécessairement un risque, mais c’est ça la politique).




Ce que nous devons au premier cité: Michel Foucault est le concept très éclairant de biopolitique tel qu’il a défini de la façon suivante: «  l’homme moderne est un animal dans la politique duquel  sa vie d’être vivant est en question. » Une différence notable est ici à pointer avec la définition d’Aristote pour lequel l’homme est un animal  vivant (zôon)  et EN PLUS capable d’une existence politique. Ce qui compte ici évidemment, c’est le « en plus ». Ce qui fait que l’homme est homme est un ajout, un supplément, un « plus » et c’est ce qui donne la CITE. Ce qui se passe quand au contraire, la politique se mêle totalement et se confond avec la vie animale, biologique, c’est le «CAMP CONCENTRATIONNAIRE», à savoir un espace au sein duquel la vie nue, biologique devient l’objet d’une organisation politique (mais, en fait et c’est tout le propos, c’est BIOPOLITIQUE qu’il faudrait dire). Que nous décrit finalement l’histoire de l’occident? Le passage de la cité d’Aristote au camp concentrationnaire du 3e Reich. Quiconque veut vraiment PENSER ne doit pas et ne peut pas détourner les yeux de cette évidence, si claire et foudroyante qu’elle soit, et peut-être même à cause de cette fulgurance même (il faut des lunettes noires, mais surement pas un bandeau bleu blanc rouge). Ne pas réaliser cette évolution de 25 siècles, c’est se condamner à ne rien comprendre de ce qui se passe en ce moment même dans cet exercice de non-pensée absolue que décrit le sort réservé aux réfugiés dans des CAMPS. 


                  Dans cette vidéo, qui date de 1995 (c’est vraiment à noter: elle est malgré cela, d’une actualité brûlante, notamment parce que les camps de réfugiés sont devenus des camps de migrants et que nous savons bien que l’avenir de ce qu’une politique a à être se situe là plus que n’importe où ailleurs), Agamben analyse ce panneau énigmatique figurant dans l’un des derniers films de Guy Debord. Qui était-il? L’initiateur d’un mouvement artistique, philosophique et politique appelé « situationnisme » dont le livre le plus connu s’intitule « la société du spectacle » et critique l’influence grandissante de la marchandise sur la société. Dit comme ça, cela ne semble pas original mais l’analyse de Debord est très poussée et surtout dessine l’avenir d’une société qui sans conteste est devenue la notre:

« Une société toujours plus malade, mais toujours plus puissante, a recréé partout concrètement le monde comme environnement et décor de sa maladie, en tant que planète malade. Une société qui n'est pas encore devenue homogène et qui n'est pas déterminée par elle-même, mais toujours plus par une partie d'elle-même qui se place au-dessus d'elle, qui lui est extérieure a développé un mouvement de domination de la nature qui ne s'est pas dominé lui-même. Le capitalisme a enfin apporté la preuve, par son propre mouvement, qu'il ne peut plus développer les forces productives ; et ceci non pas quantitativement, comme beaucoup avaient cru le comprendre, mais qualitativement. »

Guy Debord, c’est le Cassandre de notre invasion de Troie, laquelle remonte à loin et le cheval à plus loin encore. Prenant le prétexte d’un changement d’heure, il écrit « aujourd’hui l’heure nazie est devenue celle de l’Europe ». De fait, après l’effondrement du 3e Reich, l’Europe s’est donnée deux axes de reconstruction: la marchandise et le droit (DDH). Elle s’est construite sur ces deux piliers qui l’un comme l’autre ne traduisent en réalité qu’un évitement, qu’un contournement du fait majeur du 20e siècle, à savoir l’émergence pure et nue de la biopolitique dans les camps de concentration. 




Nous n’avons pas pensé Auschwitz, c’est-à-dire cette invasion totale de la vie biologique par une souveraineté qui délimite un espace dans lequel des vies humaines sont traitées par le droit comme situées en dehors de tout droit et là tout devient possible: l’extermination, l’expérimentation, la réification (transformation de l’humain en matière première), etc. C’est à ce prix là que Guantanamo finalement ne nous pose pas de problèmes ou que les camps de migrants étrangement soulèvent moins notre indignation qu‘une femme voilée venant chercher son enfant à l’école. Ne pas penser, ici comme ailleurs, nous condamne à cette barbarie éructante qui s’étale sans pudeur sur nos écrans de télé (C-News). C’est aussi cela la société du spectacle, ou pour reprendre le titre du livre de Gilles Châtelet: « vivre et penser comme des porcs ».

 

Il faut penser les camps parce que derrière cette mise au premier plan de la marchandise et du droit, c’est la biopolitique qui pourtant nous a déjà montré son vrai visage de Gorgone et qui suit son cours dans les discours hallucinants que nous entendons sur le marché du travail, mais sur la promotion des loisirs de masse, d’une culture de masse ramenée au statut d’objets de consommation immédiate (de l’œuvre au travail), sur les politiques migratoires et les « reconduites à la frontière censées gérer tous les problèmes » Il y a un « ethos »  des camps, une éthique à fonder dans cette analyse philosophique de la biopolitique telle qu’elle s’est exhibée sans vergogne à nos yeux pétrifiés en Allemagne, pendant le 3e Reich. Aucune autre tâche ne devrait mobiliser les capacités de réflexion des penseurs d’aujourd’hui que celle-ci: forger dans l’étude de cette période et cet espace concentrationnaire délimité un ethos à même de nous sortir de l’effet paralysant de cette Gorgone: la biopolitique.

Evidemment penser les camps, c’est réfléchir à ce qui les a rendus possibles, c’est-à-dire aux origines historiques de la biopolitique et là, tout peut-être n’est pas lisible, audible par tous les entendements, par toutes les opinions, par tous les intellectuels. C’est le très grand apport de Giorgio Agamben que de mener cette tâche avec autant de justesse, de subtilité, de culture que d’audace. Ce qu’il évoque à peine dans cette vidéo est très déstabilisant pour nous français mais jette un regard d’une profondeur abyssale sur la situation à laquelle nous sommes et serons confrontés dans les années à venir. Quelque chose se joue d’absolument crucial dans le « et » de la déclaration des droits de l’homme ET du citoyen ». Quoi? Qu’il va de soi qu’un homme EST citoyen. Nous passons de la fonction conjonctive à la fonction prédicative par un glissement qui fait tout ce qu’il peut pour passer inaperçu , car la situation aujourd’hui du migrant est bien celle d’être un homme dépouillé de sa citoyenneté et donc offert à la vie nue que lui réserve la tactique d’abandon de la biopolitique dans un CAMP.  En ce sens, en effet, « l’heure nazie est devenue celle de l’Europe. » Il nous a fallu moins de huit minutes pour le comprendre mais il nous reste beaucoup de temps à consacrer à la tâche plus urgente qu’aucune autre de l’approfondir (car elle n’en finira pas d’éclairer des pans entiers de tout ce que le quiproquo sur le sens pur de la politique a pu générer d’infamies crasseuses et de bêtise profonde) et de le combattre activement, électoralement. 






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