mardi 22 février 2022

Qu'est-ce que la liberté? - Hannah Arendt (4)


Résumons ( p 197):  Hannah Arendt situe dans cette nouvelle partie l’action dans un contexte d’histoire de la philosophie assez ancien qui est celui de la scolastique. Jean Duns Scot est, en effet, un théologien et philosophe écossais né en 1266 et Mort en 1308. Cet ancrage peut nous apparaître un peu plus difficile à suivre dans la mesure où cette période ne nous est pas d'un abord de pensée immédiat ni facile mais c’est justement toute la richesse de cet article que de ne s’exclure de rien et d’argumenter sa thèse: « la raison d’être de la politique est la liberté » en lui faisant traverser tout autant les domaines de compétence que les âges. 


        Or que peut-on déduire de cette position de l’action par rapport à l’entendement et à la volonté telle qu’elle est posée par Duns Scot? L’entendement juge et « informe » la volonté de la nécessité de provoquer l’action, puisque seule la volonté peut déterminer l’action à s’effectuer. Où apparaît la liberté dans tout ça? Pas dans le jugement, donc pas pour l’entendement puisque celui-ci « analyse », étudie, évalue. Mais alors la liberté est-elle une qualité ou une faculté qui se manifesterait dans la volonté ? Non, selon Hannah Arendt pour qui la faculté de commandement de la volonté requiert de « la fermeté » et non de la liberté. 

Mais alors quelle est la « détermination » grâce à laquelle l’action va s’effectuer puisque ni l’entendement (jugement)  ni la volonté (fermeté d’âme) ne la contienne? La notion de principe (qu’il convient de prendre en son sens étymologique le plus fort: "princeps" (latin), commencement, début). Quelque chose ici est crucial pour bien saisir ce surgissement un peu étrange de la question du gouvernement dans une analyse qui se situait plutôt au niveau presque épistémologique de la connaissance des ressorts de l’action: qu’est-ce qui fait que l’on agit? La notion de principe permet à Hannah Arendt de délimiter « une zone », une marge de manœuvre libre qui ne se laisse influencer et dénaturer ni par le motif ni par le but. Le motif est finalement ce par quoi la volonté se laisse abuser en croyant se déterminer par elle-même alors qu’elle se fait en réalité l’instrument d’une détermination (la laideur de Richard III qui va faire de lui un scélérat). Le but est aussi ce par quoi l’entendement se fait dépendre d’une situation jugeant dés lors ce qui est bon pour l’action plus que ce que serait « être libre » pour cette action. Seul le principe peut donner à l’action une forme d’autonomie à l’intérieur de laquelle une liberté authentique se manifestera comme telle, c’est-à-dire sans influence.

  


            Les principes ne sont donc pas intérieurs comme les motifs ni particuliers comme les buts. Le principe n’est ni ce par quoi on « est agi » ni ce en vue de quoi on agit mais ce qui se fait quand on agit. C’est la raison pour laquelle la conception de Montesquieu est ici porteuse pour Arendt, car le philosophe Français ne veut pas du tout signifier que la démocratie est un moyen pour que les citoyens soient vertueux mais que la vertu est ce en même temps que quoi se fait la démocratie, de même que le despotisme ne peut se constituer que « dans » la crainte.  Il se produit ici quelque chose comme une performativité mutuelle, contributive, instante. Ils ne constituent en aucune façon des « idéaux », lesquels s’usent toujours parce qu’ils ne résistent pas à l’effet d’érosion de l’inertie, de l’habitude, de l’engourdissement des consciences. Mais ils ne sont pas non plus des traits naturels ou donnés, inscrits dans un primat physique  ou dans une disposition dite de caractère (mêmeté). 


                    Les principes ne sont donc ni bons ni mauvais, ils sont ce qui se fait dans le temps de l’action, ni anticipés, ni souvenus. On les retrouve donc dans l’ « arété », qui désigne l’excellence en grec et qui inspire toute la paideïa  (vertu exemplaire du héros pour l’éducation grecque de l’antiquité), mais tout aussi bien dans des affects tristes  comme la crainte ou le dégoût. Ces principes sont actualisés dans la mise en place des régimes politiques qui leur correspondent pour Montesquieu. Tant qu’il y a démocratie (une vraie démocratie avec séparation des pouvoirs) , il y a vertu. Tant qu’il y a despotisme il y a crainte et il se servirait à rien de vouloir hiérarchiser ou poser la question de la cause entre l’un et l’autre puisque c’est par l’un que l’autre est ce qu’il est et réciproquement.

 

Evidemment une objection nous vient tout de suite à l’esprit: comment les hommes pourraient-ils choisir librement d’actualiser la crainte dans le despotisme, régime à l’intérieur duquel leur liberté sera évidemment impossible, et a fortiori, régime « non politique » pour Hannah Arendt? La réponse peut nous être historiquement indiquée par la relation trouble et très ambivalente de la démocratie et de la dictature puisque de fait, des peuples ont à plusieurs reprises choisi de craindre, et choisi le despotisme, c’est-à-dire qu’il ont agi de telle sorte qu’un non-agir s’est imposé dans leur action, comme si en filigrane d’un acte qu’ils ont bel et bien effectué s’était insinué en même temps un non acte, une auto privation de tout agir propre. Le despotisme ne serait-il finalement pas autre chose que la concrétisation du démon de la perversité dans l’agir politique?

Il convient d’être ici extrêmement précis, rigoureux, tant le problème est philosophiquement « ardu ». Ovide exprime bien l’une des formulations possibles du demande la perversité d’Edgar Poe: « je vois le meilleur et je l’approuve, je fais le pire ». Or pour bien saisir cette liberté de la non liberté, ce non agir de l’agir, il faut contredire Ovide et c’’est bien ce que la définition de l’action par Hannah Arendt nous permet de faire. « je vois le meilleur et je l’approuve mais je fais…quelque chose » qui n’est pas ce que l’entendement m’avait désigné comme la chose à faire. Qu’ai-je fait, en réalité? J’ai agi et j’ai manifesté simplement qu’agir n’est pas juger. Mais quel est ce « pire » exprimé par Ovide? Qui ou quoi décide que c’est le pire? La morale? Dieu? Les conséquences de l’action? 

Ne serait-ce pas justement le propre du politique que de rendre caduques et obsolètes ces anciennes catégories religieuses ou morales en manifestant l’habileté de l’homme capable de transformer du supposé pire en meilleur ? On comprend alors que la référence de Hannah Arendt à Montesquieu  porte en fait sur la forme même du concept de principe et certainement pas dans son fond. Autant l’usage qu’il fait du « principe » dans la constitution des régimes politiques l’intéresse « en soi »,  autant la catégorisation elle-même l’indiffère totalement.  Pour le dire autrement, Arendt ne croit pas que la crainte soit le principe d’un régime politique qui serait le despotisme (puisque pour elle le despotisme n’est pas un régime politique) pas davantage que la vertu se ferait dans la démocratie. Ce catéchisme de valeurs morales inhérentes à des types de gouvernement ne cadre en aucune manière avec l’ancrage évènementiel et historique de sa philosophie.  Le principe se définit comme la modalité même d’incarnation de l’humain en politique. Qu’il y ait de la vertu, de la modération, de l’honneur, de la crainte, c’est ce qui s’incarne de façon mondaine par la politique et pas autrement.  Comment nier qu’il y ait de la crainte humaine dans le monde? Mais que cette crainte politiquement incarnée dans le despotisme court-circuite toute action et se définisse comme suicide du politique est tout aussi évident.

 


                Toute action est contingente, c’est-à-dire qu’elle pourrait tout aussi bien ne pas « être ». Le despotisme est donc à la fois la manifestation du rapport indissociable entre politique et action puisque il est une dérivation politique de la liberté d’action (qui ne se veut pas) mais il est aussi une extériorité au politique (un non politique) puisque justement par lui, l’action ne se veut pas (et comment pourrait-elle se vouloir puisque l’action n’est pas le vouloir). Pour le dire autrement, le despotisme est le fruit d’une action qui se contredit en tant qu’action, ce qui à la fois prouve bien qu’en effet tout dans la politique est action (et donc contingent, libre) et consécutivement que le despotisme n’est pas politique, puisque qu’il est ce « non-politique » que le politique « peut » dans l’effectivité de sa pure liberté d’action. 

Si par « démon de la perversité », nous entendons cette fascination d’une volonté infinie qui se laisse piéger par le vertige de toutes les possibilités, alors, sans aucun doute, le terme ne peut être appliqué au despotisme politique, précisément parce qu’Hannah Arendt nous faire comprendre que l’action n’est pas la volonté, que quelque chose de tout-à-fait principiel s’insinue dans cette dissociation entre ce qu’on veut et ce qu’on fait. Il est plus juste de dire que le politique est le domaine qui met réellement l’homme en face de ce qu’il peut « maintenant » et s’il est bien devant cette efficience là de pouvoir maintenant, alors ne pas pouvoir est ce qu’il lui faut vaincre « maintenant » et cela même qu’il fait exister à titre de résistance sur le fond de quoi agir se fait. Le despotisme, c’est ça: la variable qui tourne en faveur du « ne pas pouvoir » de l’acte, sans lequel il n’y aurait pas acte mais en même temps dont l’acte doit sans cesse venir à bout pour  s’effectuer, en tant qu’acte. Ce n’est pas du tout par un choix politique que nous instituons des despotismes ou, au contraire, des espaces de liberté, c’est l’action qui se fait dans le geste de contrecarrer l’inaction, de la court-circuiter mais cette inaction, par là même, s’effectue à titre de « résistance/condition » de l’action. Face à cette ambivalence, ce qu’il faut, c’est que l’action non pas se veuille, ou s’assume mais, plus prosaïquement, "se puisse", et alors c’est la naissance d’une polis dotée d’un espace public. Mais si au contraire, l’action ne se « peut » pas et ce qu’il faut bien comprendre ici, c‘est qu’aucune circonstance extérieure ne peut être ici invoquée: « c’est par elle-même qu’elle ne se peut pas », alors le despotisme, c’est-à-dire le non-politique, c’est-à-dire le non-agir et le développement des seuls espaces et intérêts privés triomphent (c’est ce que nous vivons aujourd’hui).

 


Le démon de la perversité qui s’active en politique n’est donc aucunement une oscillation de la volonté mais une ambivalence de la puissance, et, par ce terme, il ne faut pas du tout entendre « potentiel » mais pouvoir: "ce qui se peut maintenant et ici", étant entendu que rien ne se peut autrement ici et maintenant que sur la ligne de crête ténue et épurée qui lui fait frôler ce qui ne se peut pas, impuissance pure, inconditionnée, un pur NON à l’« il y a » de la politique et de l’action.

Ce « détour » visant à répondre à l’objection que l’on ne peut manquer de formuler à Hannah Arendt s’est avéré loin d‘être inutile, notamment parce que finalement il nous permet non seulement de saisir vraiment en quoi consiste cette déformation (cette torsion et dénaturation) de la politique par le totalitarisme, mais aussi comment le combattre, lui et cette modalité singulière de démon de la perversité dans laquelle il consiste. Qu’est-ce qu’une action qui ne fait que se pouvoir, qui se révèlerait capable de « déposer » ce « ne pas pouvoir » pourtant à l’oeuvre en tant que résistance et condition de son effectuation? Que faut-il que cette action là soit? N’est-ce pas finalement la condition la plus épurée de la politique qui s’énoncerait ici dans la réponse à cette question? Et la réponse serait « pure exécution », pure en ce sens qu’elle n’obéirait à aucun ordre ou consigne préalable et qu’elle ne viserait pareillement aucun but. Plutôt que de réfléchir aux idéaux humains, justes, moraux qu’il conviendrait d’opposer au mantra des fonctionnaires nazis, qui, Eichmann à leur tête nous rappellent qu’ils n’ont fait « qu’exécuter les ordres », il s’agirait moins de les sermonner par l’appareillage compliqué de concepts longuement réfléchis  hérités de la déclaration des droits de l’homme que de les court-circuiter par la violence brute d’un appel à l’exécution pure au sens d’inanticipable, d’improgrammable, « aveugle » si par ce terme, on désigne une forme d’absorption sans fermeture, ni obsession, bref quelque chose comme une cécité ouverte, un engagement sans réflexion, ni obéissance, ni soumission, ni revendication, ni prescription, une implication neutre, pure, vouée exclusivement à s’effectuer, dans une Praxis absolue au coeur de laquelle l’attention aurait définitivement primé sur l’intention. 

   




  P198: La liberté comme inhérente à l’action est peut-être illustrée le mieux par le concept machiavélien de virtù.  Tout le but de Hannah Arendt était ici de distinguer l’action de la volonté et du jugement, et donc la liberté de la fermeté d’âme et du bon usage de sa raison.  Etre libre n’est pas du tout une affaire de force d’âme ou d’intelligence, pas davantage que l’action ne réclame en fait de la bonne volonté ou du discernement. La référence au démon de la perversité nous a parfaitement fait comprendre que quelque chose ici tient davantage d’une forme de funambulisme, de vivacité dans l’attention, d’habileté, d’arrangement, de souplesse voire de plasticité éthique, presque éthologique que de puissance de conviction ou de réflexion.  Cette cécité ouverte dont il vient d’être question requiert en effet tout autant de lucidité et d’être aux aguets que d’absorption pure dans l’action.

Il faut qu’un prince se sente appelé par la nécessité absolue de l’action et qu’en même temps il cultive suffisamment son attention à saisir le juste moment pour que cette action "soit" (le kaïros: moment opportun). La bonne action politique est celle dont l‘émergence correspond au temps venu d’être, sachant qu'elle ne peut être telle qu'à cet instant. En d'autres termes, cette action n'est politique qu'en tant qu'elle  est "dans le timing". Ce qui la rend juste, c'est juste qu'elle soit là, maintenant. Elle n'aurait pas pu arriver à un autre moment, parce qu'à un autre moment, cela n'aurait pas été "elle". Mais qui en décide alors (de ce croisement de l'acte et du temps de l'acte)? RIEN précisément si ce n’est ce mixte même (action et temps) qui fait de la politique la dimension pure de la liberté, en ce sens là.  Ce qui se produit ici est une sorte de mouvement d'immanence pure sous la poussée duquel Métaphysique, Morale, Droit, Philosophie sont comme subverties, soulevées, retournées sur leur base conceptuelle (ce qui doit être) par la politique et l'histoire (ce qui est), ainsi qu'une toute autre façon de faire de la philosophie (tout ce qui fait que Hannah Arendt est une philosophe en fait)



p 198: « La liberté ou son contraire apparaissent dans le monde chaque fois que de tels principes sont actualisés. »  Il y a gloire, honneur, amour de l’égalité, vertu à chaque fois que des hommes font advenir ces principes à la surface de la réalité par des actions publiques, dans le cadre de la Polis.  Mais précisément Arendt n’oublie pas « le contraire » de la liberté, soit le totalitarisme qui consiste dans la matérialisation de la crainte.  Si la liberté est bel et bien la raison d’être de la politique, alors cela signifie que la capacité à édifier une cité dans laquelle la liberté apparaîtra, se dotera d’une réalité mondaine ne peut s’originer que par elle-même, parce que si nous trouvons une cause extérieure à la Polis, alors elle ne pourra plus s’effectuer comme raison d’être de la liberté. Elle sera causée, déterminée et plus libre du tout.

Que la liberté soit, c’est ce que l’Humain est libre de faire advenir…ou pas, et cet « ou pas » est le despotisme lui-même et la matérialisation de la crainte dans le totalitarisme. Cela n’a donc rien à voir avec une capacité qui ne parviendrait pas à donner son plein épanouissement, c’est un acte qui s’effectue en tant qu’acte dans le fait de faire émerger un principe rendant impossible l’action. C’est ça le totalitarisme, moins une procrastination qu’une puissance effectuée de ne pas pouvoir, de se refuser absurdement à pouvoir, créant ainsi les conditions de l’impossibilité du politique. Il n’y a donc rien à voir dans tout ceci avec le fait de posséder la politique comme un « don » qu’on actualiserait ou pas. Il n’y pas d’ « avant »  à cet acte là, à cette liberté là. 

Hannah Arendt fait alors référence à la « virtù » machiavélienne, comme illustrant au mieux la qualité propre à la liberté. Machiavel est un conseiller et hommes de lettres né à Florence en 1469 et mort en 1527. Il est connu pour avoir écrit « le Prince » qui développe une succession de conseils visant à donner aux gouvernants des «  lignes de conduite » suffisamment souples pour lui permettre de mener à bien sa tâche. Ce qui caractérise ces « lignes », c’est justement un sens de l’adaptation et de l’action « juste » qui n’a plus rien à voir avec la morale, avec des principes de vertu authentique ou de devoir être religieux. C’est un traité de pure gouvernance dans lequel le maintien du Prince au sommet de l’état et la conservation de l’unité de cet état sont les deux seuls objectifs à prendre en compte. Ce livre est souvent considéré comme le premier traité de pure politique dans la mesure où la politique constitue dans ce manuel de savoir gouverner la seule finalité pertinente. La justesse politique outrepasse totalement l’observation d’une justice juridique, morale ou sociale. 

Pour appuyer cet angle de vue, Machiavel a utilisé le concept de virtù parce qu’étymologiquement la vertu vient du latin « vir » qui signifie force, habileté. Que la vertu, comme qualité orale et fermeté d’âme vienne d’un mot qui désigne une puissance est extrêmement éclairant, en effet.  L’émancipation du politique par rapport aux impératifs de valeurs morales ou religieuses traditionnelles se fait ici sentir urgemment et le livre approfondit sans cesse ce registre de l’action politique juste qui n’a plus rien à voir avec ce qu’il est juste de faire politiquement au sens de moral.  L’action juste est celle qui tombe « à point nommé » comme on dit. « Nommer ce point » c’est tout ce qui compte aux yeux de Machiavel.  L’action politiquement juste est celle qui sait très bien qu’elle est moins ce qu’elle est que le bon moment dans lequel elle s’incarne dans le champ politique de la cité.  « L’excellence avec laquelle l’homme répond aux occasions que le monde lui révèle sous la forme de la « Fortuna ». Que désigne ce dernier terme extrêmement important pour bien comprendre « le prince »? Il désigne le cours des affaires humaines tel qu’il impose au Prince de faire preuve de virtù pour saisir le kaïros (le bon moment) pour agir ou se retenir d’agir. La fortuna est ce qui fait échec à toute possibilité de généralisation ou de prévision ou de globalisation du Prince. Quelque chose d’absolument non prédictible, et donc de non scientifique se fait jour ici qui impose au prince une sorte d’intuition, d’habileté qui définit complètement la virtù. 

il n’est rien d’une opération qui aurait résolu tel problème à tel moment qui puisse vraiment être utilisé de la même façon pour tel autre problème à un autre moment. La fortuna, c’est ce qui fait que nous ne sommes pas dans l’histoire comme dans la nature, que les forces en présence ne sont pas inertes ni répétitives et que le temps en lui-même est un terrain meuble, imprévisible, glissant. Il faut qu’un Prince se donne les coudées larges pour pouvoir agir justement c’est-à-dire simplement « à propos » et pas du tout moralement. Cela signifie que seule finalement l’action justifie l’action si c’est ce qu’il faut faire ou ne pas faire « maintenant ». La virtù désigne donc simplement en fait l’intuition juste de l’instant juste dans le temps duquel s’impose juste cette action.

   Finalement c’est donc bien en un sens à cette forme étrange de cécité ouverte, d’exécution pure que nous sommes ici confrontés: le bon prince est celui qui saisit le temps venu d’agir non pas par réflexion ou par anticipation, ni même par calcul, mais par une sorte d’opportunisme radical, dépouillé de toute autre considération que celle de l’exécution effective.  De fait on ne voit pas du tout un Prince machiavélien ordonner la Shoâh, tout simplement parce qu’un tel ordre exécute une directive idéologique, raciste, théorique qui n’a pas lieu d’être dans l’histoire, dans ce qui est. Il existe une forme de praxis dans la conception machiavélienne de la politique, non pas parce que la praxis serait vertueuse ou heureuse mais parce qu’elle désigne cette résorption de la finalité dans l’acte qui ne s’effectue qu’en lui-même, que pour lui-même.

On peut objecter ici qu’il y a bien une fin extérieure à l’action, à savoir garder le pouvoir, se maintenir en lui, mais il convient  de s’interroger sur la dimension même de la politique: est-ce vraiment que tel ou tel Prince conserve le pouvoir ou finalement que la sphère même du politique demeure? Quand on lit le traité de Machiavel on comprend tout de suite que l’exemple de César Borgia comme fin politique revient souvent sous la plume de Machiavel mais une telle oeuvre n’aurait pas survécu à son époque si la portée et l’intention de Machiavel ne l’avait pas largement dépassé philosophiquement. Que faut-il que fasse le Prince pour que la politique soit? Telle est plutôt la bonne et vraie question à laquelle l’ouvrage essaie de répondre par l’utilisation d’armes conceptuelles incroyablement nouvelles, efficaces et subtiles.

Ce qu’il faut en fin compte c’est que le temps d’agir humainement se conserve et demeure, et cela passe par ce sens du temps, par ce tact intuitif du temps de l’exécution pure que seul le bon prince peut et doit cultiver.  Hannah Arendt ne développe pas excessivement la référence à Machiavel, mais elle en prolonge considérablement l’apport en éclairant le terme de virtuosité dont il convient de ne jamais oublier le cheminement étymologique (Vir (force en latin)/ Vertu / Virtù / virtuosité) par le retour à la Grèce antique et à la différence entre les arts de fabrication et les arts d’exécution. 

 


Quelle est la différence? Il convient d’insister sur le fait que « art » ici désigne le savoir faire » et pas du tout  les « beaux arts ». Hannah Arendt parle ici de l’artisanat et pas de l’art comme créateur d’oeuvres. Il y a donc les savoir-faire qui produisent des biens, des objets et dont la finalité consiste dans le produit achevé et un savoir faire qui consiste plutôt à savoir agir: jouer de la flûte, naviguer, soigner quelqu’un , danser. Il n’y pas dans ces cas là de « produit fini » mais dans chacun de ces arts, la maîtrise s’effectue dans le bon timing: le geste qu’il faut comme il faut au moment et à l’endroit qu’il faut.

Or les grecs utilisent toujours la comparaison avec ces arts d’exécution pour qualifier l’action politique juste. Mais il serait abusif et complètement faux de déduire de cette comparaison que la politique soit un art créatif , un savoir faire productif car l’acte dans l’effectuation duquel se fait la polis ne se résout pas, ne disparaît pas dans la polis.  L’état n’est pas le chef d’oeuvre collectif de la politique ou de l’action. L’état n’est jamais le produit achevé de la politique notamment parce qu’il n’est maintenu que par l’effectuation d’actes qui viennent après son édification.  Pour que l’état demeure il faut que l’action politique demeure également,,le soutienne. L’autonomie du produit fini ou de l’oeuvre achevée n’est jamais effective dans le rapport entre l’action politique et l’état.  Finalement si l’on tenait absolument à maintenir cette fausse assimilation entre l’oeuvre et l’état il faudrait se représenter l’Etat comme une Joconde sur laquelle Léonard de Vinci dans le musée du Louvre continuerait à travailler et qui serait indissociable de ce chantier, de cet ouvrage en train de se faire qui ne serait jamais abouti. L’état, c’est le chantier où se dit quelque chose de l’infinie durée de l’action politique, de sa tension, de son étirement. L’état réside donc dans l’action de le maintenir et l’on comprend ainsi la nature de pure praxis de l’action politique: si l’état est ce qui maintient dans l’action, celle-ci ne saurait seulement être perçue comme un moyen mais comme cette praxis qui ne visant qu’à s’effectuer elle-même concourt par là-même à la permanence de l’Etat, lequel n’est pas décalé par rapport à l’action.

La distinction soulignée par Hannah Arendt entre les arts de fabrication et les arts d’exécution prend maintenant tout son sens: celui de réalité mondaine, d’incarnation. Devant le produit fini ou l’oeuvre achevée, nous ne savons pas du tout en quoi a pu bien consister l’action de la produire. Celle-ci reste cachée, absente. Devant une troupe de danseurs, nous assistons à l’action dans sa virtuosité même. La politique se retrouve parfaitement dans les arts d’exécution non seulement parce qu’il n’y a pas de décalage entre le produit (la finalité) et le moyen (l’action) mais aussi parce que l’action se fait sur la scène, se matérialise, se modélise sous nos yeux concrètement et pas mystérieusement ou dans le secret d’un atelier.  Lorsque Hannah Arendt affirme que la polis est la réalité mondaine de  la liberté, il faut rapprocher cette phrase de cette évidence au regard de laquelle la danse par exemple est la réalité mondaine de l’action tout simplement parce qu’elle est cette pureté d’une exécution instante, public, scénique.

 


La virtuosité est la qualité requise par l’art théâtral, par exemple: incarner une oeuvre, lui donner corps dans un lieu donné à un instant donné pour un public présent. Trois caractéristiques rapprochent essentiellement la politique et l’art d’exécution:

  • Une virtuosité qui se produit, qui se matérialise
  • La scène publique
  • Le rapport à Autrui

D’une troupe théâtrale, on dit qu’elle se « produit » et dans la forme réfléchie donnée à ce verbe se manifeste parfaitement toute la différence entre les arts de fabrication pour lesquels il s‘agit de produire quelque chose et la praxis des arts d’exécution.  Des hommes peuvent vivre ensemble sans que cette scène d’un espace public leur soit offerte. C’est en un sens, ce que nous vivons, nous aujourd’hui. Du moins faudrait-il réfléchir aux cadres dans lesquels « se produire » est aujourd’hui praticable et surtout dans quelle mesure ces espaces là peuvent-ils jouir d’une autonomie radicale par rapport au commerce, à l’oïkos, aux tentatives d’annexion de la poiesis. Un espace de pure praxis ouvert au public et à l’intérieur de laquelle la virtuosité puisse s’effectuer librement, c’est exactement cela qu’offrait la cité grecque de l’antiquité et cela tout aussi bien au théâtre qu’à l’agora (on sait d’ailleurs que certaines annonces publiques se faisaient au théâtre)

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