jeudi 17 février 2022

Qu'est-ce que la liberté? - Hannah Arendt (3)


Petit rappel du plan de l'oeuvre (très utile):

1ere partie -  du début jusqu'à "...soit le refuge de la liberté p 188:  On peut dire que Hannah Arendt s'efforce d'abord de dessaisir la philosophie du "dossier de la liberté" en démontrant que cette notion est plus politique que morale ou métaphysique 
 2e partie - Jusqu'à la page 193: "comme deux côtés d'une même chose": Elle argumente ensuite contre la notion de liberté intérieure que l'on retrouve chez les Stoïciens et en particulier Epictète. Il s'agit de prouver historiquement la liberté intérieure est en réalité seconde par rapport à une liberté première qui finalement est une liberté statutaire, légale et politique (citoyens libres et non esclaves) 
3e partie - Jusqu'à la page 198 ..."être libre et agir ne font qu'un":  Mais alors d'où vient que tout un chacun raisonne comme si le dosage de  politique était inversement proportionnel à celui de la liberté? Cela est dû à une confusion qui remonte probablement à Hobbes, suivi par Spinoza et ensuite tous les prétendus théoriciens de la politique pour lesquels le premier rôle de la politique est de garantir la sécurité du citoyen. Or, comme on le sait pour Hannah Arendt, tout ce qui est de l'ordre de la préservation de la vie concerne non la politique mais l'économique. Ici on voit bien que toute la richesse de la thèse de Hannah Arendt consiste finalement à ne pas abandonner Aristote (jusqu'à la page 198) 
 4e partie - Jusqu'à la fin: Dans cette dernière partie qui est, sans aucun doute, la plus intéressante la plus puissante (la plus audacieuse aussi), Hannah Arendt entreprend à la fois historiquement et philosophiquement de prouver que la liberté, contrairement à ce que nous croyons, n'est pas un droit mais une force, encore faut-il expliquer et affiner cette force. Elle s'appuie sur Machiavel pour effectuer le passage conceptuel de l'habileté politique à la virtù (force, ruse), puis sur une analyse très fine de la notion "d'art d'exécution" dans l'antiquité pour relier la virtù à la virtuosité, et enfin sur la destruction de la distinction que l'on retrouve dans la philosophie libérale entre liberté d'action et liberté d'opinion pour légitimer l'association entre la virtuosité et le courage.



Nous poursuivons l'explication là où nous l'avions laissée:

 p 191: Historiquement il est intéressant de remarquer que l’apparition du problème de la liberté…. Dans la défense de sa thèse selon laquelle « la raison d’être de la liberté est la politique et son champ d’expérience est l’action », Hannah Arendt suit toujours la même méthode qui consiste à situer historiquement des questions philosophiques. L’affirmation du libre arbitre dans la doctrine de saint Augustin est précédée par le stoïcisme d’Epictète. Qu’un esclave puisse être libre malgré sa condition, c’est bien ce qui ne revêt aucun sens pour Hannah Arendt et une fois encore il serait complètement inapproprié et ruineux d’en déduire que pour elle, effectivement ce la ne devrait pas être le cas. Il ne s’agit pas de poser avec Kant les bases morales de ce qui devrait être mais de tirer les enseignements historiques de ce qui fut, et de fait un esclave privé par son statut politique de liberté peut être tenté de s’en inventer une de toute pièce, et c’est bien ce que fit Epictète.

Hannah Arendt entreprend alors brillamment de prouver qu’en réalité la notion de liberté chez Epictète n’est qu’une transposition à l’intérieur de ce qui, de fait, se passait  « à l’extérieur », c’est-à-dire dans l’Empire romain du 2e siècle après JC (135 après JC, mort d’Epictète). Dans le combat que l’individu doit mener contre ses désirs, tel qu’on le retrouve dans le stoïcisme,  Hannah Arendt retrouve la lutte effective à mener contre les autres hommes pour conserver ses biens, sa liberté de mouvement, son indépendance. Au vu du déclin de l’empire romain de cette période, la liberté induisait dans l’esprit des citoyens romains le pouvoir de résister aux menaces d’invasion, d’oppression qui sévissaient partout. Le « foyer » qu’il s’agissait  dés lors de maintenir « sauf » c’est finalement le « moi », l’âme, l’espace même de l’intériorité. Si la maîtrise de soi est apparue aux Stoïciens de l’antiquité tardive comme le bien le plus précieux c’est parce que la fragilité de l’empire romain s’imposait politiquement à eux comme une incitation, voire un impératif plus puissant qu’aucun autre de sauvegarder ce « foyer » là.  Arendt renverse totalement la perspective philosophique classique: ce n’’est pas à cause de leur philosophie que les stoïciens (et les épicuriens) se sont retirés des affaires politiques, c’est à cause de la situation politique de leur époque qu’ils se sont taillés sur mesure une philosophie correspondant à la situation (en l’occurrence celle d’une grande fragilité politique). Face aux menaces, le stoïcisme tardif, c’est quasiment le fantasme théorisée d’un lieu sauf, pur, protégé au-delà même du possible de toute agression éventuelle. C’est le mythe d’une intériorité plus radicale et plus protégée de toute invasion de l’extérieur qu’on puisse imaginer. Finalement c’est la transposition philosophique d’un délire causé par une situation politique.


                L’idée même de liberté intérieure vient-elle de cette autonomie de l’âme ou de l’expérience d’une liberté extérieure, politique citoyenne, historiquement première dans le monde l’antiquité grecque (Polis)? La liberté est-elle une idée ou une situation, un statut politique?  Pour Hannah Arendt, la réponse est sans appel. La liberté est d’abord un statut juridique, politique, un fait historique.  Loin de s’assimiler à un repli sur soi, elle se définit par des actes de pure expression, d’extériorisation, de sortie de soi. La liberté est une force (dynamis), elle est un mouvement vers l’autre, vers l’ailleurs, vers un « dehors ». Nous n’insisterons jamais suffisamment sur la préface du livre dont cet article est extrait: « la crise de la culture » et plus encore sur la place centrale qu’il convient d’y accorder à la parabole de Kafka, à l’utilisation qu’Hannah Arendt en fait pour justifier sa démarche. Il s’agit de faire des exercices de pensée de la même façon que l’on fait des exercices pour entretenir la bonne santé du corps. Penser est un acte qui résulte à la fois des forces qui s’exercent sur l’être humain: le passé et le futur et de cet écart dans lequel réside le temps historique par rapport au temps physique. Il y a des exigences de récit (interprétation historique), de situation temporelle (passé / futur), de conscience (souvenir et attente) et de pure physique (parallélogramme des forces)  pour que de la pensée tout simplement « SOIT ». Penser ne peut se réaliser que par, dans, et à cause de l’histoire. Il faut donc toujours ramener une question à sa dimension historique. « Qu’est-ce que la liberté? » est un problème qu’on doit d’abord situer dans son effectivité historique. La notion de liberté intérieure, notamment pour Epictète ne saurait donc à ce titre s’extraire de deux faits historiques et politiques « donnés »: 1) Epictète est un esclave 2) L’Empire Romain est menacé par des tentatives d’invasion de plus en plus fortes. La liberté intérieure est donc une pure réaction à une situation politique donnée d’un point de vue individuel (esclavage) et collectif (Rome est en péril). 


P192: Par conséquent, en dépit de la grande influence que le concept d’une liberté intérieure…. »  Dans cette perspective là (qui consiste à faire primer l’Histoire sur la Philosophie), la liberté n’est pas d’abord individuelle, elle est une catégorisation politique des habitants de la cité, comme c’est bien le cas dans les cités grecques, entre le citoyens libres et les esclaves ou les étrangers auxquels ce statut n’est pas assigné.  Une notion n’est rien avant qu’en soit notable son apparition parmi les hommes.  Que l’on puisse être libre et que l’on puisse ne pas l’être, c’est d’abord et finalement seulement, une discrimination d’ordre politique. Faire l’expérience de la liberté, c’est donc d’abord, jouir d’une liberté de mouvement, de réunion, d’expression et d’action collective.  Ce point est vraiment déterminant. On aurait pu penser, contre Hannah Arendt que l’idée de la liberté serait plutôt venue de notre rapport éventuellement conflictuel avec le monde, avec la nature, avec ses lois. Mais, de fait, comment aurions nous pu éprouver la gravitation, les cycles naturels de croissance,  le temps qu’il fait, etc, comme des contraintes si nous n’avions pas éprouvé d’abord, dans l’espace politique de la cité, des possibilités d’action et d’expression dans le rapport avec nos semblables?  Ce n’est pas d’une sorte de "ciel intelligible" que viennent les idées mais des expériences concrètes que nous faisons dans le réel de notre vie.  

Cependant cette expérience citoyenne de la liberté a besoin d’être précédée par celle de la libération de notre corps à l’égard des  besoins vitaux. Il faut nous souvenir ici de la tripartition de « la vita activa » (travail / oeuvre / action) que fait Hannah Arendt dans « conditions de l’homme moderne ». Pour accéder à cette liberté qui fait de nous des êtres humains, il faut d’abord s’être détaché des préoccupations vitales de satisfaction des nécessités biologiques. 

Il faut qu’il y ait du travail, c’est-à-dire de la production de biens de consommation immédiate pour que l’homme puisse par l’action accéder au statut de citoyens libres. La libération est la condition nécessaire mais pas suffisante de la liberté. Travailler dans le cadre de cette libération, ce n’est précisément pas ce qu’il revient aux hommes de faire, c’est-à-dire ni à « l’ homo faber » (oeuvre)  ni au « zoôn politikon » (action), auquel est vraiment réservé ce rang. Si humain il y a, il est libre. Pour être libre, il faut qu’il soit libéré mais ce n’est pas par lui que s’effectue cette libération, c’est aux esclaves et aux animaux qu’il appartient de donner aux citoyens les moyens et seulement les moyens « premiers », basiques, d’acquérir la liberté sachant que celle-ci requiert une autre condition: celle d’un espace public commun. La liberté a besoin d’un cadre à l’intérieur duquel puisse se constituer l’Action: cet espace c’est l’agora de la cité. 


                Evidemment on ne peut pas s’empêcher de s’interroger sur le critère de cette détermination (qui peut nous sembler arbitraire) selon lequel certains humains seront dits libres et d’autres, non seulement privés de ce statut mais contraints de travailler, de donner de leur peine pour une liberté dont la jouissance sera offerte aux citoyens dits « libres ».  Comprendre la nature même de ce critère c’est finalement saisir tout ce qui fait de la cité grecque l’ancêtre de notre conception de la politique et, en même temps, tout ce qui nous en sépare. Que tout citoyen, en tant que citoyen, soit libre, c’est bien une idée née dans l’antiquité grecque mais que tout habitant de la cité soit citoyen, cela n’est pas du tout accepté, ni même envisagé. La population d’une cité n’en constitue pas pour autant le peuple (un pays a une population, une nation a un peuple). L’esclavage est une réalité donnée de la cité grecque. La liberté n’est, en aucune façon, un « droit » de l’homme, elle est un fait de citoyenneté, une prescription, un décret. Un esclave peut être affranchi mais ce n’est pas pour autant qu’il acquiert le statut d’un citoyen libre de naissance. Pour cela, il lui faut se racheter lui-même ou se vouer au culte d’un Dieu à titre de serviteur. Platon, dans les lois, insistent notamment sur l’interdiction imposée à un esclave affranchi de devenir plus riche que ses anciens maîtres.


On mesure ainsi l’écart considérable qui sépare nos républiques des régimes politiques de la Grèce antique. La démocratie athénienne s’appuie sur ce que l’on pourrait appeler une « aristocratie de principe » distinguant les citoyens des esclaves et des étrangers (les « métèques »). La démocratie d’aujourd’hui s’appuie sur la déclaration des droits de l’homme et du citoyen étant entendu que tout homme est habilité à devenir un citoyen, indépendamment de ses origines, de son histoire, de son sexe. La liberté n’est donc pas un droit, pour les grecs, ni pour Hannah Arendt, mais une condition politique et comme on le verra plus tard: une force.

Peut-être sommes-nous tentés de considérer que la thèse de Hannah Arendt dont on perçoit bien qu’elle ne nous rappelle pas pour rien le contexte historique et fondamentalement politique de la naissance de la liberté se heurte à cette réfutation essentielle, incontournable selon laquelle on ne voit pas comment le principe même d’une liberté décrétée et refusée à des êtres humains sous le prétexte irrecevable de leur condition d’esclave pourrait être valide. Nous avons du mal à oublier que cette conception grecque de la citoyenneté  s’appuie sur l’esclavage, mais ce faisant, peut-être négligeons-nous le fond de la position Arendtienne qui revient à celle d’Aristote en ceci qu’un citoyen ne peut ni ne doit travailler pour la conservation de sa vie.  Tout ce qui a rapport à nos conditions de vie définit la sphère de l’oïkos, de la maisonnée, des biens personnels de la famille et ne peut en aucune façon être confondu avec la sphère de la polis, de la cité. Peut-être serons-nous beaucoup plus réservés à l’égard de la déclaration des droits de l’homme et du citoyen lorsque nous aurons réalisé que la propriété est considéré comme un droit naturel, inviolable et sacré, au même titre que la liberté. 

 


                Cette confusion de la sphère de la politique et de l’économie est totalement non pertinente au regard de la conception grecque de la Polis, et Karl Marx a bien montré à quel point les droits de l’homme définis par la constitution de 1789 ont consacré en ce sens les droits du propriétaire plus que ceux de "l'Humain". De toute façon, il est absolument vain et caduque d’aborder l’oeuvre de Hannah Arendt sous un angle moral puisque, comme elle ne cesse de le répéter, le sens des notions n’est pas à chercher ailleurs que dans leur naissance et dans leur généalogie historique. Il ne s’agit donc pas de savoir si l’esclavage est « mal » mais de prendre en compte le fait qu’historiquement, il fut, ainsi que les deux points suivants;
1) un citoyen libre ne travaille pas mais « agit » 2) que cette action ne peut se concevoir que dans l’espace public de rencontre et de décision d’une cité 3) que pour ce faire, il faut que le citoyen soit libéré de la dépendance aux besoins vitaux mais qu’en même temps cette libération à laquelle il ne participe pas en tant que travailleur ne détermine aucunement sa « liberté », laquelle suppose sa participation à l’action collective de la cité. 

P193 L’effet d’évidence de la lecture de Hannah Arendt s’impose à quiconque se retient de juger une époque en fonction de normes établies par d’autres époques (et peut-être même se retient de juger tout court). Toute la puissance philosophique de l’auteure vient de ceci qu’elle développe avec une cohérence et une rigueur infrangibles toutes les conséquences de ce que l’on pourrait appeler une conception politique de la politique, c’est-à-dire d’une description de la gouvernementalité qui place la politique au centre et non la morale (Kant, Rousseau, Platon) ou l’économie (Marx, Smith, Mill, Bentham). Mais il importe de bien saisir à quel point le fondement même de la polis est le peuple (le Demos qui vient de "dème": quartier). Un peuple n’est ni une famille ni une population. Des groupes humains peuvent bien être reliés par des intérêts communs, voire par des rites, il est absolument impossible qu’ils constituent un peuple  tant qu’ils ne seront pas reliés par des idées ou des valeurs à partir desquelles agir dans le monde peut se définir par une orientation commune. C’est bien là tout le propos d’Aristote quand il insiste sur la différence entre les hommes et les animaux résidant selon lui dans le fait que la voix des animaux est inarticulée alors que les hommes d’une cité sont liés par leur capacité de concevoir des idées, de prolonger les sensations de douleur et de plaisir par celle de bien et de mal commun. La polis, c’est l’articulation de la phoné et du logos,  d’un logos qui seul autorise la détermination de valeurs. Aucun peuple ne peut se constituer en polis autrement que de cette façon.

Il existe bien des liens familiaux ou tribaux mais aucun ne peut se comparer au lien politique qui unit les citoyens entre eux dans une même cité. Il existe donc un espace politique qui n’est ni celui de la maisonnée (Oïkos / Nomos) ni celui du despotisme (étymologiquement despote signifie maître de maison - Il y a donc une origine commune, celui qui mène une polis comme un oïkos). Pour qu’il y ait polis, politique, il faut qu’un peuple puisse décider d’une action en conformité avec des valeurs communes au sein d’un espace public.

            



             C’est exactement ce qu’ Hannah Arendt entend ici par le terme de « scène », et nous verrons que ce terme dans toute son acception théâtrale est fondé, légitimé.  Ce qui définit le plus clairement le totalitarisme est précisément l’impossibilité imposée à une population de devenir un peuple, de déterminer des actions communes au sein d’un espace public. Les citoyens sont ainsi confinés dans des intérêts particuliers limités à assurer le confort et le bien-vivre de leur maisonnée sans qu’aucune participation par la parole et par l’action ne soit plus envisageable. Réduire les habitants d’une cité à ne plus s’investir que dans des intérêts vitaux et des biens de consommation, c’est bien là la démarche commune de tout totalitarisme et de tout primat donné à l’économie sur le politique. Dans les termes de la Vita Activa, cela revient point par point à détruire complètement la sphère de l’action au profit de celle du travail. La liberté est ainsi abandonnée au bénéfice de la seule consommation, l’espace public est délaissé en faveur de l’espace privé de l’oïkos, la notion même d’action humaine dans le monde avec tous les risques inhérents à cette extériorisation est remplacée par le désir de sécurité. « L’homo activus » est détrôné au profit de l’animal laborans et protectionniste.  

On mesure bien l’importance décisive de tous les services garantissant l’émergence et l’usage de cet espace public. Ils ne définissent rien de moins que la condition sine qua non du politique, c’est-à-dire de la réalisation mondaine de la liberté. Lorsque l’on réduit le statut de fonctionnaire à celui de salarié à vie embauché par l’état pour mener à bien les services minimaux de toute vie collective, on réduit en fait les artisans du maintien d’une espace public à des « travailleurs ». C’est justement pour qu’il n’y ait plus de travailleurs, au sens délimité par Hannah Arendt qu’il faut que des fonctionnaires oeuvrent sans cesse pour que des espaces de libre expression, de participation et d’action donnent à chaque habitant la possibilité d’exercer sa liberté citoyenne. Selon la terminologie de Hannah Arendt qui finalement consiste à revenir à l’analyse que fait Aristote de la naissance même de la cité, c’est un malentendu très profond que d’utiliser le terme de « politique" pour qualifier des thèses visant à réduire le plus possible le pouvoir et la portée des services publics lesquels assurent cet espace même sans lequel rien de politique ne saurait voir le jour.


Dans une tribune publiée dans le journal « le monde » le 31 janvier 2022, Alain Supiot, professeur au Collège de France,  écrit: « privés d’un tiers garant de leur état civil et professionnel, les humains se regroupent en tribus hostiles, selon une logique amis/ennemis qui est le degré zéro du politique et dont les médias nous donnent tous les jours le désolant spectacle. » On ne saurait mieux exprimer le malaise actuel qui n’est pas dû, en réalité à un problème de représentation politique mais à une exclusion de la politique de toutes les sphères de représentation de la société.

 


« Sans vie publique, dit Hannah Arendt la liberté n’a pas de réalité mondaine. » Qu’il y ait dans le coeur des hommes une aspiration à la politique et conséquemment à la liberté, c’est possible, et rien ne saurait mieux aujourd’hui, nous rassurer que cette pensée, devant le désastre que nous offre une vie pseudo-publique si peu vouée à l’esprit public. Que cet esprit puisse se matérialiser et devenir cette « Res Publica », dont pourtant le nom est encensé, peut-être trop « porté » pour faire vraiment l’objet d’une incarnation, d’une effectuation authentique, c’est ce qu’Hannah Arendt affirme avec beaucoup de prudence, voire de minoration. Ce n’est pas « un fait démontrable » et finalement quoi de plus démontrable, effectif, réalisateur que la politique elle-même?  Qu’un désir politique soit bel et bien efficient dans le coeur des hommes, c’’est ce qui ne saurait se prouver qu’en se faisant (et force est de reconnaître qu'aujourd'hui, il ne se fait pas). Tant qu’on en reste là, ce n’est pas à l’avénement potentiel de la liberté que nous avons affaire mais à de la non-liberté, aux arguties des philosophes qu'elle éreinte au début de l'article (Kant Epictète, Saint Augustin). Que le désir politique agisse en l’homme à titre de motivation, c’est ce qui finalement se prouve en ne se définissant jamais en tant que motivation mais « toujours déjà » en tant qu’acte.  Nous touchons ici du doigt ce qui, dans toute la conception de Hannah Arendt, est le plus juste, le plus probant: à savoir que la liberté n’est pas une affaire de volonté, d’intentionnalité mais d’action. Parler d'une liberté seulement possible, c'est à peu prés comme parler d'un acte qui n'aurait pas dépasser le seuil de sa réalisation: bref un non-sens.

Il faut savoir que la fin de la 4e partie de cet article développera une analyse du courage en tant que qualité de coeur nécessaire à la politique (agir dans le monde). C’est donc bel et bien à un double sens que nous avons ici affaire car si par coeur nous entendons intériorité, motifs cachés, « for intérieur » de l’Homme, alors il n’est rien là qui puisse garantir quoi que ce soit de cette réalisation mondaine de la liberté par et dans le politique. Mais si par « coeur », nous entendons moins une substance qu’une force, moins une intériorité qu’un acte, moins une chose qu’une qualité d’intensité effective dans une réalisation, alors le coeur, en tant que courage, participe de cette factualité démontrable du politique et de la liberté.



Nous aurons l’occasion d’évaluer la profondeur du fossé qui sépare la conception Rousseauiste du contrat social avec les thèses de Hannah Arendt, mais d’emblée, la fameuse formule par laquelle Jean-Jacques Rousseau entame son livre pointe une différence irréductible entre les deux auteurs: « L’homme est né libre et partout il est dans les fers. » Une telle affirmation est historiquement fausse et philosophiquement inepte. Si l’homme était né libre, l’esclavage n’aurait jamais existé. D’autre part, qu’il fasse l’objet de domination, d’emprisonnement, de répression continuelle n’est pas du tout provoqué par l’absence de liberté dans un régime politique monarchiste mais au contraire, par l’absence de politique dans les modalités de gouvernement humaines.  L’apport le plus considérable, celui dont aujourd’hui plus qu’à tout autre moment, nous ne parvenons pas à mesurer la justesse et la profondeur, est la distinction opérée par Hannah Arendt entre l’économie et la politique, entre Oïkos et Polis, entre la vie et l’existence. Nous sommes tellement aveuglés par la répression et la non reconnaissance des droits individuels des citoyens par les totalitarismes que nous ne réalisons pas à quel point ils détruisent moins l’individualisme qu’ils ne le promeuvent en confinant les citoyens dans leur Oïkos (maisonnée). Ce n’est pas tant à l’humain en tant qu’individu que le totalitarisme porte préjudice qu’aux conditions rendant possible la politique, c’est-à-dire l’implication des citoyens dans un espace public au sein duquel ils pourrait se constituer en peuple, par la parole et par l’action. Une fois que l’on a compris cela, on perçoit facilement à quel point l’objectif des régimes totalitaires consiste à renvoyer à une population une vision fantasmée, mythologique de leur identité en l’ancrant dans la race, dans le droit du sang, dans la religion, la tradition, bref dans une conception passéiste grâce à laquelle le pouvoir renvoie aux citoyens comme déjà faite, l’unité d’un peuple qui, par définition, reste « toujours à faire ». 


                    Comment diviser et rendre irréconciliables des communautés dont la constitution en peuple est l’objet même du politique? Comment procrastiner sans cesse le Kayros (moment opportun) du politique sous le prétexte fallacieux qu’un peuple se constituerait d’abord  un sol, dans l’unité d’un même sang, dans l’idéologie d’une même race, ou l’observation de mêmes dogmes religieux?  (Nous vivons en direct l’absurdité de cette incroyable renversement au fil duquel jamais les candidats d’une élection politique n’ont autant situé l’enjeu de leur prise de position sur un terrain moins politique, moins propice à l’édification dans un espace public d’un peuple).

De fait, il n’est pas étonnant que la réaction la plus vive contre le totalitarisme, à savoir celle d’un libéralisme finalement fondé sur les droits de l’homme et sur le libre échange économique soutienne que « moins il y a de politique, plus il y a de liberté. » p194 et Hannah Arendt fait à ce moment semblant de prendre au pied de la lettre une objection pourtant si forte à sa thèse fondamentale. N’est-il pas fondé, finalement de mesurer l’efficacité de la politique à l’aune de la liberté qu’elle accorde en son sein à du non-politique, c’est-à-dire à la libre entreprise individuelle, à la formation intellectuelle, physique et culturelle de l’individu, au libre échange, à la liberté de culte, etc? 

Nous devons insister ici sur l’importance cruciale de ce questionnement dans lequel Hannah Arendt se confronte à l’un des arguments les plus pertinents contre l’idée essentielle de son article et quasiment de la thèse fondamentale de toute son oeuvre.  Or rien ne saurait mieux nous faire comprendre ce qui lui permet de répondre et finalement de triompher totalement de cette objection que la distinction entre l’individualisme (ou l’individualisation…Il faut faire très attention aux termes ici)  et l’individuation telle que nous la retrouvons chez le philosophe français Gilbert Simondon. 


                Le point crucial de cette distinction c’est que, du point de vue de l’individualisation (ou individualisme), l’individualité est toujours déjà faite, considéré comme un point acquis (on mesure ainsi que dans la déclaration des trois de l’homme de 1789, on a affaire à de l’individualisme et pas à de l’individuation. Nous n’insisterons jamais assez sur tout ce que cette nuance fondamentale a suscité et suscite encore en termes de malentendus - Il ne serait pas excessif de soutenir que, par ce glissement d’une individualité en formation à l’individu toujours déjà fait, l’idéologie française révolutionnaire a dévié du champ authentique du politique). Au contraire, du point de vue de l’individuation, l’individu est toujours à faire, toujours inachevé. Ce chantier qui jamais ne connaîtra de fin est à la fois, selon immonde, psychologique (« je »), collecte (« nous ») et technique (ce qui relie le « je » au « nous » par la construction d’un milieu technique commun, porté par ce que Simondon appelle les rétentions tertiaires, c’est-à-dire des mnémotechniques). Sous couvert de garantir les droits de chaque individu, l’individualisme crée en réalité une représentation de l’humanité dans laquelle tous les individus s’équivalent, tout se vaut de telle sorte qu’en fait rien ne vaut vraiment. Le fait de promouvoir l’égalitarisme aboutit à faire du conformisme une valeur mais précisément la notion même de valeur est annulée par celle de conformisme (comment donner du prix à quoi que ce soit si tout a un prix?). 

Par contre, du point de vue de l’individuation rien ne s’équivaut. En tant qu’individualité constituée, l’individualisme revendique comme si cela lui était dû sa part dans le partage des « ayant droit ». « J’ai bien le droit » est donc son cri de guerre et il réclame ce droit à la minorité en soi comme lui revenant « de plein droit ». Au contraire si l’individualité n’est jamais achevée, alors l’individuation impose la participation, laquelle se doit de manifester une communauté dans cette implication participative. Ce n’est pas à partir d’une condition commune, ou d’un état de fait mais dans l’acte même de participation à des valeurs communes qu’un partage pourra s’opérer, et encore convient-il de réaliser que par « partage », il faut comprendre ici dépassement de ce qui nous départage…POLITIQUE! Donc!

 


                Nous comprendrons définitivement la différence entre individualisation et individuation quand nous aurons clairement rattaché la particularité à l’individualisme et la singularité à l’individuation. Le particulier est reproductible, substituable, programmable et prédictible, alors que le singulier est non-reproductible, insubstituable, improgrammable et totalement imprédictible (humain en fait!). Un code barre rend un produit particulier alors qu’une oeuvre d’art est ce par quoi un être active le processus infini de son individuation. Quiconque réfléchit intensément à cette distinction saisit à quel point tout être humain en instance d’être code-barré est, si l’on peut se permettre, « mal barré », c’est-à-dire en train de s’extraire du processus de son individuation (alors même qu’il se prend pour un individu et à cause de cela), bref en train de perdre ce sans quoi il ne peut plus être humain. Il devient un « dividu" tout en se croyant un individu. Quoi de plus urgent que de désamorcer ce malentendu? (Bye! Facebook, Amazon, Netflix)


                La démonstration de Hannah Arendt se situera sur un terrain de philosophie plus classique mais les développements précédents sont cruciaux, non seulement pour nous aider à comprendre « ce qui en train de nous arriver » mais aussi tout ce que la philosophie de Hannah Arendt recèle de justesse et de profondeur quant à ce que nous vivons aujourd’hui. Elle ne s’attaque à rien de moins qu’aux théoriciens politiques les plus connus du 17e et du 18e siècle, à savoir Hobbes, Spinoza, Montesquieu. Ces trois auteurs, au-delà de leurs différences notables (vraiment!) de conceptions quant au gouvernement des hommes par les hommes ont tous les trois ce point commun de poser à la base même de la politique le devoir du souverain (ou de l’instance souveraine) d’assurer la sécurité du citoyen, c’est-à-dire sa vie. Or le maintien de la vie n’est pas ce qui regarde la politique mais l’économie. C’est comme si ces auteurs, au-delà de leur grand mérite avait oublié l’avertissement d’Aristote selon lequel il est impossible de confondre la fonction de chef de la maisonnée (oïkos) et celle du gouvernement de la cité (Polis).

Que la liberté ne soit possible qu’à partir du moment où elle serait praticable et qu’elle ne deviendrait praticable que dans des conditions assurant la survie du citoyen, c’est ce qu’il faut contester, aussi difficile que cela puisse paraître, si nous voulons comprendre toute la richesse des thèses de Hannah Arendt. Mais enfin, comment ne pas voir qu’en effet, les conditions d’entraide entre les hommes, de constitution d’un peuple au sein d’une cité ne peuvent se constituer si on les suspend à une sorte d’entente préalable qui viendrait de la menace de la mort incarnée par autrui? Que l’autre soit une menace pour moi: n’est-ce pas justement ce que la politique déjà désamorce et rend impossible en se constituant? Pourquoi placer « avant »  ce qui ne peut s’effectuer que « pendant », dans l’oeuvre même du politique? Comment ne pas voir qu’en réalité, ces théories politiques de Hobbes, Spinoza situent dans la fictive antériorité d’un état de nature ce qui en fait constitue une question de second plan par rapport à l’oeuvre même du politique? Il n’y pas lieu de s’interroger sur ce que l’homme est ou pourrait être dans l’état de nature puisque de fait il n’y a d’humains que dans et par cet espace voué à l’action et à l’expression publiques de la cité?


            Demander à la politique de protéger nos vies, c’est aussi lui confier sans que nous nous en rendions compte le pouvoir de s’y insinuer, de la transformer, de la décider, ce qui lui fait perdre en réalité son sens authentique, sa vocation exclusive et la dénature jusqu’à faire d’elle ce que Foucault appelle « biopolitique ». Nous comprendrons ce terme vraiment essentiel en citant Michel Foucault: « L’homme pendant des millénaires est resté ce qu’il était pour Aristote: un animal vivant et de plus capable d’une existence politique; l’homme moderne est un animal dans la politique duquel sa vie d’être vivant est en question. » - La volonté de savoir p 188


            Ce qui s’amorce clairement avec Thomas Hobbes (1588 - 1676), mais qui trouve en fait ses origines bien avant comme l’a prouvé Giorgio Agamben, c’est le glissement de la politique en biopolitique (sachant que la deuxième n’a rien à voir avec la première, comme Hannah Arendt l’avait bien compris, sans utiliser ces termes là). Le grec distingue en effet zoé (la vie biologique) et bios  (la façon de vivre d’un individu ou d’un groupe: exister) pour désigner la vie. On comprend ainsi parfaitement son expression « zôon politikon », alors même qu’elle est sujette à un malentendu assez effroyable, comme Foucault déjà le souligne avec beaucoup de pertinence. L’homme est un être vivant, au même titre que les animaux et les plantes mais en plus il est un être politique, cela signifie que ce « supplément », dans lequel réside toute sa singularité ne saurait en aucune façon se mêler à sa condition, d’être biologiquement vivant (Zoé). A partir du moment où l’on inclue bien à tort la vie ou la survie (Zoé) de l’individu dans le contrat politique qui fait de lui un citoyen, on commet un contre sens total par rapport à ce qui définit à la fois l’humain et le politique pour Aristote, ce qui en soi ne serait pas très grave si cet auteur n’avait pas en réalité défini très rigoureusement les limites fondamentales, topiques au-delà desquelles la politique perd son sens et, disons le, son esprit (voire son âme, au sens propre, car ce qui s’ouvre avec la biopolitique, c’est aussi malheureusement l’idée qu’un gouvernement peut et même doit gérer des « corps », ce qui est tragique et ouvre le cycle d’une histoire tragique de l’Humanité).

De fait, où situer la sécurité dans la tripartition de la « Vita Activa » de Hannah Arendt? Dans le travail indiscutablement, c’est-à-dire très en deçà de l’Action dans laquelle se situe l’activité politique, c’est-à-dire la liberté. Tout ce qui tient de l’action, c’est-à-dire du politique, c’est-dire de l’existence (même au sens étymologique « ex-sistere », se tenir hors de, aller vers) est risqué, imprudent, courageux. Tout ce qui s’effectue par le travail a trait au contraire à la consommation, à la survie, donc à l’économique, donc à la conservation ou à la garantie de la vie, donc à la sécurité, au foyer, à l’oïkos. Ramener la citoyenneté à la garantie de sécurité offerte par le souverain en échange de la force du citoyen contractant, c’est, en réalité, le dépouiller de tout statut politique véritable, c’est un non sens absolu et grave puisque en fait selon la perspective aristotélicienne, ce désir forcené de sécurité est précisément ce qui maintient l’humain dans le souci de sa « zoé », c’est-à-dire au seuil de ce supplément sans lequel sa condition humaine n’est pas encore acté puisqu’elle n’est pas entrée dans ce mode d’être (bios) spécifiquement politique.

 


                Loin de s’améliorer les choses ont empiré avec le 19e et le 20e siècle à cause du développement des sciences sociales qui ont accordé de plus en plus de place au social au détriment du politique, c’est-à-dire aux habitus, aux traditions, aux mentalités, aux moeurs, aux coutumes comme si une réalité sociale existait en elle-même indépendamment de l’essor, du dynamisme de la politique. Il est très difficile de situer Hannah Arendt sur ce que l’on appelle l’échiquier politique et c’est plutôt bon signe car s’il ne fait aucun doute qu’elle ne se rallie aucunement au libéralisme économique (à droite donc), il n’est pas non plus envisageable de la situer à gauche puisque cette critique de la sociologie la met d’emblée à l’écrit de tout courant qui se situerait à gauche.  Ce qu’elle reproche aux sciences sociales, c’est d’adhérer au principe d’un dynamisme vital inhérent à la société elle-même. La sécurité est un bien absolument nécessaire pour que ce processus suive son cours « naturel » mais justement ce n’est pas du tout de nature qu’il est question (puisque c’est la culture) mais d’une sorte de principe immanent à la société même. Du coup la politique se voit réduite à protéger ce cours, comme le gardien anonyme d’une puissance à laquelle il ne participe d’aucun biais. 

Tout est voilé, tordu, falsifié dans ce schéma à partir de la confusion entre liberté et sécurité. La question de la politique se voit ramenée à celle de la souveraineté (alors que pas du tout) et cette souveraineté elle-même n’a pas d’autre fonction que de veiller à la sauvegarde d’un mouvement propre au social. Pour Hannah Arendt, l’erreur totale ici vient du fait de ne pas avoir perçu avec Aristote que ce dynamisme de la société par quoi les humains font advenir des actes collectifs animés par une communauté de valeurs au sein d’une cité est la politique elle-même, le politikon grâce auquel la zoé devient un bios et le citoyen humain.

 


Que devient la liberté dans cette dénaturation du politique? Une sorte de limite intérieure, une clôture, une frontière à ne pas dépasser, une prescription par le biais de laquelle se définit un intérieur (la société) et l’on mesure ainsi tout ce qui la sépare de la vision Arendtienne d’un éclatement vers le dehors, d’un « acte », d’une citoyenneté constituante, d’un processus d’individuation en chantier perpétuel, d’un ensemble ouvert, d’un collectif toujours en train de se faire.

p 195: Ainsi non seulement nous, qui avons nos raisons pour nous défier de la politique….Les évènements politiques en Angleterre qui éclatèrent en même temps que la rédaction des oeuvres politiques de Hobbes confirment totalement cette fonction complètement dénaturée de la liberté qui se voit réduite à protéger les biens de telle ou telle classe sociale.  Charles 1er d’Angleterre, premier roi à être décapité par le parlement, souligna cette vérité juste avant de mourir.  Le soi-disant « peuple » ne s’est pas révolté contre l’autorité royale par volonté de participer activement à la politique de la nation mais bien plutôt par désir de sécurité à l’égard de sa vie et de ses biens. Autrement dit ce n’est pas pour que la liberté soit, s’effectue que le parlement anglais a décidé d’exécuter le roi, mais plutôt pour que la sécurité soit. Il n’est pas du tout scandaleux de se poser à peu prés la même question concernant la révolution française qui éclatera un peu plus d’un siècle plus tard.


                Plus encore que la distinction entre le travail et l’action entre la vie et l’existence, entre la sécurité et la politique, c’est finalement au critère de différenciation entre deux types de mouvement que la thèse ici soutenue par hantant Arendt nous inviter: préserver et participer. Aucun geste politique ne peut consister à préserver quoi que ce soit. Dés lors qu’apparaît un souci de conservation, de protection, de sécurisation, nous nous trouvons illico projetés dans un autre domaine. La politique est fondamentalement participation, dynamisme, force, mouvement vers…L’auteure revient donc une fois de plus sur la collusion historique que l’on peut noter entre le stoïcisme tardif et le développement du christianisme dans l’empire romain. Que des écoles philosophiques comme le stoïcisme aient déjà préparé le terrain à une religion pour laquelle le royaume de Dieu est au dedans de nous ne fait guère de doute chronologiquement et c’est déjà à une sorte de reflux de cette notion même de participation aux affaires publiques que s’oriente les thèses philosophiques et religieuses selon lesquelles une vie contemplative est plus sage qu’une vie participative. Or on sait bien que même si Aristote définit la vie contemplative comme un idéal de sagesse, il insiste aussi sur sa difficulté voire son inaccessibilité. C’est bien la praxis qui constitue selon lui le modèle même de l’action et de la liberté citoyenne.

 


                Un truisme est une évidence, une affirmation qui va tellement de soi qu’il n’est quasiment pas utile de la prouver. C’est ce qui va sans dire. Il y a donc un vrai paradoxe à soutenir, comme Hannah Arendt que sa thèse essentielle, à savoir que « la raison d‘être de la politique est la liberté et son champ d’expérience est l’action » est un truisme. Car de fait, nous faisons plutôt l’expérience du contraire, c’est-à-dire du poids que la politique fait porter à nos existences. Nous avons également connaissance des prises de position de penseurs pourtant reconnus pleinement comme des théoriciens brillants de ce domaine qui argumentent exactement la thèse opposée selon laquelle le dosage de politique est inversement proportionnel à celui de la liberté dont nous jouissons est anti que citoyens. On pourrait presque parler ici d’une sorte de « ressort dramatique », après avoir poussé à son paroxysme, ma thèse opposée à la sienne, Hannah Arendt parle d’évidence, de truisme, comme si ce qu’elle allait maintenant établir, aussi contre-intuitif que cela puisse sembler, consiste en fait à nous rappeler à une vérité peut-être trop aveuglante pour que nous lui prêtions attention, sur le même principe que la lettre volée d’Edgar Poe. Le lien indéfectible et mutuellement nourricier de la politique et de la liberté  ne serait-il pas comme le point aveugle et patent de la détérioration progressive du politique dans le monde en général et dans l’Europe en particulier? ( C’est la fin du I p 196)



action pure

Nous commençons l’explication p 196 de ce qui correspond selon la découpe de l’auteure elle-même à la deuxième partie de son article qui en contient quatre (mais nous nous contenterons de ces deux là). L’effort de précision, de rigueur argumentative et d’audace philosophique est indiscutablement plus intense encore que dans la première partie. Par bien des aspects, Hannah Arendt va « donner du corps » à une notion qu’elle avait jusque là décrite plutôt contre toutes les possibilités de confusion, d’annexion, de détournement de la philosophie (de la métaphysique, des stoïciens). Il s’agit maintenant de manifester politiquement ce que la politique « est » et pourquoi elle est si indissolublement liée à la politique.

Deux citations extraites de l’oeuvre de Shakespeare vont d’abord lui permettre de bien marquer cette autonomie politique de la liberté. Dans la première scène de l’acte 1 de Richard  III, le duc de Gloucester qui va devenir Richard III décrit finalement ses motivations pour accéder par toutes les intrigues et les infamies possible au pouvoir (infanticide, mensonge, etc.). Richard III est laid, boiteux, handicapé et sa résolution d’user des pires moyens envisageables pour conquérir le trône repose ici d’abord sur sa laideur.  Hannah Arendt illustre ainsi  à nouveau la thèse déjà défendue selon laquelle à l’origine d’un  libre arbitre supposé, on trouve toujours un motif. Ce n’est pas le libre arbitre du Duc de Gloucester qui s’exprime dans son choix d’être un scélérat mais la conséquence directe de sa laideur qui l’empêche de jouer les galants à la cour d’Angleterre. Il adorerait les vaines amusettes si la nature l’avait doté d’une constitution physique susceptible d’en jouir, mais puisque ce n’est pas le cas il va finalement cultiver une laideur d’âme qu’il perçoit comme l’héritage directe d’une laideur de corps. Il s’agit de boire le calice de la claudication jusqu’à la lie et de n’oeuvrer qu’à donner à une âme boiteuse sa pleine et entière réalisation par des actes immondes.


                Nous sommes donc en présence d’une liberté fausse puisque Richard III se soumet à la fatalité naturelle de sa laideur en devenant méchant.  Il en va tout autrement de Brutus qui dans la pièce « Jules César » de Shakespeare déclare: « Que cela soit ou nous mourrons ». Ici la liberté s’exprime telle qu’elle est selon Hannah Arendt, à savoir comme un COMMENCEMENT. Ce n’est pas la décision, ni l’intention qui commende le début de l’action, mais l’action elle-même.  Comment une action pourrait-elle être dite libre si c’est seulement en tant qu’elle aurait été voulue qu’elle serait libre? Toute la philosophie de Kant se voit réfutée dans cette simple observation: qu’une action puisse être dite libre à cause d’une intention pure suspend la liberté à une condition préalable. Mais qu’est-ce qu’une liberté qui attendrait pour être validée d’être choisie par une intention. La liberté c’st justement ce qui se choisit dans le fait d’être immédiatement effective.   Une action se décide en étant toujours déjà « Action ». Rien ne pose plus clairement la liberté d’une action que le fait d’être, de surgir, de s’effectuer sans cause, c’est-à-dire en étant à elle-même son propre commencement.

Une action, en fait n’a ni cause ni objectif, ceci ne veut pas dire qu’elle puisse s’effectuer sans l’un et l’autre, mais ce qui en elle est spécifiquement action, c’est justement ce qui n’est ni provoqué par une cause ni motivé par un objectif. Cause et finalité sont des conditions nécessaires pour qu’il y ait action mais pas suffisantes pour faire que l’action soit; en d’autres termes on pourrait dire qu‘une action a besoin d’une cause mais justement pour n’être pas entièrement causée par elle et d’un objectif mais de la même façon pour ne pas se laisser guider par lui. L’action c’est ce qui , pris dans cet étau de la cause et de la finalité résiste aux deux par l’émergence d’une zone temporelle indéterminée tenant à la fois d’une puissance de rétention (contre la finalité) et d’inertie (contre la cause) qui finalement pourrait bien être celle du présent. 

 

Ce point est tout aussi délicat que fondamental. Il s’agit de situer l’action dans une dualité fameuse et philosophiquement très classique qui est celle de la volonté et de l’entendement (Pour Descartes, l’erreur vient de la nature infinie de notre volonté et finie de notre entendement). Une action nous apparaît d’abord souhaitable en tant qu’elle est jugée comme telle par notre entendement, c’est-à-dire notre pensée rationnelle. Cette évaluation de notre entendement s’adresse ensuite à notre volonté pour qu’une action s’effectue. Mais en réalité il suffit de s’attarder un peu sur ce schéma pour constater que finalement ni l’entendement ni la volonté ne disposent des qualités requises pour faire que l’action libre soit. L’entendement en effet ne libère rien, il juge, il connaît, il « établit », il analyse puis se détermine: est-ce que cette finalité est bonne ou pas, en fonction d’une étude, d’une évaluation. Si la réponse est « oui », il demande à la volonté de commander l’action, et cette volonté investira plus ou moins de force dans ce commandement qui influencera l’action sans l’être. Ce passage est suffisamment important pour que l’effort de clarification s’efforce ici du moins d’être à sa hauteur. Est- ce que la volonté et l’entendement exercent une influence sur l’action? Oui. Est-ce qu’ils sont les agents exécuteurs de l’action? Non, sans quoi l’action n’aurait pas besoin d’être. Elle consisterait purement et simplement dans ce passage du jugement au commandement. En fait, une fois l’action lancée, jugement et volonté vont communément faire l’expérience de leur effritement, de leur usure face à une instance à laquelle aucun des deux n’est finalement préparé: « le devenir ». Aussi loin que je puisse aller dans le travail d’analyse de mon entendement et dans celui d’anticipation de ma volonté, il s’agit de deux mouvements de représentation, de projection dans une autre dimension que celle de leur efficience propre (qui serait finalement plutôt une sorte de modélisation théorique). L’instantanéité de l’action c’est ce qui ne peut que me faire douter de ceci que mon entendement a raison et c’est aussi ce dans quoi ma volonté aussi fortement intentionnée soit-elle s’épuise. Pour avoir du coeur à l’ouvrage, encore faut-il que le coeur soit en même temps que l’ouvrage, ce que ni l’entendement  qui juge ni la volonté qui anticipe (puisque elle commande) ne peuvent réaliser. C’est cette synchronicité parfaite entre une force qui se fait force dans le même temps et le même lieu que l’œuvre qui fait le miracle de l’acte.

Qu’on y réfléchisse un tant soit peu et chacune, chacun trouvera dans cette description l’origine de l’échec de la plupart de nos bonnes intentions et de nos résolutions de début d’année, par exemple.  En fait il y a une différence déterminante et finalement un fossé infranchissable qui sépare le fait de se dire que: « faire ça, ce serait bien » et « faire exister ça ». Tant qu’un principe détermine une action, il n’est pas cette action, mais la vérité d’une action ce n’est pas qu’elle apparaisse comme telle à mon entendement mais qu’elle apparaisse comme réelle par mon acte. Les hommes sont libres à chaque fois que leurs actes matérialisent des principes et que des principes effectuent des actes.  

Résumons: il y a des jugements produits par l’entendement, des puissances de résolution plus ou moins intenses émises par ma volonté mais rien de tout cela ne fait être l’action, laquelle ne se réalise qu’en tant que « principielle », c’est-à-dire commençante, miraculeuse, en un sens. Dans les métamorphoses d’Ovide (43 avant JC - 17 après), on peut lire ce vers célèbre: « Video meliora provoque, deteriora sequor » (« je vois le meilleur et je l’approuve, je fais le pire. »). Tout le propos de Hannah Arendt se retrouve finalement dans ce constat qui décrit aussi bien le démon de la perversité d’Edgar Poe que l’action authentique. Mon entendement voit ce qui est meilleur, ma volonté l’approuve mais rien de l’action ne se dit, ne se détermine ni ne s’effectue ici. Le démon de la perversité n’est pas du tout une faillite de la volonté, il est le vertige qui assaille l’être humain au seuil miraculeux de l’action. Il est l’effet désastreux de fascination terminale, irrémédiable, d’une action pourtant structurellement miraculeuse et principielle. 


Pour qu’une action soit, il faut qu’en elle, s’effectue une part d'exécution pure, de « non-décidabilité" pure. Piégée, cette non-décidabilité se transforme en indécision voire en procrastination (perversité). Mais justement ce ne sera pas encore de l’action, laquelle au contraire transforme cette non-décidabilité en fait non pas tant accompli que « s’accomplissant ». Ce n’est pas de la volonté, c’est du performatif.

Dans une analyse célèbre (Livre 3 de l’Esprit des Lois), Montesquieu décrit les principes qui, selon lui, sont à l’oeuvre dans les différents types de régime politique:

  1. C’est la vertu qui fait la démocratie
  2. La modération est le principe de l’aristocratie
  3. L’honneur fait la monarchie
  4. La crainte est le principe du despotisme

Par principes, on mesure bien à quel point il ne s’agit pas du tout ici de volontés: personne ne veut craindre. La démocratie est la réalisation mondaine de la vertu, l’aristocratie de la modération, etc. Ces principes sont ce qui se fait dans l’action qui en se faisant les fait. Ils n’ont aucun rapport avec les motifs qui, eux, sont toujours ancrés dans la disposition physique et particulières d’un individu. Le motif, c’est ce qui pousse Richard III à agir de façon abjecte: la laideur. Le principe au contraire est général. Pour Montesquieu, le terme de principe pourrait se rapprocher de celui de « passion », mais justement ça ne convient pas car nos passions sont liées à notre subjectivité. Il faudrait envisager des passions instantes et générales, proche de ce que de  nombreux traducteurs de Spinoza appelle des « affects ». Un peuple c’est ce qui donne à des affects de quoi s’incarner, c’est-à-dire de quoi s’effectuer telle qu’ils sont: affectés et affectants.


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