lundi 21 novembre 2022

Terminale HLP: Les métamorphoses du moi (2)

 


3) De la chose qui pense au « je » grammatical

« Ne suis-je pas celui-là même qui maintenant doute presque de tout, qui néanmoins entend et conçoit certaines choses , qui assure et affirme celles-là seules être véritables, qui nie toutes les autres, qui veut et désire d'en connaître davantage , qui ne veut pas être trompé, qui imagine beaucoup de choses , même quelquefois en dépit que j'en aie, et qui en sent aussi beaucoup, comme par l'entremise des organes du corps. Y a-t-il rien de tout cela qui ne soit aussi véritable qu'il est certain que je suis et que j'existe, quand même je dormirais toujours, et que celui qui m'a donné l'être se servirait de toute son industrie pour m'abuser ? Y a-t-il aussi aucun de ces attributs qui puisse être distingué de ma pensée, ou qu'on puisse dire être séparé de moi-même? »


C’est sur ce moment du raisonnement de Descartes qu’il s’agit en fait d’activer tout notre attention parce que c’est à ce moment qu’il opère la « déduction » (mais en est-ce vraiment une?) du « je pense » au moi.  Je peux douter de tout , y compris d’exister, mais il faut bien que cette pensée de n’être rien « soit » puisque de fait elle « est ». Or du fait qu’elle soit, il faut bien qu’elle soit pensée par quelqu’un et que ce quelqu’un soit « moi » donc non seulement je pense donc je suis mais ce je qui pense est celui d’un moi: « moi ». Tel est le trajet de réflexion emprunté par Descartes et c’est aussi celui-là même que Nietzsche, en 1886, mettra à mal dans son livre « par delà le bien et le mal »:


« Pour ce qui est de la superstition des logiciens, je ne me lasserai jamais de souligner un petit fait que ces esprits superstitieux ne reconnaissent pas volontiers à savoir qu’une pensée se présente quand « elle » veut, et non pas quand « je » veux ; de sorte que c’est falsifier la réalité que de dire : le sujet « je » est la condition du prédicat « pense ». Quelque chose pense, mais que ce quelque chose soit justement l’antique et fameux « je », voilà, pour nous exprimer avec modération, une simple hypothèse, une assertion, et en tout cas pas une « certitude immédiate ». En définitive, ce « quelque chose pense » affirme déjà trop ; ce « quelque chose » contient déjà une interprétation du processus et n’appartient pas au processus lui-même. En cette matière, nous raisonnons d’après la routine grammaticale : « Penser est une action, toute action suppose un sujet qui l’accomplit, par conséquent... » C’est en se conformant à peu près au même schéma que l’atomisme ancien s’efforça de rattacher à l’« énergie » qui agit une particule de matière qu’elle tenait pour son siège et son origine, l’atome. Des esprits plus rigoureux nous ont enfin appris à nous passer de ce reliquat de matière, et peut-être un jour les logiciens s’habitueront-ils eux aussi à se passer de ce « quelque chose », auquel s’est réduit le respectable « je » du passé. », Nietzsche, Par delà le bien et le mal, I, 17 (1886).



            Ce qu’il convient de bien avoir en tête, c’est que Descartes s’est résolu à douter, qu’il l’a voulu. Finalement c’est exclusivement sur cette résolution de départ qu’il s’appuie maintenant pour justifier le passage de la pensée de ne pas exister à la pensée d’un sujet, puis à celle d’un « moi »: « ne suis-je pas celui-là même qui maintenant doute presque de tout? En d’autres termes, puisque le doute est une méthode que j’ai choisi, décidé d’emprunter, puisque ma volonté est donc au point de départ de la démarche, comment s’en séparer maintenant qu’elle aboutit à l’existence indubitable de cette pensée, de ce « je pense », de ce moi? Puisque j’ai voulu douter et puisque c’est justement ce doute qui finalement fonde l’existence de cette pensée, il s’ensuit nécessairement que cette volonté qui fait le lien entre cette pensée et moi soit, donc que ce moi existe bel et bien, en tant que chose, que substance. La chaîne de déduction semble donc continue: de ce que je pense que je ne suis rien, il faut en déduire que cette pensée de n’être rien « est » donc que que je pense, donc que je suis donc que mon moi « est ». 

Mais en fait, c’est peut-être exactement le contraire qui est vrai car le fait que toute cette démarche soit partie d’une résolution pourrait se résoudre en un seul énoncé qu’il suffit de formuler pour en pointer la fragilité métaphysique: de ceci que je veux penser que je ne suis peut-être rien, il s’ensuit que je veux penser que cette pensée de n’être rien « est » donc que je veux penser que je suis. Finalement est-ce autre chose qu’une pensée qui revient à elle-même dans une sorte de boucle aussi stérile qu’infondée? De ceci que je veux penser que je suis, il s’ensuit que je suis nécessairement, métaphysiquement. Mais cette nécessité est-elle autre chose que le « cri » d’une volonté qui «  s’y croit », comme on dit? Qui a jamais vu que la volonté suffisait à faire un sujet? De ce que je veux penser que je pense, il s‘ensuit que je veux penser que je suis. Mais finalement cette volonté ne serait-elle pas gratuite, auto-proclamée? A quel moment rencontre-t-elle vraiment une preuve indubitable de son existence? 

Quand la pensée de n’être rien se rend compte qu’elle ne peut pas être rien puisque elle se pense comme n’étant rien. De fait, ce qu’il y a, c’est une pensée du rien qui ne peut pas ne pas être. Ceci est un fait: cette pensée « est » mais qu’elle soit « mienne » pose question et sur ce point la volonté du sujet qui pense ou croit penser cette pensée de n’être rien ne suffit pas. 

Nietzsche ici s’attaque moins à Descartes qu’aux logiciens, même si indiscutablement sa critique englobe aussi le philosophe français. Mais pourquoi les logiciens? A cause de la notion de prédicat que l’on retrouve en logique et qui désigne finalement ce qui peut être dit d’un sujet: « la nappe est blanche », par exemple. « Etre blanche » est le prédicat de la nappe, étant entendu que rien ne peut être prédiqué si ce n’est d’une chose ou d’un sujet. Ce n’est pas la propriété d’être blanche qui fait qu’il y ait une nappe, mais c’est parce qu’il y a une nappe que celle-ci peut être dite blanche. Dans la logique il ne peut exister de propriétés ou de verbe sans sujet. C’est le sujet qui détermine le prédicat et non l’inverse. Qu’il y ait la pensée « je pense » ne peut être assignée ou causée que par un sujet « je ». 

Or, ne faisons nous pas l’expérience exactement contraire? Est-ce parce que je suis que je pense ou bien parce que penser se fait qu’exister peut s’en déduire?  N’avons nous pas déjà éprouvé ce fait que la pensée vient à « nous » sans venir DE nous? Dans le rêve évidemment, mais pas seulement: la madeleine du narrateur de la recherche (A la recherche du temps perdu - Marcel Proust) se situe également en exact contrepoint de celui de Descartes. Ce qu’il éprouve, c’est exactement de consister non seulement « lui » mais tous ces souvenirs d’enfance, Combray, les aubépines, sa grand tante, tout ça est comme contenu dans la saveur de la madeleine trempée dans du thé:



« Et tout d'un coup le souvenir m'est apparu. Ce goût c'était celui du petit morceau de madeleine que le dimanche matin à Combray (parce que ce jour-là je ne sortais pas avant l'heure de la messe), quand j'allais lui dire bonjour dans sa chambre, ma tante Léonie m'offrait après l'avoir trempé dans son infusion de thé ou de tilleul. (…) Et comme dans ce jeu où les Japonais s’amusent à tremper dans un bol de porcelaine rempli d’eau, de petits morceaux de papiers jusque-là indistincts qui, à peine y sont-ils plongés s’étirent, se contournent, se colorent, se différencient, deviennent des fleurs, des maisons, des personnages consistants et reconnaissables, de même maintenant toutes les fleurs de notre jardin et celle du parc de M. Swann, et les nymphéas de la Vivonne, et les bonnes gens du village et leurs petits logis et l’église et tout Combray et ses environs, tout cela qui prend forme et solidité, est sorti, ville et jardins, de ma tasse de thé. »  

Tout ce que Descartes semble considérer comme « allant de soi », à savoir le lien entre le moi et la pensée « je pense » est ici remis en cause car finalement c’est justement le fil continu entre cette saveur de madeleine goûtée à un âge mur par le narrateur et la même saveur resentie à son enfance qui fait émerger comme un simple trait d’union le « moi » comme si finalement une collection de sensation et seulement elle assurait cette continuité.  Dans la démarche Proustienne, ce n’est pas parce qu’il y a un sujet qu’il y a cette pensée, c’est parce qu’il y a cette pensée que le sujet s‘éprouve comme tissé dans ses souvenirs, DE ces souvenirs eux-mêmes. N’aurions nous pas d’autre existence que celle-là: être comme la besace d’une multiplicité d’affects, leur lieu de stockage? Proust écrit: «  je sens la rumeur des distances traversées ». Mais de quelles distances parle-t-il si ce n’est de celle que ressent ce sujet en déshérence, privé de substance, à la traîne de ces souvenirs qui ne font qu pointer vers ce qui n’est plus et dont il est en fait non pas le point d’origine mais la ligne de fuite?

Ce n’est pas seulement ici que Proust évoque « un » souvenir involontaire, mais plutôt de ce que c’est que laisser venir du dessous tout ce que l’on est, ou plutôt le peu dans lequel on consiste. Mais la critique de Nietzsche, elle va beaucoup plus loin parce qu’elle s’attaque à la question philosophique du sujet. Avec Proust nous suivons la ligne de cohérence suivante: il y a des affects qui créent des pensées, lesquelles pointent en dernière instance vers un « sujet ». Considérer qu’un prédicat induit un sujet ou bien encore qu’une propriété est assignable à un x, c’est probablement ce qu’il nous arrange de penser mais ce qui en réalité n’est certifié nulle part. Au contraire, ce qui s’effectue c’est plutôt des actes ou si l’on préfère des forces, ou encore des verbes à l’infinitif. Nous reconnaissons bien l’existence d’actions impersonnelles quand nous disons qu’il pleut ou qu’il neige ou qu’il vente et nous ne supposons pas qu’un sujet fasse être le vent (à moins de situer ici le présupposé des religions créationnistes). Ce « il » ne fait signe d’aucun sujet. Nous pourrions le remplacer par « ça » comme nous le faisons quand en bricolant nous pestons contre une vis ou contre un chevron: « ça veut pas rentrer ». Il y a une propension des choses, une sorte de détermination impersonnelle des situations au gré duquel ça marche ou pas, ça va ou pas, ça pense ou pas. 

Penser se fait quand « ça » veut penser. Ça pense en moi, mais ce n’est pas moi qui pense. Descartes découvre bel et bien une vérité, mais ce n’est pas forcément celle à laquelle il aboutit. De ce qu’il y ait une pensée d’être, il faut bien en déduire une modalité d’être propre à cette pensée mais il ne s’ensuit pas du tout que ce qui est traversé par cette pensée soit un « moi », une substance. 

Mais alors pourquoi pensons-nous « spontanément » cela? Pourquoi nous semble-t-il aller de soi que ce sont les sujets qui déterminent les verbes, les prédicats et non les prédicats qui déterminent les sujets? De la langue, de cette pure règle grammaticale en fonction de laquelle le verbe doit se conjuguer, comme se soumettre à un sujet. Nous apprenons docilement des lois grammaticales, sans jamais les remettre en cause, de telle sorte que s’installe inconsciemment en nous l’évidence que sans sujet il n’y a pas d’actions. Mais pourtant que vivons nous si ce n’est le contraire? 


Pour le réaliser pleinement, il convient de citer une notion que l’on retrouve sous la plume de Spinoza (1632 - 1677) , le penseur contemporain de Descartes qui nie l’idée même qu’un être humain puisse se concevoir comme une substance, comme un « moi », un être. La seule substance est Dieu en tant que seul Dieu existe par soi. Or Dieu, pour Spinoza, c’est la Nature, ce qui est. Mais ce n’est pas encore assez d’affirmer cela, encore faut-il dissocier dans cette nature ce qu’elle fait et ce qu’elle est. Il existe donc une nature naturée  (Natura naturata) et une nature naturante (naturans). La première est constituée de toutes les choses faites de la nature: les êtres vivants, les éléments, tout ce qui est venu à l’existence grâce à elle. La seconde désigne la nature en train de se faire exister par elle-même, le principe actif sous la pulsion auto-créatrice de laquelle est en train d’être ce qui est, en acte. Est-il donné aux hommes de se faire exister en eux-mêmes par eux-mêmes? Non, absolument pas et il ne s’agit pas ici d’invoquer les parents qui ne sont que le maillon antécédent d’une chaîne d’engendrement incroyablement plus étendue. Ce que désigne Spinoza par ce terme de nature naturante, c’est finalement la puissance de l’existence de se faire exister par elle-même et c’est cela que l’appelle une substance. En d’autres termes, la seule instance qui puisse se dire « moi », c’est la nature ou si l’on préfère « Dieu ».


La fascination que vous éprouvions pour la thèse de Descartes se saisit désormais dans toute son étendue, mais aussi dans toute sa puissance de séduction et cette puissance est douteuse. C’est trop beau pour être vrai. Ce qui nous séduisait, c’était justement cette insoupçonnable pouvoir d’un je de se fonder par lui-même de découvrir par le cogito une existence qu’il fonde également par cette pensée comme si cette pensée, du seul fait d’être conçue, ouvrait la porte à la capacité d’un être humain pensant de se fonder lui-même en l’ayant. Une puissance d’auto-fondation métaphysique. Pour Spinoza, chacune et chacun de nous n’est qu’une façon d’être de cette substance qu’est Dieu, c’est-à-dire la nature. J’existe mais je n’ai pas inventé le fait d’exister. Je suis simplement un mode d’être de « ce que c’est qu’être ». Dieu et être ne sont qu’une seule et même chose. 

Ce que Nietzsche bien plus tard opposera à Descartes, c’est la langue et tout ce que la formulation « je pense » revêt finalement de fallacieux. Descrtes est allé très loin dans sa remise en cause de toutes les certitudes mais pas encore assez loin cependant, car encore aurait-il fallu se méfier des règles arbitraires de cette langue par le filtre de laquelle nous pensons. Nous ne pouvons pas penser finalement autrement qu’en suivant les canaux de nos grammaires, et il est compris dans nos grammaires que le sujet détermine le verbe donc qu’une action n’est qu’en tant qu’elle est accomplie par le sujet de la phrase. Mais ce qui s’effectue dans la phrase est exactement l’inverse de ce qui s‘accomplit dans le réel.  Par conséquent, le moi est une fiction dont on peut dire qu’elle est grammaticale.



4) Dire « je », être « moi »

Le psychanalyste Jacques Lacan, reprenant en un sens le fond de la critique linguistique de l’argument de Nietzsche contre Descartes dira qu’il voit dans le raisonnement du philosophe français un « trait de contrebande », quelque chose à quoi l’on fait passer la frontière clandestinement, en douce.  Ce qu’il entend signifie, c’est que Descartes, sans s‘en rendre compte , élude, annule quelque chose d’absolument fondamental pour comprendre l’être humain, à savoir qu’en tant qu’il parle, en tant qu’il est un être de langage, il est ce qu’il appelle un sujet fendu, marqué du sceau d’une radicale inadéquation à soi. 

En d’autres termes, le fait que je puisse, parce que je suis doté d’une langue (même si je ne l’ai pas choisie) dire « je » instaure en moi l’impossibilité d’être moi, du moins si l‘on entend par ce terme une substance, une totalité. Si être moi, c’est être un tout, alors dire « je » m’interdît d’être moi. Et le trait de contrebande de Descartes, c’est justement de passer sous silence cette incroyable évidence de l’être fendu de tout sujet parlant.  Il fait comme si allait de soi ce qui justement est le point le plus dramatique du sujet, à savoir qu’il n’est pas un tout, qu’il ne le sera jamais et qu’en fait ce dont dont nous faisons l’expérience en tant qu’être humain parlant c’est justement de cela, d’évoluer avec ce constant jeu de vis-à-vis dont finalement quelque chose du tableau des Ménines de Velasquez nous donne une idée.  Je suis « décollé » de moi en disant « je », projeté dans une arène comme la cour d’Espagne au sein de laquelle il demeure toujours possible, voire finalement évident que je ne suis pas ce que je dis que je suis, et même si je tente de faire un effort d’adéquation, cela restera un effort « vain » parce qu’il sera évident que ce que je dis que je suis, je le dis comme une proposition de moi sur moi, par quoi l’objectivité du jugement sera définitivement impossible.

Voulant exprimer radicalement ce trait de contrebande, Lacan a formulé ce qu’il a appelé un anti-cogito: « Je pense où je ne suis pas, donc je suis où je ne pense pas. Je ne suis pas, là où je suis le jouet de ma pensée. Je pense à ce que je suis, là où je ne pense pas penser. » 


Mais qu’est-ce que ça veut dire? Là où je pense que je suis, je ne suis pas parce que je n’y suis pas complètement ne serait-ce que parce j’y pense justement. Par conséquent là où au contraire je ne suis pas en train de penser que je suis, je suis « vraiment », à savoir que j’y suis inconsciemment mais à cause de cette conscience totalement, sans partage ni vis-à-vis de moi comme étant, j’y suis autrement que comme Philippe 4 dans les ménines. Quand je suis l’objet de mes propres pensées, je suis en semi-présence, en fausse présence. Donc là où je ne suis pas est train de penser que je pense, c’est-à-dire là où je ne pense pas le cogito de Descartes, je pense vraiment à ce que je suis. Là où ma pensée ne se dit pas qu’elle pense, elle « est ». C’est exactement le contraire de ce que Descartes dit.  Mais qu’est-ce que c’est qu’une pensée qui ne se dit pas qu’elle pense? Une pensée inconsciente. En d’autres termes, ce que vit une pensée qui se dit qu’elle pense, c’est l’impossibilité d’être un moi, alors même que Descartes, au contraire, situe dans cette aptitude de la pensée à se dire qu’elle pense la substance même, le fait d’être un tout, une « chose » qui pense.

C’est finalement cela le point important: dire « je », c’est ne pas pouvoir être un moi et cela a un rapport avec l’inconscient parce que c’est une même chose avec le fait que « le moi n’est pas maître dans sa propre maison », pour reprendre les termes de Freud. Que je dise Je, ce n’est pas du tout la preuve que je suis, c’est au contraire la preuve qu’il m’est impossible d’être moi.

Finalement cela apparaît dans les termes mêmes utilisés par Descartes dans la seconde méditation: « il faut conclure, et tenir pour constant que cette proposition: Je suis, j’existe, est nécessairement vraie, toutes les fois que je la prononce, ou que je la conçois en mon esprit ».

« Toutes les fois que je la prononce »: toutes les fois que je dis: « j’existe », j’existe, mais en tant que quoi? En tant que celui qui dit: j’existe ou que « je » qui existe, parce que de fait, ce ne sont pas les mêmes « je », et c’est complètement évident. Il y a un je qui dit et un je qui est. Or ce n’est pas aussi simple que dans la formule enfantine: « c’est celui qui dit qui est ». C’est même exactement le contraire: celui qui dit qu’il est ne peut pas être le même que celui dont il est dit qu’il « est ». Ce qui se manifeste ici c’est une « inadéquation » fondamentale, voire fondatrice par quoi quelque chose de l’être humain apparaît, et au regard de quoi, c’est bien « en contrebande », c’est-à-dire illégalement, illégitimement que Descartes fait passer pour certain ce qui au contraire est radicalement impossible. Toutes les fois que je prononce: «  je suis, j’existe », une chose est absolument certaine c’est que je ne suis pas ce je qui existe et qu’entre le je qui dit qu’il existe et celui dont il est dit qu’il existe, il y a toute la différence entre un je qui fait un énoncé et un je qui est le sujet de cet énoncé. Dire je, c’est ouvrir une faille essentielle dans le moi, celle de l’énonciation, mais il est possible que cette faille remonte à bien plus loin que l’on croit, comme nous le verrons. 


                Mais il importe d’abord de bien saisir cette fente inhérente à tout sujet qui dit « je ». Au 6e siècle avant JC, un poète crétois nommé Epiménide de Knossos formule un paradoxe: moi Epiménide, je dis que «  tous les crétois sont menteurs. ». Si je dis vrai je mens (puisque je suis crétois), si je mens  (alors les crétois ne sont pas menteurs et donc:) je dis vrai. Ce n’est pas tant qu’il pointe ici le fait qu’il peut mentir qui importe que l’inadéquation fondamentale tournant en contradiction au sein même de tout sujet disant « je ». Quelque chose de la formulation de ce paradoxe explique 24 siècles avant qu’elles soient écrites pourquoi les confessions de Rousseau et finalement toutes confessions en général sont vouées, par nature à l’échec. Une confession se rédige dans un espace dont elle nie l’existence, comme une colombe qui s’évertuerait à nier la résistance de l’air grâce auquel pourtant elle vole (métaphore empruntée à Kant). Il s’agit en effet de dire qui l’on est ou ce que l’on a fait dans un discours dont la condition de possibilité rend inefficace la véracité de l’aveu puisque de fait celui qui se confesse et celui dont il parle à la première personne de sa confession ne sont pas les mêmes. Il y a, pour reprendre les termes du linguiste Emile Benveniste, un sujet de l’énonciation (celui qui fait la confession) et un sujet de l’énoncé (celui dont il est question dans la confession). Aucune confession ne peut se déployer dans un autre espace que celui de la réflexivité (à soi-même), d’une mise en perspective de soi par soi, d’une mise en espace de soi à soi. 

Mais, en même temps, on « jure » que ce que l’on dit de soi est exactement ce que l’on est. Or ce serment et l’action à partir duquel il prend tout son sens reposent sur son impossibilité. C’est justement parce que je peux mentir, voire parce que je mens nécessairement en ce sens que je ne peux me confondre avec ce que je dis de moi sans que cela soit du « dit » et non de l’être. On ne peut pas résorber par un dire l’espace même dans lequel ce dire se déploie. Se confesser, c’est dire que « c’est celui qui dit qui est » mais tant qu’on le dit, on ne l’est pas, ou on ne l’est plus, puisque c’est déjà du passé.





5) Le stade du miroir (Lacan)

Mais d’où vient cette dissociation? A quand remonte-t-elle ? Tous les animaux vivent-ils comme nous cette inadéquation fondamentale qui nous interdit finalement de coïncider avec notre moi? Non selon Jacques Lacan, cette dissociation nous est propre, elle participe de ce qui nous rend humains, pour le meilleur et pour le pire. Cela s’explique par une expérience qui se produit entre 6 mois en 1 an chez tous les nourrissons humains. C’est ce que Jacques Lacan appelle « le stade du miroir » et dont nous commentons la description faite par le psychanalyste au congrès international de psychanalyse à Zurich le 17 juillet 1949. La difficulté de l’écriture de Jacques Lacan justifie l’entrelacement du texte et de la tentative de son élucidation (le texte original est en caractères gras):

« La conception du stade du miroir que j'ai introduite à notre dernier congrès, il y a treize ans, pour être depuis plus ou moins passée dans l'usage du groupe français, ne m'a pas paru indigne d'être rappelée à votre attention aujourd'hui spécialement quant aux lumières qu'elle apporte sur la fonction du je dans l'expérience que nous en donne la psychanalyse. Expérience dont il faut dire qu'elle nous oppose à toute philosophie issue directement du Cogito. 

(Jacques Lacan revient donc sur une thèse développée il y a 13 ans. On mesure déjà le rapport essentiel entre ce qui va être dit et la dissociation entre le je de l’énoncé et celui de l’énonciation puisqu de fait l’adversaire ici est Descartes, un adversaire dont on peut légitimement estimer qu’il est de toute façon déjà vaincu)

Peut-être y en a-t-il parmi vous qui se souviennent de l'aspect de comportement dont nous partons, éclairé d'un fait de psychologie comparée le petit d'homme à un âge où il est pour un temps court, mais encore pour un temps, dépassé en intelligence instrumentale par le chimpanzé, reconnaît pourtant déjà son image dans le miroir comme telle. 

Cet acte, en effet, loin de s'épuiser comme chez le singe dans le contrôle une fois acquis de l'inutilité de l'image, rebondit aussitôt chez l'enfant en une série de gestes où il éprouve ludiquement la relation des mouvements assumés de l'image à son environnement reflété, et de ce complexe virtuel à la réalité qu'il redouble, soit à son propre corps et aux personnes, voire aux objets, qui se tiennent à ses côtés.
Tout est parti d’une observation comparée dans l’apprentissage des gestes vitaux entre un petit chimpanzé et un petit humain.  Le chimpanzé dépasse l’humain dans la maîtrise psychomotrice des postures et des gestuelles jusqu’à six mois. Mais un décrochage s’effectue alors au moment de la reconnaissance de son corps dans le miroir. Là où le chimpanzé ne semble distinguer qu’une image, l’enfant humain « joue » comme si de voir ainsi reflété dans la surface du miroir son environnement et lui-même lui donnait une forme de maîtrise, une structuration dans l’espace. De les saisir dans le dédoublement de la surface miroitante naît « l’intuition » d’un espace aménageable au sein duquel il devient enfin possible de se mouvoir et de s’identifier soi-même en tant que corps situable au milieu de ces objets. 


Jacques Lacan parle de « complexe virtuel » pour désigner cette image qui n‘est pas réelle et dans laquelle se reflète le corps et l’environnement  de l’enfant pour lequel ce reflet est comme la clé qui lui ouvre le mouvement d’une « assomption ». Qu’il soit un corps dans un espace, c’est ce qui lui apparaît clairement dans le reflet du miroir, et ce par quoi il faut qu’il passe pour acquérir la maîtrise psychomotrice qui lui manquait jusque là, notamment dans la comparaison avec le petit chimpanzé. 

Nous ne pouvons pas nous empêcher de penser ici, une fois encore, aux Ménines de Velasquez, dont il convient vraiment que nous fassions autre chose qu’une sorte de référence « butoir » ou repoussoir dont la fonction se limiterait à décrire une sorte de vide qui resterait à remplir d’urgence d’un moi plus substantiel. Ce n’est pas que le moi se résolve dans ce jeu de perpectives et de surfaces réfléchissantes, c’est plutôt que la scène peinte décrit la vérité la plus stricte et rigoureuse de ce que c’est pour le moi (pour tout moi, qu’il soit roi ou roturier) que d’assumer sa « situation ». C’est exactement la construction d’un moi que décrit « les ménines » , mais justement dans toute son impossibilité à « l’être ». La mise en espace de la toile, du positionnement du miroir, des regards des suivantes et de celui du peintre illustre vraiment la modalité imaginaire d’identification à soi. En d’autres termes: l’idée selon laquelle on s’identifie à soi en tant qu’image, c’est précisément ce dont les Ménines réalisent l’image peinte.




Cet événement peut se produire depuis l'âge de six mois, et sa répétition a souvent arrêté notre méditation devant le spectacle saisissant d'un nourrisson devant le miroir, qui n'a pas encore la maîtrise de la marche, voire de la station debout, mais qui  fixe, dans ces postures, un aspect instantané de l’image, ou pour le dire autrement, qui se prend pour ce qu’il voit.
Cette activité conserve pour nous jusqu'à l'âge de dix-huit mois le sens que nous lui donnons, - et qui n'est pas moins révélateur d'un dynamisme libidinal, resté problématique jusqu'alors, que d'une structure ontologique du monde humain qui s'insère dans nos réflexions sur la connaissance paranoïaque.
Il y suffit de comprendre le stade du miroir comme une identification au sens plein que l'analyse donne à ce terme : à savoir la transformation produite chez le sujet, quand il assume une image, - dont la prédestination à cet effet de phase est suffisamment indiquée par l'usage, dans la théorie, du terme antique d'imago. (L’imago représente le prototype de personnages qui vont influencer de façon inconsciente  le rapport d'un individu à autrui, il serait fondé sur ses premières relations interpersonnelles. On pourrait dire que c’est la projection du moi de l’enfant vers des proches qui sot à la fois idéalisés et intériorisés)

Les termes utilisés ici par Lacan font référence à une « capture » comme le rend bien l’expression anglaise « to catch the eyes ». L’enfant est fasciné par le reflet de son image. La reconnaissance de son corps dans le miroir  décrit un stade, un seuil à partir duquel rien ne sera plu comme avant et il convient de bien saisir à quel point cette assomption de l’image est aussi juste (en ce sens que c’est bien son corps qui est reflété) que fausse (parce que l’image reflétée du corps n’est pas le corps). L’identification grâce à laquelle l’enfant dira plus tard « je » est imaginaire, au sens plein du terme: « c’est une image », et dés lors c’est en tant qu’image que le sujet s’appréhendera lui-même et en tant qu’image qu’il identifiera son environnement. 

Ce stade se développe de 6 à 18 mois. Jacques Lacan situe alors la portée de sa réflexion à trois niveaux différents: psychologique, philosophique (ou ontologique) et psychiatrique:

  1. psychologique: l’expression « révélateur d’un dynamisme libidinal » désigne le fait que le plaisir va dés lors se porter sur l’image. Le rapport de l’homme à la jouissance se dédouble, passe par la médiation de ce jumeau spéculaire que l’on est pour soi-même dans le miroir, de telle sorte qu’il n’est plus éprouvé comme un ressenti intérieur mais projeté à l’extérieur de soi comme plaisir que l’on prend à se voir, ou à se savoir en proie à un plaisir imaginaire. S’il est bien un film qui décrit (mais jusqu’à ses conséquences les plus désastreuses ce détournement  libidinal, c’est bien American Psycho de Mary Harron  avec Christian Bale dans le rôle de Patrick Bateman.
  2. Philosophique: Lacan évoque ici pour la première fois en parlant de «  structure ontologique du monde humain » une donnée fondamentale de notre rapport aux autres et à soi-même, à savoir que l’on s’assume comme étant soi en se reconnaissant dans une image Autre. Et cette donnée élémentaire ne semble pas vraiment pouvoir être baptisée d’un autre terme que celui d’aliénation. Que je sois même que moi, c’est ce que je réalise en m’identifiant avec cette Autre qu’est le reflet du miroir. Toute identification est donc en même temps aliénation. Tous les paradoxes que nous avions pointés en évoquant la distinction du je de l’énoncé et de l’énonciation trouve ici comme leur origine et leur explication, ou du moins un effet de corrélation saisissant. 
  3. Psychiatrique: dés lors que je m’identifie à moi-même en me prenant pour mon image, je deviens addict ou dépendant de cette image. Tout ce qui touche cette image me touche « moi » puisque je ne me vis comme étant moi qu’en m’identifiant à cette image de moi. Voilà ce qui explique cette paranoïa qui se décuple notamment dans le réseaux sociaux sur notre image et l’extrême sensibilité que nous cultivons tout en en souffrant notamment dans les réseaux mais en général dans toutes nos relations sociales.



L’assomption (acte d’assumer)  jubilatoire de son image spéculaire (reflétée par le miroir par l'être encore plongé dans l'impuissance motrice et la dépendance de la nutrition qu'est le petit homme à ce stade infans, nous paraîtra dès lors manifester en une situation exemplaire la matrice symbolique où le je se précipite en une forme primordiale, avant qu'il ne s'objective dans la dialectique de l'identification à l'autre et que le langage ne lui restitue dans l'universel sa fonction de sujet. 


(Euh! Là, on commence à rentrer vraiment dans le dur). Que se passe-t-il? Un bébé de 6 mois qui est encore totalement dépendant  de sa mère (6 mois, c’est l’âge où on commence à peine à faire rentrer dans l’alimentation du bébé quelques nutriments en plus du lait maternel si l’enfant est nourri au sein). Il est encore très hésitant dans ses gestes et l’appréhension de son milieu (y-a-t-il vraiment pour lui un milieu d’ailleurs?). Il se reconnaît et assume l’image de lui qu’il aperçoit dans le miroir. Il se capte dans un effet de similarité. Le stade du miroir s’effectue entre 6 mois et deux ans. Ici il faut nous rappeler l’observation par Freud de son petit fils de 18 mois. Nous sommes donc en plein dedans (dans le stade du miroir). Cette synchronicité est fondamentale. C’est finalement cela que Lacan, avec ses termes, veut souligner. S’objectiver signifie ici se détacher d’une intériorité très pauvre pour s’extérioriser par le jeu. L’enfant symbolise sa mère par la bobine et se pose en maître du jeu. C’et exactement ses premiers pas vers la compréhension et la maîtrise de ceci: grâce au symbolique, on se donne un pouvoir sur tout et on s’effectue soi-même comme un « je ». Il « mime » ce qui lui arrive, ce qui signifie bien qu’il a assimilé la mimesis, l’imitation, le reflet comme un mode d’appréhension d’une réalité: la sienne et celle de la situation qu’il subissait avant mais qu’il représente maintenant de la même façon que son image lui a été représentée par le miroir, présentée à nouveau (re). Il y a un effet de convergence dans cette appréhension de soi comme un autre par le stade du miroir et dans cette reprise avec la bobine des disparitions et réapparitions de la mère. Ce corps senti que je ne faisais que subir, voilà que je l’incarne, que je l’endosse comme un costume revendiqué, comme une peau qu’enfin je porte aux yeux des autres comme étant la mienne, parce que ce corps je l’éprouve enfin dans sa visibilité (sauf qu’évidemment cette visibilité, du coup, imposé qu’être soi devienne un effet de surface soumis aux jugements des autres (de quoi ai-je l’air? Pensons ici à toutes ses questions que certaines personnes se posent sur les convenances: de quoi aurais-je l’air si….). De même, cette situation dont je faisais les frais, je la joue, j’en deviens le maître d’oeuvre mais du coup je me soumets à ce que Jacques Lacan appelle à bon droit: « la matrice symbolique » (ici on peut vraiment faire le lien avec la Matrice de Néo et Morpheus). L’enfant est vraiment en train de dire « je », de se faire le sujet d’une action. Mais dire je, c’est aussi s’offrir à la dissociation en soi du je de l’énonciation et du je de l’énoncé. 



                Je suis le sujet d’un jeu dans lequel ma mère s’en va et revient.  Si c’est bien moi qui la fait partir et revenir à volonté, c’est aussi moi qui finalement fait exactement l’expérience d’une dissociation, voire d’un mensonge finalement, puisque précisément ce que le moi de l’enfant vit, ce n’est justement pas ce qu’il mime, c’est même exactement le contraire. Ce qu’il mime n’est pas sa souffrance de la perte, mais une sorte de compensation un peu revancharde. C’est exactement une « mise en scène », au sens le plus falsificateur de ce terme.  Ce qu’il mime ce n’est pas ce qu’il vit mais ce qu’il aimerait vivre s’il était un «  je ». Par conséquent la matrice symbolique lui permet de s’effectuer comme il n’est pas, de la même façon que le miroir lui permet de se prendre pour ce qu’il n’est pas, parce qu’il n’est pas une image, une apparence mais un « être » . La convergence des périodes entre le stade du miroir et l’observation de Freud nous révèle sans aucun doute possible le lien de causalité réciproque entre le stade du miroir et la dissociation entre « je de l’énoncé" et « je de l’énonciation »

Le point important est que cette forme situe l'instance du moi, dès avant sa détermination sociale, dans une ligne de fiction, à jamais irréductible pour le seul individu, - ou plutôt, qui ne rejoindra qu'asymptotiquement le devenir du sujet, quel que soit le succès des synthèses dialectiques par quoi il doit résoudre en tant que je sa discordance d'avec sa propre réalité.


Le terme important ici est « ligne de fiction ». Comme l’enfant s’assimile à ce qu’il n’ « EST » pas, à l’image du miroir, il est comme gravé au fer rouge du sceau du reflet, du spéculaire, du fantomatique. Ce qu’il intériorise comme étant soi, c’est du ressemblant mais il faudrait dire du «  re/ semblant », du semblant décuplé. Si nous sommes tout au long de notre vie d’enfant, d’adolescent et d’adulte aussi obsessivement tournés vers des idéaux imaginaires, vers des clichés, vers des images, vers des héros voire des super héros, bref si nous avons cette inclination continuelle à nous éprouver comme manquant de ceci ou de cela par rapport à des qualités personnifiées par des archétypes de personnages fictifs, c’est à cause de ce stade. Quoi qu’il arrive, nous ne sommes « pas assez », « pas tout » pour répondre le vocabulaire Lacanien, et évidemment ce « pas tout » revoie également aux deux « Je » de l’énoncé et de l’énonciation. Nous commençons notre existence par un « faux départ » et ne nous remettrons jamais de ce faux départ qui crée une dissociation irrémissible. L’être humain est un animal qui s’identifie comme « moi » par un effet de discordance avec le fait d’être. 


Pour paraphraser Shakespeare, l’humain est l’animal pour lequel le fait d’être est assimilé par l’identification avec ce que l’on n’est pas. Etre, c’est ne pas être, et cette discordance s’appelle le « moi ». Du coup, c’est la courbe de l’asymptote (courbe qui frôle l’axe des abscisses sans jamais se confondre avec lui) qui définit comme la tendancielle d’existence, le tracé schématique du sujet et des actions qu’il accomplira pendant sa vie. Supposons que cette recherche incessante d’identité (puisque c’est de cela qu’il s’agit) soit couronnée de succès, c’est-à-dire que la personne en question parvienne notamment socialement à s’identifier à ses imago idéalisés (en fait c’est un pléonasme: l’imago désigne finalement les adultes que l’enfant considère comme des modèles identitaires), cela ne suffira pas à «  réparer » le « dommage » créé par la dissociation du stade du miroir. L’échec est inscrit dans le coeur originel du processus de l’identification. Ce n’est pas quelque chose dont on peut guérir. C’est comme une maladie chronique. Que je sois moi, c’est ce dont je fais l’expérience clivante, c’est-à-dire impossible. Nous sommes ce que c’est que de ne pas exister « en soi ». 

Nous pourrions même reprendre ici la référence à Hegel  (que Lacan a beaucoup lu) et à la distinction entre le « pour soi » et « l’en soi » en insistant sur le fait que tout ce que Hegel décrit comme la spécificité à partir de laquelle l’être humain s’affirme comme être libre, conscient de soi et digne est considérablement ramené par Lacan à un vide, un manque d’épaisseur, ce que l’on pourrait appeler une sorte de « vacance » de l’être.


C'est que la forme totale du corps par quoi le sujet devance dans un mirage la maturation de sa puissance, ne lui est donnée que comme Gestalt (forme), c'est-à-dire dans une extériorité où certes cette forme est-elle plus constituante que constituée, mais où surtout elle lui apparaît dans un relief de stature qui la fige et sous une symétrie qui l'inverse, en opposition à la turbulence de mouvements dont il s'éprouve l'animer. Ainsi cette GestaIt dont la prégnance doit être considérée comme liée à l'espèce, bien que son style moteur soit encore méconnaissable, - par ces deux aspects de son apparition symbolise la permanence mentale du je en même temps qu'elle préfigure sa destination aliénante ; elle est grosse encore des correspondances qui unissent le je à la statue où l'homme se projette comme aux fantômes qui le dominent, à l'automate enfin où dans un rapport ambigu tend à s'achever le monde de sa fabrication. (…)


Nous atteignons ici un niveau de vocabulaire vraiment complexe. Jacques Lacan n’est pas vraiment renommé pour l’effort de clarification de ces théories (c’est bien dommage). Le stade du miroir définit l’âge de la toute petite enfance. Cela veut dire que la maîtrise progressive de l’enfant qui va s’effectuer, notamment après ses deux ans, se produira à partir de cette expérience primordiale là, dans le cadre qu’elle décrit, de façon finalement très autoritaire. Le stade du miroir est un diktat, et ce qui doit nous troubler c’est qu’il est aussi, pour reprendre le terme de Lacan un mirage. Cette forme (gelstat) est « plus continuante que constituée »: qu’est-ce que ça veut dire? Que notre rapport à l’espace se joue aussi ici, dans le stade du miroir. Nous nous identifions à ce « mirage », c’est-à-dire que nous nous assimilons nous-mêmes comme une forme, comme une silhouette découpée sur un fond et cette manière de SE percevoir devient nécessairement aussi une façon de percevoir tout court. Ici nous serions tentés de promouvoir cette identification tout simplement parce qu grâce à elle, nous pouvons nous mouvoir en tant que corps silhouetté au milieu de ces masses silhouettées également que sont les objets, les meubles, les élues d’un paysage, etc. 



Mais il ne faudrait pas oublier tout ce que cette expérience par la prédominance radicale de sa détermination, par son antériorité à l’égard de toute expérience vécue impose d’arbitraire. Que nous puissions évoluer en tant que forme dans un milieu lui-même découpé en formes, c’est génial, si l’on veut sauf que nous n’avons aucune idée de ce qu’aurait été pour une espèce humaine privée de reflet l’acte de se mouvoir, d’agir, d’être soi.

Cette détermination est ce qui fait de l’humain un humain, même si l’humain en question ne s’en rend pas compte (méconnaissable). 

Permanence et aliénation du « je » constituent les deux faces de ce loup garou qu’est l’être humain.  On peut vraiment reprendre à la lettre cette comparaison à condition de remplacer la pleine lune par le miroir. L’être humain est cet animal qui se transforme sous l’effet de son exposition à son reflet.  Il est un loup garou qui hurle à la pleine lune de sa réflection. Cette identification à l’image du miroir lui permet de se donner une stabilité puisque il se vit comme étant  cette forme, mais en même temps aliénation non seulement parce qu’il n’est pas cette forme mais aussi parce qu’il est dés lors offert sans défense à un jeu perpétuel d’identifications à des imagos, à des clichés, à des supposés « modèles », avec tout ce qu cela implique de risque, principalement lorsque ces moules pullulent au fil des écrans, des films, des vidéos quels soient leur nature.

La référence ultime à l’automate est particulièrement riche notamment si nous l’opposons à la notion d’autonomie. « autôs » signifie, en grec, « être soi-même ». Etre autonome c’est se donner à soi-même a propre direction et être automate signifie « se mouvoir soi-même » mais pas par soi-même. Un automate est un robot auquel l’homme a donné la capacité de se mouvoir comm un être extérieur mais en même temps c’est lui, l’humain qui dirige ses mouvements. Si nous appliquons précisément ces deux termes au stade du miroir, nous réalisons que c’est sur le fond d’au automatisme que l’homme conquiert sa (fausse) autonomie. Il est considéré comme libre de se mouvoir dans l’espace à partir d’une expérience qui finalement se défait comme une captation aliénante, comme une totale déréalisation de soi au profit de l’image. Dirions nous d’un loup-garou qu’il est libre d’être un loup-garou?




Conclusion

Nous ne nous relèverons pas du trouble de la référence initiale aux Ménines de Velasquez tant il apparaît désormais clairement qu’en effet le « moi » est cette forme passée au crible de ces jeux de perspectives, de convenances strictement codés et de surfaces réfléchissantes décrites par le peintre espagnol. Le moi ne peut se vivre et se voir qu’en peinture, qu’en forme (gelstat), qu’en réflection (ne pas confondre avec réflexion, même si la relation est pleine de sens). 

Mais alors, qu’est-ce que le moi? La seule possibilité de répondre à cette question tout en évitant, autant qu’on le peut (et ce n’est pas gagné), les conséquences de l’analyse aussi pertinente qu’écrasante, voire tragique, de Jacques Lacan pourrait consister à donner toute son attention et son crédit à ce passage de la recherche de Marcel Proust. Le narrateur y décrit  ce moment où nous nous réveillons ailleurs que chez nous, petit laps de temps où notre mémoire tarde à resituer notre position non seulement spatiale ou géographique mais aussi sociale, familiale, nominative. On se réveille alors simplement « vivant » et cet éclair aussi fugace que troublant nous illumine d’une sagesse brève mais aussi définitive en ceci que le sentiment d’exister sans identification à quoi que ce soit qui puisse tenir de la représentation (si bien peinte par Velasquez) nous investit du ressenti exact d’une exclusive et pleine présence. Probablement n’est-il rien d’autre dont nous puissions dire que nous le sommes sans risquer de nous tromper…Nous-mêmes:

« Quand je m’éveillais au milieu de la nuit, comme j’ignorais où je me trouvais, je ne savais même pas au premier instant qui j’étais ; j’avais seulement dans sa simplicité première, le sentiment de l’existence comme il peut frémir au fond d’un animal ; j’étais plus dénué que l’homme des cavernes ; mais alors le souvenir — non encore du lieu où j’étais, mais de quelques-uns de ceux que j’avais habités et où j’aurais pu être — venait à moi comme un secours d’en haut pour me tirer du néant d’où je n’aurais pu sortir tout seul ; je passais en une seconde par-dessus des siècles de civilisation, et l’image confusément entrevue de lampes à pétrole, puis de chemises à col rabattu, recomposaient peu à peu les traits originaux de mon moi . »



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