dimanche 13 novembre 2022

Terminales 3/5/7: Est-ce inconsciemment que nous disons la vérité? (2)

 Nous reprenons le fil du cours: 2) analyse des termes c) L'inconscient dans la philosophie de Nietzsche.


c) L’un des auteurs les plus clairement engagés dans la critique de la conscience est Nietzsche. Nous retrouvons dans ses thèses la position la mieux argumentée en faveur de la réponse positive à la question du sujet, tout simplement parce qu’il est nécessaire, selon lui, de « devenir ce que l’on est », c’est-à-dire de libérer de nous le potentiel créateur:  « Quant à nous autres, nous voulons devenir ce que nous sommes - les nouveaux, les uniques, les incomparables, ceux qui sont leurs propres législateurs, ceux qui sont leurs propres créateurs. « Deviens, ne cesse de devenir qui tu es, le maître et le formateur de toi-même! » Faire advenir de soi le vrai soi, accomplir l’éternel retour, donner à chaque instant de sa vie son authentique dimension cyclique, c’est précisément ce qui ne peut en aucune manière s’effectuer consciemment, mais au contraire comme une vérité effective qu’il nous reviendrait seulement de laisser agir, de faire pointer, de libérer, non pas parce que nous le voulons mais parce que la « volonté de puissance » le veut. 

Mais pourquoi la conscience est-elle si profondément inapte à nous donner cette puissance, cette force de vérité évoquée par Tiresias? Comme il en a forgé l’habitude (et le marteau) Nietzsche opère une généalogie de la conscience, c’est-à-dire qu’il décrit l’historique d’une « valeur » ou d’un concept que nous avons trop tendance à considérer comme divin ou sacré (Rousseau évoquant la conscience par le de « voix divine »). On parle aussi de notre conscience comme d’un guide qui nous dirait toujours la meilleurs chose à faire; « suis ce que ta conscience te dicte » « agir conformément à ta conscience », etc. Mais qu’est-elle en réalité? Et quand est-elle apparue? L’être humain est aussi puissant par sa pensée qu’il est faible par sa constitution physique. Nietzsche le situe donc d’abord en tant qu’animal jeté dans une nature où vivent d’autres animaux. Miser sur sa seule force physique n’est rien moins que suicidaire. L’être humain s’est donc, sous l’influence de ce que nous pourrions appeler « un instinct de survie », rallié à ses semblables. Pour survivre, il lui fallait vivre en groupe, ce qui nécessairement a fait émerger en lui le « besoin » de communiquer et ce terme de besoin est quasiment à prendre au sens de « besoin vital ». Mais à force de communiquer, de faire signe de soi aux autres, l’être humain a fini par s’entretenir avec soi comme avec un autre. Ce n’est pas du tout parce qu nous sommes conscients que nous communiquons avec nos semblables mais au contraire parce que nous communiquons que nous sommes devenus conscients.  


Ce passage est crucial parce que nous y retrouvons précisément ce que nous avions d’abord évoqué de la conscience, à savoir que tout être conscient est finalement dédoublé. Il est autre à soi. Etre conscient c’est porter en soi cet autre que l’on est à soi-même et auquel on dit tout ce que l’on sait de soi…à soi. La conscience fait de chacune et de chacun sa propre confidente, comme on le dirait d’une sorte de « confessionnal portatif » à ceci près qu’on ne lui dit pas seulement ses péchés mais « tout » ou du moins tout ce qu’on sait. Le génie de Nietzsche consiste ici simplement à insinuer dans cette disposition humaine tout le poids de la nécessité, de la survie. Résumons: l’être humain est faible, il lui faut s’associer avec les autres humains d’où le besoin de communiquer mais pour dire à l’autre ce que l’on vit ou ce dont on a besoin, il faut le formuler à soi, de telle sorte que le langage est devenu non seulement une modalité de rapport à l’autre mais aussi une modalité de rapport à soi et ce que l’on appelle « conscience née de la nécessité de s’entretenir constamment avec soi, de se dire à soi-même en même temps que l’on vit, ce que l’on vit. 

Mais est-ce vraiment « en même temps »? Non, tout simplement parce qu’il est impossible d’être vraiment en phase avec le discours que l’on tient. Ce que je dis, à peine dit, est déjà dit, donc passé. L’inadéquation de l’être humain avec son présent trouve donc ici son origine et la cause même de ce décalage est la conscience dans ce qu’elle est en vérité à savoir du langage, des mots.

"La conscience n’est qu’un réseau de communications entre les hommes ; c’est en cette seule qualité qu’elle a été forcée de se développer : l’homme qui vivait solitaire, en bête de proie, aurait pu s’en passer. Si nos actions, pensées, sentiments et mouvements parviennent — du moins en partie — à la surface de notre conscience, c’est le résultat d’une terrible nécessité qui a longtemps dominé l’homme, le plus menacé des animaux : il avait besoin de secours et de protection, il avait besoin de son semblable, il était obligé de savoir dire ce besoin, de savoir se rendre intelligible; et pour tout cela, en premier lieu, il fallait qu’il eût une “conscience”, qu’il “sût” lui-même ce qui lui manquait, qu’il “sût” ce qu’il sentait, qu’il “sût” ce qu’il pensait. Car comme toute créature vivante, l’homme pense constamment, mais il l’ignore. La pensée qui devient consciente ne représente que la partie la plus infime, disons la plus superficielle, la plus mauvaise, de tout ce qu’il pense : car il n’y a que cette pensée qui s’exprime en paroles, c’est-à-dire en signes d’échanges, ce qui révèle l’origine même de la conscience."

                                                                                "Le gai savoir" 

Il convient de ne pas sous-estimer ici l’extrême originalité de la thèse de Nietzsche par rapport à la plupart des philosophes de son époque pour lesquels la conscience participe plutôt de la capacité de l’homme à se situer bien au-dessus des aléas et des besoins de la nature. Si nous suivons Hegel, en effet, la conscience est justement ce pour-soi grâce auquel notre être échappe à l’immédiateté, à l’instinct, à l‘automatisme de nos pulsions physiques élémentaires. Or Nietzsche au contraire situe la conscience dans un mouvement dont l’origine et la fonction n’est ni plus ni moins, en fait, que la survie. L’aptitude à se savoir est une sorte de mesure d’urgence née du recours absolument requis à son semblable. La communication est une forme de donnée primitive de l’animal humain qui sans elle mourrait pour la bonne et simple raison que tout individu humain est le plus faible de la nature. Cette primauté de la présence d’Autrui sur l’existence individuelle s’est transformée petit à petit en une sorte « d‘entre-soi » de soi à soi née de la communication. Chacune et chacun de nous est ainsi marqué à vie du sceau de la communauté, c’et-à-dire du commun. Il ne retient de sa vie que ce qui est susceptible de fournir la matière première d’un récit d’un compte rendu à l’autre et que cet autre soit lui-même ou telle autre personne de sa communauté importe peu, en fin de compte. 

Un soi-disant Nietzschéen qui prend la pose: c'est plus qu'un oxymore, c'est  purement impossible

Il finit ainsi par se former une sorte « d’humanité moyenne », c’est-à-dire de modalité de comportement apte à être transmise et appliquée indifféremment à tout le monde. Rien n’est plus vraiment appréhendé individuellement mais toujours dans l’optique de pouvoir être rapporté à son prochain, jusqu’à ce que finalement la vie elle-même ne soit plus perçue qu’à titre de vie seconde. Ce qui est communicable prend alors définitivement l’ascendant sur l’authenticité individuelle de ce qui est perçu:


« Mon idée est, on le voit, que la conscience ne fait pas proprement partie de l’existence individuelle de l’homme, mais plutôt de ce qui appartient chez lui à la nature de la communauté et du troupeau ; que, par conséquent, la conscience n’est développée d’une façon subtile que par rapport à son utilité pour la communauté et le troupeau, donc que chacun de nous, malgré son désir de se comprendre soi-même aussi individuellement que possible, malgré son désir « de se connaître soi-même », ne prendra toujours conscience que de ce qu’il y a de non-individuel chez lui, de ce qui est « moyen » en lui, — que notre pensée elle-même est sans cesse majorée en quelque sorte par le caractère propre de la conscience, par le « génie de l’espèce » qui la commande — et retranscrit dans la perspective du troupeau. Tous nos actes sont au fond incomparablement personnels, uniques, immensément personnels, il n’y a à cela aucun doute ; mais dès que nous les transcrivons dans la conscience, il ne paraît plus qu’il en soit ainsi… » (« Le gai savoir » - 1882)

De fait il n’est rien qui décrète la supériorité de la pensée consciente sur la vie inconsciente si ce n’est la pensée consciente elle-même. Qu’il soit « bien » que nous écoutions ou sollicitions notre conscience, c’est précisément ce que notre conscience nous dicte et nous ne réalisons pas la portée de cette auto-affirmation, l’aptitude de la conscience à se promouvoir elle-même. Ne faudrait-il pas d’ailleurs être conscient pour s’en apercevoir? 

Nietzsche ne fait finalement qu’insinuer dans la philosophie les découvertes de Lamarck et Darwin, découvertes qui à bien des titres consistent à aller simplement jusqu’au bout de cette évidence de fait à la lumière de laquelle l’humain est un animal qui se raconte l’histoire qu’il n’en est pas un. C’est le naturaliste Lamarck qui en 1809 avait déjà affirmé ce principe selon lequel « c’est la fonction qui fait l’organe » , c’est-à-dire selon lequel les êtres vivants évoluent en fonction du milieu et de la nécessité de survivre. Ce n’est pas parce qu’il est conscient que l’homme a survécu, c’est parce qu’il lui fallait survivre que la conscience est apparue comme une solution, probablement la SEULE solution Cultivant, plus que toute autre disposition, celle grâce à laquelle il se sait vivant, (le « pour soi ») , Nietzsche déploie ainsi une toute autre conception de la conscience que celle de Hegel et tout en est transformé, puisque en fait, c’est finalement à la mesure de la nécessité de survivre qu’il convient d’évaluer les progrès de la conscience. 

Le fond de cette conception Nietzschéenne s’articule autour de la notion de liberté, car autant pour des philosophes comme Descartes, Kant, Hegel, la conscience est cela même à partir de quoi l’Humain manifeste une liberté, un libre-arbitre, un pouvoir de détermination unique et originel sur lui-même, sur ses pensées, ses sentiments, ses actes, autant pour Nietzsche (qui reprend ici l’une des thèses essentielles de Spinoza), c’est précisément pour des raisons contraires en tous points à celle-ci que l’homme est conscient, à savoir parce qu’il n’avait pas d’autres moyens de vivre. La conscience est le produit de la plus terrible nécessité et la nécessité c’est le contraire de la liberté. 

On ne peut qu’avoir du mal à saisir toutes les implications de ce renversement de perspectives mais à chaque fois que grâce à notre conscience nous parvenons à nous détacher d’une passion ou d’une pulsion et à rétablir le schéma: « je veux, contre mon corps ou contre mon besoin, ou contre mon désir, etc », en pensant ainsi gagner les galons d’une liberté conquérante, « je » me trompe » parce que ce « je » lui-même, ou plutôt cette aperception consciente de soi comme « je » est un effet de cette pression première de l’espèce humaine visant à survivre. Finalement jamais nous ne sommes plus soumis à la nature (du moins à la pression physique du besoin de survivre) que lorsque nous pensons nous en extraire et faire valoir un ordre du je au je. Nous pensons nous effectuer en tant qu’autre chose qu’un corps dés que notre conscience triomphe momentanément du corps (lorsque nous faisons quelque chose malgré notre faim, notre soif, notre envie de sommeil, ou notre envie tout court)  mais cette conscience elle-même est née de la menace infligée au corps humain. 

Parmi les plus obscurs fragments d’Héraclite, penseur Pré-Socratique du 6e siècle avant JC, celui-ci qui a beaucoup intéressé Nietzsche mérite ici d’être cité: « la nature aime à se cacher ». Ce n’est probablement pas ce que ce penseur très ancien voulait dire mais cela s’applique à la perfection à cette perspective puisque c’est en pensant se détacher de la nature que l’homme conscient, convaincu de la supériorité que lui donne cette conscience sur la nature finalement sans le savoir s’y soumet. La conscience nous éclaire sur tout sauf sur cela même qui constitue sa généalogie de telle sorte que tout ce dont nous nous rendons compte, grâce à elle, se voir aussi dés lors marqué du sceau de la falsification. 

L’une des premières illusions dans laquelle nous fait vivre la conscience est l’ignorance de la pensée inconsciente. Avoir un corps, c’est nécessairement déjà penser, mais pas penser en tant que « je », c’est sentir, réagir, décrypter (il suffit de réaliser tout ce qu’accomplit votre cerveau pour percevoir la richesse et la complexité des flux et des influx neuronaux. Avoir une idée, ce n’est pas se rendre compte que l’on a une idée. Les processus par lesquels on pense ne sont pas ceux par lesquels nous nous savons penser même si la conscience a u certain impact sur les flux cérébraux. 

Mais alors quelle est exactement la teneur de ce que notre conscience nous dicte? Rien de plus ni de moins que ce qui est utile à la survie de l’espèce, ou en d’autres termes, ce qui rend mes actes et mes postures communicables, compréhensibles, identiques  aux autres êtres humains. L’idéal de conformité observable en toute société et imposable en chacune d’elles sous l’entremise des lois, des coutumes, des traditions, des usages, des normes,  nous apparaît alors dans toute son évidence. Il n’est pas juste d’obéir aux lois parce que c’est la loi, ou bien parce qu’agir autrement serait « mal », mais parce que tout ce qui est commun à une société participe de cet instinct de communauté sans lequel l’être humain serait ramené isolément à la faiblesse de sa condition naturelle. Du coup on croit qu’on pense bien, qu’on pense juste quand on pense comme tout le monde. Lors même que l’Humain pense se singulariser des animaux parce qu’il serait une espèce « hors norme » (sous entendu: situé hors des normes naturelles) il se manifeste dans la nature comme la plus grégaire, la plus suiviste et la plus désespérément conformiste qui ait jamais existé. 

La puissance prise par la conscience dans le développement humain est telle qu’elle déforme la vérité, ou plutôt qu’elle nous impose de valider une définition du vrai qui finalement s’avère marquée du même sceau que celui-là même sous l’emprise duquel nous sommes conscients, à savoir le langage. Derrière la conscience s’exprime la nécessité pour les hommes de communiquer être eux, donc de ne prêter attention qu’au plus commun. Pour ce faire il faut donner de la vérité la définition la plus à même de renforcer ce souci de communauté et quoi de mieux à cet égard que l’universalité elle-même? N’est vrai que ce qui sera reconnu par tout homme en tout lieu et en tout temps. Comment ne pas voir, à la lumière des analyses de Nietzsche, qu’il ne s’agit ni plus ni moins que de faire valoir comme vérité ce qui se révèle susceptible d’éloigner le plus possible tout individu de lui-même? Tu diras la vérité quand tu auras expurgé de ton rapport au réel toute l’authenticité individuelle possible, tout ancrage « pur »,  et que tu ne feras qu’émettre des propositions humaines pour des hommes qui s’y reconnaîtront avec d‘autant plus de facilité qu’en fait elles n’ont pas d’autre sens que celui là: dire le plus commun pour le commun des mortels humain: c’est ça la « vérité ». 


Il est toutefois ici une considération fondamentale qu’il est temps d’opposer à l’analyse de Nietzsche (cette analyse se situe principalement dans son livre « le gai savoir » écrit en 1886), c’est celle qui consiste à lui demander quelle autre faculté il est en train d’exercer en ce moment même dans sa critique (et la plus forte critique qui fût jamais écrite) de la conscience que la conscience elle-même? Démasquer l’imposture de la conscience, n’est-ce pas justement ce que la conscience elle-même « fait »?

Dans l’article 335 de son livre, Nietzsche répond à cette objection: «  mais pourquoi écoutez-vous la voix de votre conscience? Qu’est-ce qui vous donne le droit de croire que son jugement est infaillible? Cette croyance n’y a-t-il plus de conscience qui l’examine? N’avez vous jamais entendu parler d’une conscience intellectuelle? D’une conscience qui se tienne derrière votre conscience? Votre jugement « ceci est bien » a une genèse dans vos instincts, vos penchants et vos répugnances, vos expériences et vos inexpériences: « comment ce jugement est-il né » est une question que vous devez aussi vous poser. »

Il y a un devenir de l’être qui n’a aucun rapport avec le devoir de notre conscience, c’est-à-dire qu’exister est une réalité dont il est possible de se faire une idée juste, ou du moins « pas trop fausse », dés lors que l’on affûte suffisamment sa conscience pour qu’elle voit clair dans son propre jeu, dans son acception morale, dans sa structure linguistique, dans son présupposé communautaire. Bref il n’est pas du tout question de vouloir s’arracher à soi-même sa conscience, mais au contraire de l’exercer jusqu’à ce paroxysme généalogique au fil duquel une notion se révèle à ses propres yeux dans toute l’évidence de sa véritable origine. En terme hégéliens (mais il faut bien comprendre ici à quel point cette démarche est absolument anti-hégélienne) cela reviendrait pour le pour soi à développer tellement son acuité dans le "pour soi » que l’on finirait par y réaliser ce qui de ce « pour soi » constitue la généalogie de son « en soi ».

Mais alors qu’est-ce qui vient à la lumière? La volonté de puissance, c’est-à-dire l’essence la plus intime de tout être, ce que nous sommes, c’est-à-dire un complexe de pulsions visant toute à accroître notre puissance. Il faut se représenter cette volonté de puissance comme une réalité dynamique extrêmement subtile dans l’éclatement de laquelle exister prend à la fois Corps et Sens en nous. Les personnes les plus en phase avec leur volonté de puissance sont sans commune mesure les artistes.  On réalise alors la signification de ce que signifie « être soi-même » pour Nietzsche lorsque l’on envisage ce mixte de nécessité et de libération de soi qu’est pour une artiste la création d’une oeuvre. Comme la vie d’un ou d’une artiste ne se résume jamais à « une » oeuvre on perçoit aussi que cet être décrit plutôt un devenir. 

La situation humaine est une des plus sournoises et des plus difficiles du règne du vivant. La nature s’est jouée de nous à un point tel que le moyen grâce auquel nous survivons se trouve être aussi celui par lequel nous sommes persuadés que nous ne faisons pas que survivre: à savoir la conscience d’être une âme séparée du corps. Pour revenir de cette illusion il nous faut faire une généalogie de la conscience qui va précisément nous montrer à quel point elle se situe en réalité dans le corps. Parvenus à ce moment, nous coïncidons avec la volonté de puissance qui précisément se trouve être l’origine de tout ce qui existe, mais au sens propre de ce terme, c’est-à-dire que nous réalisons à quel point en fait la vie EXISTE, plus qu’elle vit ou ne survit. Ce que la vie veut en elle-même c’est exister, ce qui signifie que je suis plus vivant quand je crée une oeuvre d’art que quand je bois, mange ou dort. Le secret du Nietzschéïsme c’est que la nature n’y est pas vitale, et peut-être reprend-t-il en ce sens la signification la plus géniale et la plus cachée de la phrase d’Héraclite: « la nature aime à se cacher ». Il existe une vitalité plus vitale que de survivre et il se trouve que c’est la loi la plus directive, la plus exhaustive, la plus totale du réel, c’est celle de ne consister que dans un jaillissement perpétuel de points singuliers, originaux, imprévisibles: exister en fait, étant entendu qu’exister est un acte qui, en lui-même, se diffracte en une myriade de multiplicité toute plus distincte les unes que les autres. La vérité de l’univers, c’est l’éclatement, le jaillissement incessant de nouveautés pures, dynamiques et multiples et, dans cette fête, la conscience humaine de s’efforce de ne percevoir que des rapports de communauté, de reprise, de répétition.


Nous sommes dés lors en mesure de saisir pourquoi la conception Nietzschéenne de l’inconscient (finalement l’inconscient chez Nietzsche c’est la volonté de puissance) nous met sur la piste de l’une de réponses les plus éclairantes et les plus subtiles à la question posée puisque si c’est consciemment que nous disons la pseudo-vérité du troupeau humain, c’est inconsciemment que vous devenons la vérité dans laquelle nous consistons individuellement, la seule qui en vérité soit ou devienne. L’opposition radicale entre l’appel à la conscience Socratique ou Platonicien et la célèbre phrase de Nietzsche: « Deviens ce que tu es » trouve ici sa plus évidente illustration. Il n’est pas d’autre vérité que celle de réaliser cet ancrage au réel dans lequel on consiste en tant qu’existant tout simplement parce qu’on se tient alors à la seule bonne hauteur de l’existence elle-même, au sens le plus pur, le plus efficient, le plus extérieur, le plus arrimé à l’Aiôn et non à Chronos, et c’est cela « l’art », mais précisément si je m’efforce d’en prendre conscience, au sens de conscience réflexive ou morale (et non de conscience généalogique), alors le « connais toi toi même » fera forcément barrage au « deviens ce que tu es. »


C’et un peu comme si nous vivions socialement dans l’ignorance de ce que nous devenons ontologiquement (ontologique: le rapport à l’être) et cette insouciance est bonne, porteuse, organisatrice. La relative indifférence des artistes à l’égard de la morale, de l’opinion, du qu’en dira-t-on n’est pas à rechercher ailleurs que dans cette inconscience salvatrice. Il faut bien comprendre à quel point quelque chose de l’art nous ramène plus que toute autre pratique ou idée, ou disposition, à une origine ancienne, à une généalogie fascinante et obscure (comment expliquer en effet, qu’à une époque où l’être humain était plus qu’à toute autre, menacé par les  autres espèces animales, il ait pris le temps de s’enfermer dans des grottes pour y peindre des scènes de chasse?) Donner à l’évènement d’exister la juste amplitude dans laquelle ce phénomène consiste induit que nous consentions à vivre dans l’inconscience de son propre processus d’individuation, que nous travaillons certes et consciemment mais tout en sachant que ce que nous sommes réellement en train de devenir s’effectue en nous, de nous ans que nous le sachions. Créer et se créer ne sont qu’un seul et même mouvement mais précisément pour que cette création advienne telle qu’elle est, il est impératif de ne pas même la pressentir, sans quoi cette création n’en serait pas une. L’oeuvre est ce point de croisement entre le devenir soi-même et l’évènement. La question « qui suis-je? » est la moins intéressante, la moins propre à me faire réellement devenir ce que je suis, parce qu’elle est indissociable en tant qu’effort de conscience de l’idée selon laquelle j’aurai à devenir quelqu’un de bien ou quelqu’un de juste, par quoi les idéaux communs de la communauté reprendraient le dessus. Toutes nos erreurs, tous nos faux pas, toutes nos hésitations ont du moins cet avantage d’être  ou d ‘avoir été et de participer sous cet angle à ce que je suis bel et bien en train de devenir. Dans son livre « Ecce Homo », Nietzsche décrit précisément cet ouvrage étrange au fil duquel c’est à ma conscience défendante mais sûrement pas à mon corps défendant qu je deviens ce que je suis. C’est inconsciemment que je fais advenir la vérité dans laquelle je consiste:

« En admettant que la tâche (de devenir ce que l’on est), ait une importance supérieure à la moyenne, le plus grave danger serait de « s’apercevoir » soi-même en même temps que cette tâche. Que l’on devienne ce que l’on est suppose que l’on ne pressente pas le moins du monde ce que l’on est. De ce point de vue, même les bévues de la vie ont leur sens et leur valeur, et, pour un temps, les chemins détournés, les voies sans issue, les hésitations, les « modesties », le sérieux gaspillé à des tâches qui se situent au-delà de la tâche. En cela peut s’exprimer une grande sagacité (lucidité): là où le « connais-toi toi-même! » serait la recette pour décliner, c’est, au contraire, s’oublier, se mécomprendre, se rapetisser, se borner, se médiocriser qui devient la raison même (…) Pendant ce temps, l’« idée » organisatrice, celle qui est appelée à dominer, ne fait que croître en profondeur, - elle se met à commander, elle vous ramène lentement des chemins détournés, des voies sans issue où l’on s’était égaré, elle prépare la naissance de qualités et d’aptitudes isolées qui, plus tard, se révéleront indispensables comme moyens pour atteindre l’ensemble, - elle forme l’une après l’autre les facultés auxiliaires avant même de rien révéler sur la tâche dominante, sur le « but », la « fin », le « sens ». – Considérée sous cet aspect, ma vie est tout simplement miraculeuse. »


Pour devenir celle ou celui que vous êtes, vous n’avez qu’à laisser agir la volonté de puissance et rien ne demande plus à agir qu’elle. En fait elle ne le demande pas d’ailleurs (elle le fait!) et c’est justement ce que nous interprétons faussement comme des incartades, comme des passions nuisibles ou indésirables qui font obstacle à notre ascension ou notre reconnaissance sociale qu'en réalité, s’effectue ce devenir même, ce devenir soi-même (devenir le créateur qu'on est), devenir au regard duquel rien JAMAIS n’est complètement hors des clous ou indésirable. 

c) Dire la vérité

Il est peu de pensées qui soit capable de nous placer plus directement et authentiquement en phase avec tout ce qui fait de Nietzsche un cas particulier de la philosophie, et  particulier au sens de « génial ». Ce serait commettre une grave erreur que de le situer comme un philosophe rebelle, toujours prêt à contester l’ordre établi, ou à affirmer systématiquement le plus contraire aux valeurs établies. Lui qui est probablement l’auteur le plus critique à l’égard de la notion même de « vérité » n’écrit pas pour une autre raison que celle-là même de faire éclater une certaine conception de la vérité. Toutefois cette conception passe d’abord, comme toujours avec lui, par une entreprise de désanthropocentrisme et de généalogie, deux concepts clés de sa « méthode ». 

Est-il possible de pratiquer la philosophie comme art de s’extraire d’un « subjectivisme humain » (humain, trop humain)? Peut-on faire suffisamment effort sur soi pour observer la vie, l’univers, l’humanité elle-même avec ce qu’il appelle des yeux « lointains » mais plus lointains encore que tout ce qui peut s’imaginer humainement? Toute vérité qui ferait un peu trop les affaires des hommes s’avère suspecte, trop humaine pour être vrai. Ce n’est donc pas une prise de position idéologique, ni même vraiment philosophique qui motive l’écriture et la pensée de Nietzsche mais une certaine conception de la vérité qui pourrait se concevoir comme cet effet d’évidence qui se manifeste à quiconque prend suffisamment de recul pour cribler les normes des sociétés humaines de la démarche généalogique: le marteau nietzschéen. Il convient donc de bien comprendre à quel point c’est au nom d’une certaine vérité que Nietzsche s’arroge le droit de critiquer et finalement de discréditer toutes les autres.  


Le  jour de la Vérité Révélée (celui où l'aléthéia triomphera de la Doxa) viendra où Cyril Hanouna prendra la place qui lui revient de plein droit, à savoir dans ce fauteuil.


Mais pour saisir tout ce que la conception Nietzschéenne de la vérité a de profondément déstabilisant, il faut d’abord évoquer les définitions plus connues, plus courantes. La vérité est un concept dont on perçoit la plurivocité lorsque l’on évoque ses contraires car le vrai ne se contente pas de s’opposer au faux, mais aussi à l’illusion, au paraître, au mensonge. 

  1. Le vrai contredit le faux, c’est-à-dire l’erreur. On dit la vérité lorsque l’on a atteint un degré de certitude absolu par l’enchaînement de propositions logiques auquel il est absolument impossible de se rétracter. Descartes évoque ainsi à titre de méthode pour parvenir au vrai de ne recevoir aucune chose comme vraie à moins de la connaître évidemment être telle. Il s’agit donc de parvenir par le raisonnement ou par l’intuition (géométrique) à un degré de certitude radical et indubitable. Cette vérité est donc toujours soumise à examen, mais cette vérification ouvre la porte de la vérité contre l’erreur.
  2. On dit la vérité quand notre jugement est conforme à la réalité, c’est-à-dire quand on ne se laisse pas abuser par l’imagination ou par des illusions. Ce qu’on dit existe réellement  et tel qu’on le dit. Ce n’est donc pas au faux que cette définition s’oppose mais à l’irréel, au songe, à l’imaginaire
  3. On dit également la vérité quand on est sincère, authentique, c’’est-à-dire quant on est vraiment dans l’être plus que dans le paraître. Je dis la vérité si disant que je suis amoureux, je le suis effectivement. Cette vérité là revêt une dimension intérieure. Dire le fond de son âme, sans détour, ni concession aux usages ou aux bienséances. On pourrait dire que cette vérité s’oppose à l’attitude qui consiste à faire semblant (Rousseau dit qu’il va dépeindre un homme dans toute la vérité de sa nature, mais comme il ne fait que « le dire »….le fait-il ?)
  4. Lorsque l’on ne ment pas on dit la vérité. Il y a une différence importante par rapport à la version précédente parce que ce n’est pas la même chose d’être dans le semblant et de mentir, acte qui suppose vraiment une déformation intentionnelle de la réalité, afin d’en retirer un certain profit personnel. On peut se contenter des apparences (sens 3) mais on peut aussi sciemment  déformer le réel (4). 
  5. Il faut remarquer quelque chose par rapport à ces quatre définitions qui donc s’opposent respectivement 1) à l’erreur 2) à l’illusion (rêve) 3) aux apparences (semblant) 4) au mensonge, c’est que la vérité y consiste dans un jugement, dans une proposition. Or il existait pour les grecs de l’antiquité (voire de la période dite archaïque (8e siècle avant JC) un autre concept de vérité qui était l’aléthéia ( qui signifie « sortie de Léthé » , déesse de l’oubli). Il s’agissait de vérité réservée aux personnes autorisées comme les oracles, les aèdes, les poètes, les prêtres ou les vestales dotées de la puissance de faire revenir à la surface de leur parole une évidence oubliée ou recouverte par un voile d’indifférence. La vérité ici n’est pas un jugement mais un dépouillement, un dévoilement de ce qui est et que l’on n’apercevait plus. C’est une vérité qui n’est pas apodictique mais assertorique, c’est-à-dire qu’elle se suffit à elle-même. Il n’est pas besoin de l’accompagner de sa démonstration. D’ailleurs celle-ci n’a pas lieu d’être, parce que la vérité de l’aléthéia s’impose à chacune et à chacun comme étant vraie. Quelle est la différence avec le sens 3 ? Il n’est pas question ici de dire ce qui est par opposition à ce qui ne fait que paraître mais de laisser affleurer l’être même dans sa parole, de faire en sorte que l’être affleure à la surface de nos usages dominés par le paraître. C’est justement la raison pour laquelle cette vérité est réservée à certaines personnes. Pourquoi? Parce que ces personnes sont réputées pouvoir faire abstraction de leur personne, de leur nom, de leur vie privée. Ce n’est pas en tant que Jean-Jacques Rousseau qu’il s’agit de dire la vérité de Jean-Jacques Rousseau mais en tant que l’on n’est plus rien, que l’on s’est abstrait de toute existence personnelle que l’on peut porter la parole de l’existence même, de l’être. C’est ici précisément ce que veut dire le philosophe allemand Martin Heidegger quand il réhabilite cet ancien terme de la Grèce archaïque pour lui faire signifier « vérité de l’existant ». C’est une vérité assertorique (par opposition à "apodictique" qui veut dire démontrée prouvée qui vaut par soi et surtout dont on peut considérer qu’elle est sans sujet, sans véritable « auteur », mais plutôt portée par une sorte d’agent, de conducteur de parole vraie comme on le dit de ces métaux traversés par le courant électrique. C’est aller au fond de l’expression « porte-parole ». Ce que requiert cette parole, c’est que l’on puisse suffisamment de dépouiller du souci de s’affirmer comme étant tel ou tel pour n’avoir d’autre fonction que celle de donner à l’être une ouverture par sa voix, de laisser purement et simplement l’être s’engouffrer dans cette brèche en laquelle peut consister un être humain suffisamment détaché des intérêts et des usages sociaux humains pour ne plus être qu’un existant. La laïcisation de la société en Europe et la place grandissante prise par la science dans notre civilisation avait totalement rejeté cette conception dans l’oubli même que son nom pourtant révoque. La perte d’adhésion à la religion en Occident a également contribué à cette désaffection. Mais il est possible de se demander dans quelle mesure quelque chose de l’alétheia ne se serait pas orienté vers une autre pratique qui est celle de l’art, ce qui en fait était déjà clairement suggéré avec le rôle du poète  dans l’antiquité grecque. Nous pourrions toutefois faire référence à d’autres exemples comme notamment le ready made. C’est Marcel Duchamp qui crée ce concept artistique: « Le ready made dit-il est le concept d’une oeuvre d’art sans auteur » Il expose une roue de bicyclette dans un musée sur un tabouret, mais aussi un urinoir et un porte-bouteilles. L’idée est donc d’attirer le regard des spectateurs sur un objet manufacturé mais dans un cadre tel que son utilité disparaît.  Le musée apparaît alors purement comme une sorte de sas de neutralisation des fonctions utilitaires dans lequel les visiteurs se voient presque contraints de pénétrer en oubliant l’usage. Mais précisément oublier l’usage, ne serait-ce pas pratiquer une sorte d’oubli au carré: oublier l’oubli dans lequel la seule préoccupation de la fonction des objets nous a fait oublier qu’avant d’être un ustensile, tout objet est d’abord une présence? Nous arrive-t-il d’interrompre jamais, ne serait-ce qu’un instant, cet étrange processus de procrastination de la perception des ustensiles par le biais duquel nous remettons à plus tard le moment simple de nous rendre compte qu’ils sont, avant là pour être là AVANT d’être là pour nous servir ? Picasso a créé un ready made appelé « tête de taureau » en disposant un guidon de vélo au dessus d’une selle. Ce qu’il nous faut bien comprendre, c’est que le réflexe le plus courant des spectateurs qui consiste à objecter que «ça, tout le monde peut le faire » peut être aisément retourné: « non! Pas tout le monde mais plutôt « personne », c’est-à-dire que ce n’est pas en tant que Picasso qu’il a fait cette oeuvre, (d’ailleurs l’a-t-il faite?) mais en tant qu’il s’est suffisamment soustrait à la plus infime tentative d’initiative personnelle qu’il a seulement laisser affleurer à la surface de notre réalité « la » réalité, c’est-à-dire la plasticité pure d’objets que finalement nous n’avions pas « vus » tout simplement parce qu’un guidon n’est « humainement » là que pour être saisi et une selle enfourchée pour faire du vélo (procrastination). Il n’y a guère que les enfants pour nous rappeler de temps à autre à cette existence efficiente et instantanée des choses en tant qu’elles sont là, et non en tant que l’on peut en faire ceci ou cela. La plupart du temps de nos journées se passe à décaler les objets, à détourner le fait de leur présence pure, mondaine, gratuite vers un avenir humain fonctionnel et finalement assez pauvre (c’est beaucoup plus exaltant de se dire que l’on fait du vélo sur une tête de taureau que sur un Rock rider XC- 900,). Le ready made nous offre ainsi un excellent exemple de vérité au sens d’ « aléthéia ».


Avant de développer la critique de la vérité entreprise par Nietzsche, nous pouvons d’emblée nous interroger sur ce que ces cinq définitions apportent concrètement à note réflexion. Y’aurait-il en elles ou pour certaines d’être elles, l’empreinte d’un recours nécessaire voire incontournable à l’inconscient?

  1. Absolument pas pour la 1 qui décrit au contraire une sorte de « tenue continuelle », de tension constante de la conscience qui doit, pour se préserver de l’erreur, prolonger l’esprit de veille d’une attention consciente portée à ce que l’on est train de dire, de penser, de conclure, de juger.
  2. Pas davantage pour la 2 que l’on peut finalement décrire par opposition au rêve, à l’hallucination. C’et justement de se maintenir hors de la sphère de l’inconscient que cette vérité là s’impose comme telle.
  3. Peut-on être inconscient dans la sincérité? Non dans la mesure où précisément elle fait signe d’un effort. Rousseau ici encore pointe un aspect décisif à cet égard. Il insiste bien que le fait dans ces confessions,  que personne n’est vraiment jamais allé au bout de cette entreprise. Pourquoi? Parce que l’usage des relation sociales est l’hypocrisie et le faux semblant. Il faut donc faire un effort conscient pour décider volontairement de résister à cette couche de fard qui recouvre nos relations. Ici se pose aussi la question de la parhésia. Celle-ci décrit-elle un geste qui se situe dans cette vérité type 3 ou dans la 5: l’alétheia?
  4. On dit la vérité quand on ne ment pas mais précisément il est toujours possible à un être de mentir. C’est une option envisageable que l’on peut même pousser (comme Jean-Claude Romans dans l’adversaire) à son paroxysme: ne parler qu pour mentir, en faire un mode d’existence. Par conséquent dire la vérité pour un homme revient à prendre la décision du vrai plutôt que celle  du mensonge. Cela impose un choix, donc une forme de liberté donc une conscience.
  5. C’est évidement la seule définition au sein de laquelle l’inconscience de ce porte parole d’une vérité qui n’est que le dévoilement de l’étant est non seulement possible mais à certains égards requise. Elle l’était dans la Grèce antique pour l’oracle ou la pythie qui parlait sans savoir (glossolalie), mais elle l’est aussi pour le poète qui se fait le dépositaire de la voix des Muses. Que dire de Picasso ou de Duchamp dans cette perspective? Que la tête de taureau est déjà dans tout vélo et que la conscience de l’artiste en tant qu’artiste se résume ici à l’émergence d’une pure désignation, d’une focalisation sur « ce qui est », laquelle ne semble pas pouvoir se concevoir vraiment comme « décision » mais comme l’attitude de laisser affleurer ce qui est.


La conclusion est donc assez évidente: pour toute vérité conçue comme jugement, il est impossible d’être inconscient pour dire la vérité mais si l’on considère comme Heidegger qu’il existe bien une vérité révélée au sens de dévoilée, vérité qui « est » et non vérité qui « se dit », alors, au contraire: oui, c’est inconsciemment que la vérité se dit ou mieux encore se révèle, se manifeste. Il faut prendre cette dernière formulation au pied de la lettre: la vérité se dit dans une parole qui se déprend d’elle-même, se déprend du souci de son identité sociale, nominale, personnelle.

                        Même si  l’inconscient dont ils parlent n’est pas du tout le même, Freud et Nietzsche décrivent sans conteste des thèses, des perspectives qui renouvellent complètement la façon d’aborder le sujet donné. Pourquoi?  Parce que l’un comme l’autre invoquent des éléments à la lumière desquelles la conscience elle-même nous apparaît moins comme ce qui révèle la vérité ou ce qui produit en nous une volonté de vérité que ce qui en cache une autre, à savoir la vérité des désirs et souvenirs refoulés pour Freud, un instinct de survie pour Nietzsche. Contre toute attente (et contre Hegel), la conscience est vitale, elle désigne le reliquat d’une communication (partager et rendre commun) rendue nécessaire par la faiblesse naturelle propre à l’homme.  Cela signifie que prendre conscience n’est pas du tout une sorte d’entreprise visant à amener à la lumière une vérité cachée, mais un réflexe conditionné né de notre immersion quasi perpétuelle avec nos semblables. Quelque chose d’une forme d’utilité vitale, d’instinct de survie, de nécessité quasi première « de ne pas voir les choses telles qu’elle sont » s’impose à l’être humain, en tant qu’il a besoin, parce qu’il se définit lui-même comme l’une des espèces les plus menacées du règne animal, de dénaturer la vie, de la banaliser, de se constituer comme une profession de foi, comme une pétition de principe dont sa survie dépend, de déformer la vérité, de créer de toutes pièces une vérité consciente, voulue, dite, construite, en tout cas exactement le contraire d’une vérité révélée, d’une vérité pure qui s‘imposerait elle-même de l’actualité d’en être une.

Par conséquent, que ce soit pour Freud ou pour Nietzsche, la conscience apparaît comme la limite à partir de laquelle une vérité « convenable », humanisante au sens de sociale, susceptible de faire groupe apparaît et impose une conception collective, partageable mais finalement fausse parce que déformant une vérité plus vraie au sens de première, donnée, « pure », originelle. A partir de là, les deux auteurs se séparent et empruntent deux voies différentes. Pour Freud, cette vérité de l’inconscient doit bel et bien être admise, comprise et à certains égards acceptée, révélée, mais aucunement « suivie » ou pratiquée. Il ne peut pas ne pas exister de refoulement, de sur-moi, de censure. Il n’est aucunement dans la visée d’un psychanalyste de détruire la censure, mais seulement et occasionnellement de la tromper lorsque son oeuvre de barrage conduit le moi de la personne à se méprendre excessivement sur soi, à se mentir trop gravement à soi-même. Il n’est aucunement question pour les êtres humains de laisser l’océan du ça détruit les digues du « je », envahir les terres désormais cultivables gagnées sur la mer d’un désir aveugle et dément. 

Que nous propose Nietzsche, au contraire? D’activer comme il a été vu cette conscience généalogique de la conscience morale, autrement dit d’aller dans le sens de cette déformation imposée aux hommes au nom de leur survie collective. L’Humain est finalement congénitalement une espèce menacée mais dont le développement s’est finalement peu à peu  et durablement transformé dans une certaine habileté à inverser la menace de telle sorte que finalement cette faiblesse qui le caractérise devienne une arme. L’intellect humain s’est dés lors vu assigner une place dans laquelle les forces de la vie s’inversent contre-elles-mêmes, donnant lieu (« commun ») à un être profondément non vivant (nous serions presque tentés de dire étymologiquement « anti-biotique »).  Pour Nietzsche, nous voyons dans certaines religions, en particulier, la religion chrétienne, s’exercer de telles forces négatrices de vie, visant sans cesse à faire honte à l’être humain de l’exercice de sa puissance de vie, de sa volonté de puissance. Il convient donc plutôt d’être conscient de la conscience même, c’est-à-dire de développer cette conscience née de l’exigence de survie mais de la poser plus loin qu’elle pour affûter notre regard de telle sorte que nous puissions nous pressentir tels que nous sommes.

En effet, si nous faisions machine arrière pour détruire un à un tous les acquis sociaux, légaux, juridiques de la conscience, nous reviendrions à un règne naturel qui nous a dés l’abord condamné à disparaître (l’humanité est l’espèce menacée par excellence), mais si nous ne faisons rien, nous dérivons vers un animal de moins en moins vivant, créateur, vers un animal dénaturé, vers « le dernier des hommes »,  une sorte d’avatar humain dont les appétits se sont banalisés, abâtardis dans la consommation et la pensée de masse, vers une « Hanounanisation » des consciences diffusant, via des « talk-shows » consternants, ce qu’il est bon de penser, de ne pas penser, de juger, de dire, etc. (Le triomphe des « moi je pense que.. » qui ne pensent en vérité rien du tout). En fait la « solution » de Nietzsche, ici comme dans toute sa philosophie, c’est l’Eternel retour: il nous faut extra-territorialiser notre conscience jusqu’à saisir l’innocence du devenir. Le cycle est la structure des évènements, la dynamique même de leur effectivité. Le choses ne sont qu’en fonction d’elles-même, à cette seule fin d’être elles-mêmes, telles qu’elles sont effectivement. Rien donc ne se passe au nom en vue d’une autre visée ou en fonction d’une autre raison d’être que celle de « se passer ». Mais moi qui suis pris dans cette innocence du devenir, puis-je en devenir conscient? Puis-je en saisir la vérité, comme si je la voyais oeuvrer là, devant moi? 

Et qui d’autre que moi le pourrait, puisque justement j’y suis plus qu’aucun autre impliqué au sens étymologique de « pris dans les plis de… »? « Comme il faudrait que tu t’aimes toi-même et que tu aimes la vie pour répondre: « jamais je n’ai entendu de parole aussi divine (que celle de l’éternel retour). » Il existe une forme de conscience supérieure sous l’impulsion de laquelle l’être humain peut cesser de maîtriser le temps (chronos) pour saisir sa vérité (aiôn), c’est-à-dire pour saisir la vérité à l’intérieur de laquelle il lui est donné d’être. Saisir ce qui est et ce qu’il est lui en train de devenir ne font alors plus qu’un et c’est bien de vérité dont il est question ici mais d’une vérité révélée, d’une vérité dont on ne se fait plus du tout l’orchestrateur mais le « fait », le « produit », le résultat, le réalisateur mais au sens de vérité découverte mais non construite ou artificialisée. En d’autres termes, il est possible pour l’être humain de se rendre attentif à la vérité qu’il est en train de devenir non pas parce qu’il l’aurait décidé, non pas parce qu’il serait le moteur de ce devenir mais justement parce qu’il ne l’est pas. Dire la vérité en ce sens, c’est donner lieu à la vérité de s’inscrire dans ma parole, dans la libération de mes capacités d’expression, dans ce qui ne cesse de s’effectuer dans la vie et dans la mienne à savoir l’éternel retour de la volonté de puissance. 

 


                Ma conscience peut-elle se dynamiser elle-même, se libérer suffisamment d’elle-même pour accomplir ce mouvement de se réaliser elle-même, comme produite elle-même au coeur d’un processus? L’effort généalogique de ma conscience à l’égard de ma conscience révèle cette origine menacée, cette nécessité organique de la survie. Mais précisément cela signifie donc que ma conscience, contre toute attente, recèle une exigence organique et qu’à ce titre , elle est donc porteuse d’une volonté de puissance qui dépasse largement du cadre vital.

Nous nous rapprochons ici d’une dimension fondamentale de la philosophie nietzschéenne, soit une sorte de dimension « sacrificielle » de la réalisation de l’éternel retour mais sans aucune connotation morale ou religieuse. Il y a une radicale gratuité dans tout cela. Il nous faut dire oui à une logique des évènements qui n’a pas de sens, ou du moins pas d’autre sens que celui de s’effectuer gratuitement dans les évènements qui « sont ». Il nous faut nous « sacrifier » à cette logique et cela signifie bien « aimer cette vie quoi qu’il nous en coûte » , non pas parce que ce serait bien ou agréable ou digne mais parce que c’est comme ça! Ce que nous touchons du doigt alors c’est vraiment « l’instinct de vérité » au sens le plus pur, le plus effectif possible mais aussi le moins humain possible. On ne dit filament la vérité des hommes que malgré eux, c’est-à-dire qu’à la condition d’avoir fait sortir la vérité de qu’il était préférable, ou humainement nécessaire   de concevoir. C’est sans conteste avec Nietzsche qu’il nous est donné de réaliser tout ce que cette notion implique de désanthropocentrisme. 


De la même façon que nous devons exercer une conscience de la conscience, il nous faut effectuer une recherche de la vérité de la notion de vérité elle-même. Pour bien comprendre la démarche Nietzschéenne, on pourrait la situer par rapport à ce raisonnement totalement pervers suivant lequel de nombreux êtres humains sont convaincus que les animaux ne sont pas intelligents, voire lorsque nous laissons aller à perler d’animaux plus intelligents que d’autres. Nous définissons l’intelligence en suivant des critères humains, puis nous l’appliquons dans la faune en nous donnant le droit de déterminer en fonction de normes dont nous faisons semblant de ne pas réaliser qu’elles sont humaines ce qu’est un animal intelligent. A ce titre, par exemple, open pourrait croire qu’un chien est plus intelligent qu’un loup, mais évidemment cette proposition ne s’appuie finalement qu sur le fait que le chien est un loup domestiqué, donc dressé au gré de principes humains. 

De la même façon, nous définissons finalement comme vrai ce qui correspond à une définition humaine de la vérité, comme l’universalité notamment. Quand nous affirmons que ne peut être vrai que ce qui est reconnu par tout homme en tout temps et en tout lieu , cela signifie que la vérité est ce qui ne peut que mettre les humains d’accord entre eux.  2+2= 4 : c’est vrai, mais seulement à condition que les humains admettent que 2=2 que 4=4. Quoi de plus évident? Mais quoi de plus discutable en fait? Qu’il y ait des chiffres dans la réalité pose tout de même question. Nul doute qu’il existe bel et bien des variables d’une seule et même force. Il fait plus ou moins chaud, par exemple mais que l’on puisse rendre les variations de cette force par des chiffres n’est pas du tout évident, parce qu’il n’est pas du tout certain que la chaleur passe de moins à plus en passant de 1 à 2 ou de 3 à 4. C’est une interprétation, c’est une façon de restituer une nuance, de la rendre compréhensible aux hommes et c’est tout. Quiconque réalise cela comprend exactement cette phrase de Nietzsche: « S’il ne veut pas se contenter de la vérité sous la forme d’une tautologie, c’est-à-dire d’enveloppes vides, il ne cessera de troquer des illusions pour des vérités. » 

Une fois que les êtres humains admettent que 2, 3 ou 4 existent (et on ne peut que l’admettre), ils peuvent se livrer à une incroyable multiplicité de calculs qu’ils peuvent considérer comme  « vrais » (au sens 1) mais en fin de compte, ces calculs aussi profonds et poussés soient-ils sont des tautologies. Oui, si j’admets que les variables de la natures sont comptables, quantifiables, alors on peut calculer. Si l’on peut quantifier, il y a des quantités, s’il y a des nombre, on peut dénombrer, et ainsi de suite.

La vérité est que le rapport entre des chiffres est une métaphore du rapport entre des intensités variables. Mais qu’est-ce qu’une métaphore? Une figure de style qui dans une langue désigne une chose par une autre qui lui ressemble ou qui partage avec elle une qualité essentielle. Dire par exemple qu’Emmanuel Macron est à la tête de l’état français est une métaphore que s’appuie sur le fait que la tête est la partie supérieure du corps comme le président de la république occupe la fonction supérieure de l’état français. Le critère de justification d’une métaphore est l’analogie, c’est-à-dire le « comme ». La tête est le sommet du corps comme Macron est le sommet de l’état français, mais chacun perçoit dés lors qu’une analogie n’est pas du tout une réduction au même. La tête ne gouverne pas le corps comme un président élu gouverne un état. Ce principe de légitimité de la métaphore donne arbitrairement à une relation de pure semblance une fonction d’équivalence. Ça ressemble mais superficiellement. Les calculs que nous utilisons pour restituer voire prévoir des mouvements ou des variations naturelles ressemblent à la nature mais ne peuvent en aucune façon être considérés comme la vérité de la nature. Quand Galilée dit que la nature est écrite en langage mathématique ou qu’elle a été codée par Dieu en langage mathématique, il commet une erreur. Il serait peut-être plus juste de considérer que nous pouvons l’interpréter comme tel.


Il nous faut faire droit à la métaphore comme revêtant une importance capitale dans l’intelligence humaine de la réalité, dans le parti pris par l’être humain de faire prévaloir l’accord entre les hommes  qui se parlent sur l’authenticité de la chose dont ils parlent. 

Notre conscience est née de la nécessité d’échanger des signes entre êtres humains pour faire groupe et compenser ainsi la faiblesse structurelle de notre être individuel. Ces signes sont des mots et ces mots sont des métaphores de la réalité qu’ils désignent. C’est là l’ambiguïté fondamentale de la métaphore qui n’est pas tant une figure de style qui s’active dans une langue que celle là même par quoi la langue « est ». C’est métaphoriquement que le mot « pierre » vaut pour la chose « pierre » et une fois la métaphore acceptée, on peut dire toutes les vérités que l’on veut à partir de ce décrochage métaphorique fondamental et premier, alors que le mot pierre n’a aucun rapport avec la réalité physique de la pierre.

« Qu’est-ce qu’un mot? Demande Nietzsche, la transposition en sons d’une excitation nerveuse, mais conclure d’une excitation de nerfs à une cause extérieure à nous, c’’t déjà le résultat d’une application erronée et injustifiée du principe de raison. Si la vérité avait été seule déterminante dans la genèse du langage, si le point de vue de la certitude l’avait été dans la formation des désignations, comment pourrions-nous dire: la pierre est dure, comme si la signification de « dur » nous était déjà connue et pas simplement comme excitation toute subjective? » 

Je perçois une piqure et j’affirme: « une aiguille m’a piqué ». Pour tout un chacun j’ai dit là la vérité, alors qu’en réalité cette proposition correspond à une double métaphorisation d’une excitation nerveuse, donc à deux déplacements, celui de l’excitation à l’image de l’aiguille, puis celui de l’image au mot « aiguille ». Or ces deux assimilations sont arbitraires. Car que s’est-il réellement passé? Un ressenti de piqure, lequel peut même après tout s’être effectué par auto-suggestion comme un rêve de piqure. De ce que la sensation de piqure se soit produite il ne s’ensuit pas qu’une aiguille existe. A supposé même qu’elle existe, que le mot « aiguille » lui corresponde pose également quantité de problèmes parce que cela ne peut pas être l’aiguille en elle même qui m’a piqué, mais un certain type d’aiguille qui m’a piqué d’une certaine façon à une certaine profondeur d’épiderme, etc:


« Une excitation nerveuse d’abord transformée en une image! Première métaphore. L’image de nouveau transformée en son! Deuxième métaphore. Chaque fois saut complet d’une sphère dans une autre, toute différente et toute nouvelle. On peut se représenter  quelqu’un qui serait sourd et n’aurait jamais eu une perception du son et de la musique: de même qu’il s’étonnera , par exemple, des figures sonores de Chladni qui se forment sur le sable, il trouvera leur cause dans la vibration des corps et jurera ensuite qu’il sait nécessairement ce que les hommes appellent un son, comme lui, nous nous comportons tous ainsi à l’égard du langage. »

L’image proposée ici par Nietzsche est très claire: les figures de Chladni désigne le résultat d’un coup d’archet qui s’effectue sur une plaque couverte de sable. Les vibrations font bouger et retomber le sable d’une certaine façon qui correspond à la tonalité vibratoire de la note. Une personne sourde voyant ainsi se dessiner ces figures pourraient croire savoir ce qu’est un son alors même qu’elle a simplement vu l’effet visuel provoqué par le son. C’est le même genre d’approximation qui nous fait croire à la vérité de l’énoncé « la pierre est dure ».  Si j’admets que tous les minéraux se ramènent tous à un vocable que serait le nom « pierre » et que telle sensation de solidité se ramène à un énoncé objectif que l’on choisirait d’appeler « dureté », alors là, oui: la pierre est dure mais encore faut il que j’ai opéré un fallacieux rapprochement entre la réalité brute de telle donnée et le mot pierre, tout comme le sourd croira à l’assimilation d’une vision à une audition, alors même que ce n’est pas la même chose. Et puis surtout: qui pourrait ignorer qu’il y a une forme de pléonasme, de tautologie dans cet énoncé? Ce que nous appelons vérité n’est que l’effet de redite, de pure auto-validation d’un système d’interprétation du réel à lui-même sans qu’a aucun moment quelque chose de la vérité d’une réalité pure, donnée ait été approchée. 

  

Nous comprenons maintenant précisément ce que veut dire le philosophe quand il écrit: « Qu’est-ce donc que la vérité? Une foule de métaphores, de métonymies, d’anthropomorphismes; bref une somme de rapports d’ordres humains qui ont été relevés, transposés et ornés de manière poétique et rhétorique, et qui, après un long usage, semblant établis, canoniques et contraignants  à tel peuple: les vérités sont des illusions dont on a oublié qu’elles le sont, des métaphores qui sont usées et dépourvues de force sensible, des monnaies dont l’effigie est effacée, et qui ne valent plus que leur poids de métal perdant leur statut monétaire. »

Quel est l’apport de Nietzsche par rapport à cette question? D’en secouer littéralement les termes essentiels en nous faisant réaliser qu’il y a une conscience derrière cette conscience (collectivisante et grégaire) ainsi qu’une vérité sous la vérité (métaphorisante). C’est inconsciemment que se dit la vérité d’une parole qui croit en dire ou en approcher une. Tout être humain qui dit que « la pierre est dure » croit dire une vérité mais se trompe car il n’avance qu’un pléonasme en vérité, qu’une tautologie linguistique, que des concepts qui se donnent raison d’être concepts en s’appuyant mutuellement. Il n’existe en vérité pas davantage de « pierre » que « de dureté ». 

Mais quiconque perçoit le peu de vérité de ces énoncés qui se formulent pourtant dans la pleine conscience d’être vrais progressent bien quelque part et fait à sa manière oeuvre de vérité. C’est sur ce point que la notion de métaphore est ici aussi cruciale. Tout énoncé linguistique qui s’effectue dans la pleine et entière conscience de la place cruciale qu’occupe la fonction métaphorique dans tout énoncé de langue, en en faisant par là même un « cliché », croit en puissance dans cette connaissance du vrai.  Ce n’est pas que l’homme puisse user de moyens pour trouver la vérité mais exercer plutôt à l’égard de ces moyens un travail de lucidité, une forme d’ascèse, de dépouillement par le crible duquel ces moyens eux-mêmes lui apparaîtront comme porteurs d’une fausseté « déjouable « . En d’autres termes, étant entendu que nous consistons comme la nature elle-même (« la nature aime à se cacher » - Héraclite) dans une espèce structurellement métaphorique, le seul effort de vérité concevable, celui-là même qui se révèle à lui-même comme porteur d’un instinct, consiste à jouer de cette pulsion métaphorique par la pratique artistique plutôt qu’à la prendre au sérieux. Nous pouvons donc consciemment faire advenir la vérité par la poésie, la peinture, la musique, le cinéma mais à cette condition de ne pas se laisser piéger par l’esprit de sérieux qui oeuvre dans l‘usage inconscient de la métaphorisation qui oeuvre en tout énoncé. Puisque toute parole dite est métaphorisation et puisque toute métaphore est déviation, la vérité consiste à jouer de ce qui nous joue en n’investissant jamais la parole dite de la prétention de dire la vérité de ce qui est tel qu’il est. 


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