lundi 7 novembre 2022

Terminale HLP - Les métamorphoses du moi (1)

 




Introduction: 

Nous nous sommes toutes et tous retrouvés en situation d’avoir à montrer notre carte d’identité pour une procédure officielle. Cette carte contient des renseignements que l’on peut considérer comme élémentaires ou basiques: notre nationalité, notre nom, notre prénom, notre sexe, notre taille, notre date et lieu de naissance, notre photo et puis un numéro. L’effet d’évidence à soi, ou en d’autres termes, la conscience que nous avons d’exister ne suffit pas à poser notre existence comme un fait reconnu institutionnellement. De multiples démarches administratives, commerciales, sont impossibles sans cette carte qui manifeste clairement, définitivement que notre présence a été enregistrée par la mairie du lieu où nous habitons.  

Nous vivons dans le ressenti de notre existence. Mais qu’est-ce que cela signifie en réalité? « Un » corps se trouve prés d’un feu de bois et « il y a » de la chaleur. Puis-je en déduire que j’existe en tant que moi, simplement parce qu’il se trouve que cette chaleur est mienne? Qu’elle affecte mon corps? Parce que je dis que j’ai chaud? Est-ce parce qu’il y a des sensations que j’existe ou bien parce que je suis « moi » que j’enregistre physiquement que cette chaleur est « mienne »? Ne serait-ce pas toujours « à l’occasion des sensations » que j’éprouve quelque chose comme étant « moi »? Je pars du principe qu’il y a en-deçà de toutes ces impressions « un moi », mais, en réalité, dés lors qu’il s’agit de percevoir en soi, ce moi, indépendamment de toute sensation, qu’est-ce que je ressens en réalité? 

On pourrait dire que je suis cet être pour lequel le moi est en question. Nous partons du principe que nous avons un « moi », c’est-à-dire un substrat, une identité immuable qui, « quand même », demeure là, identique à elle-même, malgré les changements d’états qui se succèdent continuellement les uns aux autres. 

Pourtant nous avons toutes et tous vécu (il faut l’espérer) ces expériences sidérantes au fil desquels nous ne nous reconnaissons pas, nous nous révélons à nous-mêmes comme une personne étrangère, dans une situation nouvelle, comme si cet instant recelait l’insoupçonnable puissance de faire émerger de soi (?) Un visage autre, capable de s’adapter à de nouvelles circonstances. Tout simplement parce que la situation l’exige et qu’être soi en réalité signifierait « être ce que la situation exige », « l’homme de la situation », comme on dit. 

Nous possédons donc une carte d’identité grâce à laquelle nous sommes enregistrés et identifiés comme étant la même personne, portant le même nom et ayant à répondre d’actes assignables à notre « moi » devant les institutions. Mais ce papier qui finalement n’a de valeur que symbolique ne semble pas rendre compte de la dynamique mutante d’une existence qui ne cesse de s’extérioriser, de déborder d’elle-même, de se stupéfier elle même à la faveur d’expériences inattendues. La question se pose donc de savoir dans quelle mesure ce présupposé d’un moi identique, d’un moi « même » ne serait pas exclusivement le produit d’un processus social, d’une convention requise par un appareil d’état, par une autorité soucieuse d’établir les responsabilités de chacun et par conséquent de déterminer des « moi » assignables à ces « chacun ». Est-ce exclusivement par convention sociale que nous entretenons la croyance d’être soi-même? Celle-ci ne s’appuierait-elle pas sur un autre support susceptible de l’investir d’un autre statut que celui d’une simple croyance? La croyance au moi peut-elle se réduire à l’effet de surface de cette officialisation par la carte d’identité de notre appartenance à un état, à une nation, de notre désignation par un nom propre? 

Finalement la question peut se poser dans les termes mêmes déjà évoqués du concept inventé par Jung de « la persona »: ce terme désigne la personne pour laquelle nous souhaitons être pris par notre entourage familial, professionnel, social. C’est un masque et Jung insiste sur la nécessité de faire clairement la distinction entre celle ou celui que l’on est et la persona qui définit finalement le rôle que l’on doit assumer pour être intégré, admis au sein de la société. Il est tentant pour le moi de se prendre pour la persona, ce qui revient finalement à être tel que les autres veulent que l’on soit, à jouer un partition déjà écrite, déjà efficiente dans la nature même des rapports que l’on noue avec Autrui. 

Mais s’agit-il vraiment d’une tentation? Ne serait-ce pas plutôt une parfaite identité de nature qui relie la persona et l’identité? Carl Jung semble convaincu qu’il existe nécessairement une authenticité capable de déjouer les effets pervers d’assimilation à la persona en maintenant fermement la distinction entre « le moi que l’on est pour soi » et « celui que l’on est pour les autres ». Mais la question se pose néanmoins: la persona est-elle un jeu (je ?) orchestré en toute maîtrise par un moi authentique qui, pour reprendre les termes de la devise de Descartes, « s’avance masqué », ou bien une modalité d’identification qui finalement englobe en son sein la notion même d’identité auquel cas l’idée même d’avoir un moi, d’en être un serait illusoire, conventionnelle, dictée par « les convenances »? 


1) L’idée faussement « reçue » d’être soi « même » 


Imaginons que nous soyons mis en demeure de prouver l’existence de notre moi, autrement qu’en exhibant notre carte d’identité, laquelle finalement ne fait que nous situer comme l’un d’un ensemble, comme ayant un nom. Tout ce que je vis m’est rapporté à moi-même par l’existence sous-entendue d’un « je »: je marche, j’ai faim, j’ai froid, etc. C’est l’utilisation de la première personne du singulier. Quoi que je vive, que je ressente, je me le rapporte à moi-même comme étant à la fois celui qui le vit et celui auquel je fais ce rapport. Je suis donc à la fois le sujet de l’expérience décrite, le sujet qui la décrit et le destinataire auquel je confie ce témoignage. Mais cela fait finalement trois instances que l’on pourrait définir comme 1) l’acteur 2) le rapporteur 3) le destinataire de ce rapport. 

Nous mesurons ainsi à quel point cela ne va pas de soi « d’être soi » puisque c’est exactement dans le rapport établi entre ces instances que se trouve ratifiée l’existence d’une unité du moi. Que je sois moi, c’est ce que je ne cesse de m’attester à moi-même par le biais de cette procédure de rapport incessant au fil duquel un espion épie les gestes, les sensations, les pensées d’un individu pour les transmettre à un obscur récepteur qui se trouve être à la fois le surveillant, le surveillé et l’ordonnateur de cette surveillance.

Quelque chose ici peut se concevoir comme en écho à une toile très célèbre du peintre espagnol Velasquez « les Ménines », qui signifient: « les suivantes » (1656) décrivant la cour du roi Philippe IV. Le spectateur de la toile se trouve placé en situation d’être le roi lui-même, tel qu’il s’aperçoit dans un miroir positionné en arrière plan. Le peintre joue le rôle de rapporteur, de surveillant grâce auquel celui qui est vu ou surveillé, à savoir le roi est peint et verra la toile telle qu’elle sera comme le reflet du miroir lui en offre un avant goût avec son épouse Marie Anne d’Autriche. 


L’idée reçue d’être soi-même se trouve par l’entremise de ce tableau remplacée, contredite par l’idée construite d’un jeu de regards subtils au gré duquel quelque chose pointe de l’ordre d’une identité royale, étiquetée. Que le roi soit le roi, qu’il soit lui-même, c’est ce qui se fait par un jeu de convergence de regards et de reflets des surfaces miroitantes. Le philosophe Michel Foucault utilise cette toile pour insister sur la notion de « représentation ». Velasquez se peint lui-même en train de peindre un couple se voyant dans un miroir tout en étant l’objet de tous les regards des suivantes. L’être humain ne se contente pas de « venir au monde », de naître. Sa présence se construit dans un jeu de reconnaissance perpétuel au fil duquel il se voit représenté davantage qu’il ne jouit authentiquement de sa présence. Que le roi et la reine aient tous deux un « moi », c’est ce qui ne cesse de s’attester, de se transmettre, de circuler au gré des faisceaux de regards et de reflets efficients dans la toile. La présence des hommes c’est ce qui se tisse ici dans un réseau complexe d’intrications et de représentations d’un « moi » au sein d’un milieu qui est celui d’une « étiquette », d’un code.

Cela ne signifie pas simplement que l’on est cela même que l’on paraît aux yeux des autres mais plus subtilement que nos positionnements dans un espace et notamment les codes de proxémie qui se matérialisent dans les distances et les « vis-à-vis » constituent les cadres corsetés des modalités de représentation du moi du roi et de la reine. En d’autres termes, Velasquez n’est pas vraiment soucieux ici de nous faire épouser la position royale même si c’est bien ce que sa toile produit entre autres, mais plutôt de nous faire réaliser à quel point « être soi »  pour un roi, c’est être « à la croisée des regards ». Mais cela ne vient pas seulement de la position royale du couple, car l’effet de vérité que réalise la toile vient aussi du sentiment trouble et un peu consterné qu’il décrit en fait la possibilité qu’un moi consiste exclusivement dans un simple effet de convergence superficielle des regards. C’est comme si Velasquez avait pris à la lettre l’exactitude matérielle de ce que c’est qu’une toile, à savoir une surface peinte, et l’avait utilisée de façon à ce que le motif soit parfaitement conforme aux données propres à l’acte de peindre comme si la forme d’expression était la plus adéquate au fond de réalité décrite, comme si, de fait, le moi n’était qu’à peindre, comme l’étiquette royale n’était fondamentalement qu’affaire de peinture parce qu’effectivement tout ici n’est qu’une question de surfaces et d’apparences, de jeux de regards et de miroitements. Le moi en réalité c’est ce qui ne peut se voir qu’en peinture, comme le dit si justement l’expression contraire: «  ne pas pouvoir se voir en peinture. »


Nous entrons parfaitement dans cette toile, nous y entrons même beaucoup trop facilement , comme s’il suffisait pour être le roi, pour savoir ce que c’est qu’être le moi du roi, le corps du roi, de paraître, de regarder cette toile et de sentir sur « soi » fondre les regards de l’infante, des suivantes, du conseiller secret qui s’éclipse dans un cabinet vers lequel, en tant que roi, il faudra bien nous diriger. En fait pour être le moi du roi, il suffit d’être là mais ce "là" ne désigne pas du tout l’endroit d’une présence mais si l’on peut dire d’une re-présence, d'une co-présence, d’une présence attestée, vide d’épaisseur, d’un « paraître ». C’est cette re-présence que la toile représente, étant entendu qu’il n’y a vraiment rien d‘autre à en faire. 

Mais pour saisir tout ce que cette toile exprime, il faut en pressentir le vide. Se pourrait-il en effet qu’être soi ne soit que cela, que ces effets de pure persona, d’étiquette, d’apparat?  Se pourrait-il que l’existence d’un moi ne consiste que dans les effets produits par une surface peinte, comme s’il s’agissait par là de combler un vide, exactement comme dans ces réunions au cours desquelles sont rassemblés les dirigeants de plusieurs pays du monde  et dont les ornements, les effets solennels et pompeux de protocole essaient sans succès de dissimuler l’absence d’impact réel , effectif sur le monde. Les « sommets » de chefs d’états ne sont-ils pas en fait de très faible altitude au terme desquels sont entérinés des « résolutions » mais rarement des faits ? 


Dans une optique plus nettement philosophique, ce vide, cette absence de substance du moi définit clairement la position du philosophe écossais Hume:


« Il y a certains philosophes qui imaginent que nous avons à tout moment la conscience intime de ce que nous appelons notre moi ; que nous sentons son existence et sa continuité d'existence ; et que nous sommes certains, plus que par l'évidence d'une démonstration, de son identité et de sa simplicité parfaites. Pour ma part, quand je pénètre le plus intimement dans ce que j'appelle moi, je bute toujours sur une perception particulière ou sur une autre, de chaud ou de froid, de lumière ou d'ombre, d'amour ou de haine, de douleur ou de plaisir. Je ne peux jamais me saisir, moi, en aucun moment sans une perception et je ne peux rien observer que la perception. Quand mes perceptions sont écartées pour un temps, comme par un sommeil tranquille, aussi longtemps, je n'ai plus conscience de moi et on peut dire vraiment que je n'existe pas. Si toutes mes perceptions étaient supprimées par la mort et que je ne puisse ni penser ni sentir, ni voir, ni aimer, ni haïr après la dissolution de mon corps, je serais entièrement annihilé et je ne conçois pas ce qu'il faudrait de plus pour faire de moi un parfait néant. Si quelqu'un pense, après une réflexion sérieuse et impartiale, qu'il a, de lui-même, une connaissance différente, il me faut l'avouer, je ne peux raisonner plus longtemps avec lui. »

David Hume ( 1711 - 1776) , Traité de la nature humaine

Ce que cette toile illustre, c’est finalement le rôle déterminant des codes, des usages qui dans la cour établissent aussi clairement que superficiellement qui est qui, comme si apparaître là à ce moment, dans cette croisée de perspectives que sont les regards des suivantes suffisaient à établir de qui elles sont les suivantes et conséquemment qui est placé là. Il nous suffit de regarder la toile pour devenir, de fait, le roi, non pas tant parce que nous voyons ce que le couple royal voit mais plus encore parce que nous réalisons tout ce qui du fait d’être vu nous positionne en tant que couple royal. 

Comme c’est souvent le cas lorsque nous nous trouvons en présence d’une personne « qui en fait trop », naît alors le soupçon légitime que cette surdétermination de codages, ce surlignement de l’étiquette comble en réalité un vide, une défaillance. Ô combien faible faut-il que soit cette identité pour que finalement on surcharge de la sorte la position royale, pour qu’on la mette en « représentation ». Comme l’établit clairement le petit miroir dans lequel nous apercevons Philippe IV et Marie Anne d’Autriche, exister en tant que roi et reine ne se conçoit qu’en reflet.  C’est exactement comme si du regard du peintre à ce qu’il regarde en passant par ce qui se voit reflété, s’instaurait une forme de triangulation de l’espace en quête d’identité, mais précisément « l’évidence à soi » du moi du roi et de la reine, c’est exactement ce qui leur est refusé, ce qu’il leur impossible d’effectuer. Bien sûr, on peut alléguer que c’est justement parce qu’ils sont un couple royal que cette identité se résout en pur jeu d’apparences et de surfaces mais nous savons bien que ce jeu opère de la même façon en toute situation sociale et pour tout un chacun. Nous n’ignorons pas que vivre en société, c’est évoluer dans une épaisseur de codes et de décryptages sous le crible de laquelle il n’est pas évident qu’être soi puisse avoir un autre sens que simulé, empreint de paraître, de telle sorte qu’ « être » en soit radicalement détaché, interdit de séjour.


C’est la raison pour laquelle les thèses de Hume sur l’identité (thèses qui seront développées un siècle plus tard), à savoir qu’il n’y a pas de perception pure du moi sont à mettre en regard avec cette toile. Privés que nous sommes du sentiment de notre identité, de toute aperception du moi, nous sommes forcés de recourir à des protocoles afin de compenser ce vide, cet appel d’air créé par l’absence de moi. C’est bien aussi l’un des effets de la toile que de positionner le spectateur de telle sorte qu’il aspire les regards comme une tornade, ou comme un vortex, une sorte de trou noir dont la densité crée une sorte de phénomène d’attraction royale. De fait il n’est pas un seul personnage de la toile qui parce qu’il fixe le roi et la reine se fasse par là même exister tout comme le pantin suspendu à la ficelle du marionnettiste, laquelle ici consiste dans le rayon d’u regard aspirant à se voir reconnu, à prendre place dans l’aura du couple. Etre une suivante, c’est faire tenir sa vie à cela même que l’on suit, c’est la déterminer comme présence seconde à l’égard d’une présence supposée première, mais dont la primauté, en réalité est elle-même toute en représentation.


2) Du « je pense » au moi

On doit remarquer que Hume fait d’abord référence à « ces philosophes qui imaginent qu’ils ont à tout moment la conscience intime de ce que nous appelons notre moi. » C’est contre eux qu’il développe sa thèse. Mais qui sont-ils et sur quoi s’appuient-ils? Il est difficile de ne pas penser ici à Descartes et à ce raisonnement au terme duquel il affirme: 

« De sorte qu’après y avoir bien pensé, et avoir soigneusement examiné toutes choses, enfin il faut conclure, et tenir pour constant que cette proposition : Je suis, j’existe, est nécessairement vraie, toutes les fois que je la prononce ou que je la conçois en mon esprit. » 

René Descartes, Méditations métaphysiques (1641), Méditation seconde

Les « méditations métaphysiques » de René Descartes sont un livre qui a révolutionné la philosophie à son époque.  Jusqu’où pouvons-nous aller dans la recherche de propositions certaines? Le philosophe lui-même avoue se sentir capable, parce qu’il est parvenu à un âge de maturité philosophique de se lancer dans cette démarche. Il est question finalement de savoir si l’on peut trouver un argument contre le scepticisme, notamment de Montaigne, pour qui il est impossible de disposer d’une connaissance absolument certaine. Descartes choisit de pousser cette position jusqu’à son paroxysme en mettant au point une méthode: le doute hyperbolique. Puisque c’est une proposition certaine que nous cherchons et puisque, de fait, nous faisons effectivement l’expérience d’un doute constant sur le témoignage de nos sens, sur nos aptitudes à raisonner, sur l’existence même des choses extérieures, prenons le parti résolu de douter et vérifions si quelque chose résiste. 

La puissance des thèses développées dans cet ouvrage vient notamment de ce que Descartes s’y efforce de ne se créditer d’aucun présupposé, d’aucune idée reçue, d’aucune évidence qui viendrait du sens commun. Ainsi par exemple, la plupart des hommes ne remettent pas en question le témoignage de leur sens. J’écris sur une table, donc cette table existe. Mais que je sois bel et bien en train d‘écrire à cette table est douteux parce que je peux rêver que je le fais, sans pour autant le faire. C’est à ce niveau de remise en cause métaphysique qu’il faut situer cet ouvrage dans lequel Descartes porte le doute à un degré extrêmement élevé. 

Mais de fait il a raison: disposons tous vraiment d’un critère certain de distinction du rêve et de la réalité? Les méditations ont été écrite en 1641 et il faut avoir que Calderon a écrit en 1635 une pièce intitulée « la vie est un songe »  dans laquelle la véracité de notre conviction d’être dans la réalité est plus que questionnée. Descartes a vécu à une époque traversée par le baroque en littérature, en peinture, en sculpture et en musique. La remise en cause de nos témoignages accréditant une « réalité » constituait une donnée récurrente de ce mouvement littéraire (« l’illusion comique » de Corneille en 1636). 


Il est donc parfaitement dans son siècle dans le traitement de cette question même s’il l’aborde avec une rigueur qui n’a rien de théâtral. Or dans la 2e méditation, cette mise en cause atteint indiscutablement son apogée à cet instant: « Je suppose donc que toutes les choses que je vois sont fausses ; je me persuade que rien n’a jamais été de tout ce que ma mémoire remplie de mensonges me représente ; je pense n’avoir aucun sens ; je crois que le corps, la figure, l’étendue, le mouvement et le lieu ne sont que des fictions de mon esprit. Qu’est-ce donc qui pourra être estimé véritable ? Peut-être rien autre chose, sinon qu’il n’y a rien au monde de certain. »

Prendre le parti de douter avec sérieux et efficacité nous mène très loin et à vrai dire Descartes éprouve ce vertige métaphysique sous la puissance duquel il n’est finalement pas de certitude accessible. Rien ne s’oppose vraiment à l’idée selon laquelle ce tout dans lequel je pense vivre soit en fait un « rien », un néant. Mais à ce moment s’impose néanmoins une pensée: ne suis-je pas, moi, en train de penser ce « rien ». Ne faut-il pas que moi, au moins, qui pense que rien n’est, je sois? Même si c’est pour penser que rien n’existe, ne faut-il pas que cette pensée soit?

Avant cette interrogation, Descartes avait envisagé dans le déploiement de ce doute hyperbolique la possibilité d’un très puissant génie, d’une sorte de démiurge qui serait un farceur métaphysique et nous fait croire que nous existons alors que nous ne serions rien. Cela n’est ni plus ni moins que le synopsis du film Matrix que Descartes envisage ici à cette différence près qu’il n’évoque pas l’intelligence artificielle mais l’intelligence démiurgique d’une puissance écrasant la mienne.


Or, si cette puissance transcendante, comme celle de la matrice peut tout à fait être évoquée et admise en tant qu’elle me trompe dans tout ce qui a rapport aux sensations (ne serait-ce que parce qu’en effet, comme Matrix le prouve, on peut émettre des stimulations artificielles et les envoyer dans le système nerveux d’un être humain dont le cerveau décryptera ces signaux en croyant à la réalité correspondante), il est impossible que cette puissance trompe une pensée, non pas dans ce qu’elle lui fait penser, mais dans le fait qu’elle ait une pensée, qu’elle en soit Une. En d’autres termes, il est bien au pouvoir d’une matrice de me faire penser que je vis telle ou telle situation alors qu’en réalité je ne la vis pas, mais il n’est pas en son pouvoir de me faire croire que j’existe alors que je n’existe pas parce que même si j’étais convaincu que je ne suis rien, encore faudrait-il que je pense que je ne suis rien, et cette pensée « est ». Je peux donc bien penser sous l’influence de cette puissance que je ne suis rien, encore faut-il que je sois quelque chose pour penser que je ne suis rien et cela aucune puissance, aucune matrice n’y peut rien. 

Ce que Descartes découvre dans cette fameuse déduction (mais est-ce seulement une déduction ?), c’est que c’est dans l’acte de penser que se fonde la certitude de notre existence, laquelle se trouve être la première de toutes les certitudes, et pas du tout dans nos sensations. Nous pouvons bel et bien nous tromper dans tout ce que nous pensons. Nous pouvons être abusé(e)s dans tout ce que nous croyons vrai, il ne fait pourtant aucun doute que nous sommes, aussi abusés que nous soyons, parce que pour tromper une pensée dans tout ce qu’elle pense, encore faut-il prendre acte que cette pensée soit. On peut abuser une pensée sur ce qu’elle pense pas sur le fait qu’elle est, qu’elle existe, en tant que pensée. 

C’est la raison pour laquelle on se trompe complètement si l’on croit que n’importe quelle autre activité pourrait prouver cette existence car que je marche ou que j’écrive ou que j’ai chaud ou froid, il ne s’ensuit pas du tout que j’existe, parce que je peux être pris dans le rêve de marcher ou d’avoir chaud, mais de cela même que je sois en train de penser que j’ai chaud ou que je marche, il s‘ensuit nécessairement que j’existe. La certitude c’est d’être en tant que pensée que je l’ai, pas en tant que je suis un corps sensible.

 


« Mais, demande Descartes, qu’est-ce que je suis, moi, qui suis certain que je suis ? ». Quel est ce moi qui pointe à l’horizon ou à l’origine de cette certitude? La réponse de Descartes est « une chose qui pense ». Qu’est-ce donc qu’être un moi? C’est être « une chose qui pense » et cette conclusion et à situer avec le même degré de certitude que le raisonnement précédent, celui que l »on connaît tous le terme de cogito: « il faut conclure, et tenir pour constant que cette proposition: Je suis, j’existe, est nécessairement vraie, toutes les fois que je la prononce, ou que je la conçois en mon esprit ».

Finalement, on comprend parfaitement pourquoi Descartes et Hume s’opposent, à savoir parce que Hume cherchent une sensation du moi là même où selon Descartes il ne peut exister qu’une évidence de pensée. De ce que j’ai chaud, froid il ne s’ensuit pas que j’existe ni que mon moi soit mais de ceci que je pense avoir chaud ou froid il faut bien que je sois une chose qui pense même si ce froid ou cette chaleur sont fausses. Le moi en tant que substance en tant que « chose », et il faut bien noter que ce terme de chose finalement n’est pas remis en cause par Descartes, est à cherche du côté de la substance pensante, c’est-à-dire de la pensée en tant qu’elle accompagne mes sensations. Mais pour le philosophe écossais, puisque il ne saurait exister de pensées ni d’idées sans sensations, il va de soi que le moi est une idée sans fondement, qu’elle est une fiction.

Toute la question est donc de savoir si « cette chose qui pense » dont Descartes considère qu’elle est la substance même de tout moi, son substrat, c’est-à-dire cela même qui le constitue fondamentalement, structurellement, contredit vraiment la thèse de David Hume, si elle y résiste (puisque chronologiquement Descartes a écrit les méditations moins d’un siècle avant le traité de la nature humaine). 

« Qu'est-ce qu'une chose qui pense ? demande Descartes,  c'est une chose qui doute, qui entend, qui conçoit, qui affirme, qui nie, qui veut, qui ne veut pas , qui imagine aussi, et qui sent. Certes, ce n'est pas peu si toutes ces choses appartiennent à ma nature. Mais pourquoi n'y appartiendraient-elles pas? Ne suis-je pas celui-là même qui maintenant doute presque de tout, qui néanmoins entend et conçoit certaines choses , qui assure et affirme celles-là seules être véritables, qui nie toutes les autres, qui veut et désire d'en connaître davantage , qui ne veut pas être trompé, qui imagine beaucoup de choses , même quelquefois en dépit que j'en aie, et qui en sent aussi beaucoup, comme par l'entremise des organes du corps. Y a-t-il rien de tout cela qui ne soit aussi véritable qu'il est certain que je suis et que j'existe, quand même je dormirais toujours, et que celui qui m'a donné l'être se servirait de toute son industrie pour m'abuser ? Y a-t-il aussi aucun de ces attributs qui puisse être distingué de ma pensée, ou qu'on puisse dire être séparé de moi-même? Car il est de soi si évident que c'est moi qui doute, qui entends et qui désire, qu'il n'est pas ici besoin de rien ajouter pour l'expliquer.

 



Ce passage est crucial et suffit à répondre clairement « non » à la question posée. Descartes est très clair: penser cela veut dire aussi sentir. Cela signifie que c’est en tant que « chose qui pense » que j’ai des sensations. Mais qu’est-ce que cette substance pensante fait à la sensation? Il la revendique ou bien en d’autres termes, il la situe dans la sphère d’influence d’une chose pensante. Le passage de l’observation du fait qu’il y a une sensation à la revendication de cette sensation par un moi se fait « évidemment » , nécessairement parce qu’ « il est de soi si évident que c’est moi qui pense qui entends ou qui désire qu’il n’est pas besoin de rien ajouter pour l’expliquer. »

De ceci qu’il y ait en « moi » la pensée d’être telle ou telle personne, il ne s’ensuit pas que je sois cette personne mais il faut bien que je sois quelque chose puisque de fait cette pensée « est ». Ce qu’il y a donc c’est finalement un acte de penser et cet acte de penser sans aucun doute « est » mais ce que fait Descartes consciemment ou pas, c’est de relire cet acte de penser à un « moi », à une sorte de chose à laquelle il n'est pas possible selon lui de ne pas assigner cette pensée. Qu’il puisse exister un acte de penser sans sujet ou en d‘autres terme qu’il puisse exister un « penser » sans « je » et plus encore sans moi auquel se rattache ce « je » c’est ce que Descartes, aussi loin qu’il soit allé dans le doute hyperbolique, ne peut envisager.

C’est probablement la conséquence du début du raisonnement, à savoir la résolution de douter. Descartes est une volonté de douter. Il dit: «  je doute ». Puis il active dans ce doute lui-même toutes les puissances d’aliénation envisageables, au premier rang desquelles figurent finalement un malin génie. Puis il observe ce rapport entre penser et exister contre lequel même cette puissance là ne peut rien. Comme c’est un « je » qui a enclenché tout ce processus, il semble aller de soi que ce « je » fait aussi partie intégrante de ce qui lui résiste et donc que le moi soit compris dans ce qui s’affirme avec une certitude inébranlable. Mais que penser puisse s’exécuter « en soi », « sans sujet voulant », c’est pourtant bel et bien ce dont nous faisons l’expérience dans le rêve ou dans le lapsus ou bien encore dans ces pensées qui nous assaillent malgré nous et que l’on n’a aucunement voulues. 


Finalement l’idée qu’il y ait un moi et que ce moi soit une substance, ce n’est pas tant ce à quoi le raisonnement de Descartes parvient au terme d’une démarche mais cela même dont part le raisonnement en question, comme une forme de postulat métaphysique. Or un postulat n’est pas démontré. 


Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire